Aux limites de l’agriculture familiale, des formes patronales de production ?

Introduction

Jean-Michel Sourisseau

Les typologies d’exploitations agricoles visent à clarifier et expliciter une réalité complexe, à donner corps et parfois une existence politique à des catégories « invisibles »[47], ou encore à révéler et peser des processus de transformation, d’un état vers un autre, d’une forme de production vers une autre. L’agriculture familiale, dont la définition ne va pas sans ambiguïté ni présupposé idéologique et technique, est ainsi souvent caractérisée par rapport à ce qu’elle n’est pas, et en référence à des typologies dont les critères témoignent justement des ambiguïtés et présupposés. Ainsi, la catégorie agriculture familiale peut être délimitée : par sa superficie, la taille de son cheptel ou son niveau de capitalisation dans des typologies se référant à la structure d’exploitation ; par son chiffre d’affaires, sa productivité ou son revenu dans des typologies se référant à la performance technico-économique ; par son statut dans des typologies se référant au droit ; par son degré de spécialisation ou de dépendance à l’amont et à l’aval des filières dans des typologies se référant à l’insertion marchande et aux objectifs de production ; par son ancrage territorial ou ses liaisons intersectorielles dans des typologies se référant au local ; par la mobilisation d’une main-d’œuvre familiale dans des typologies se référant au travail, etc.

Les autres parties du livre nous montrent qu’une fois isolée l’agriculture familiale parmi d’autres formes de production se pose toujours la question de sa diversité, qui peut faire appel à d’autres typologies et à d’autres critères plus fins de différenciation. Mais les frontières séparant les idéaux types sont aussi très intéressantes à observer, pour interroger la pertinence des typologies, mais aussi pour capter et comprendre les transformations des formes familiales de production. Le choix de caractériser l’agriculture familiale par le non-recours à du salariat permanent, ce dernier étant le marqueur d’une première dissociation entre les sphères domestique et de production (Bélières et al., 2013), est fortement questionné par les trois études de cas qui suivent. De même, les choix de développement fondés sur l’amélioration de la productivité du travail par l’intensification de la production et la « professionnalisation » des structures de production – toujours dominants dans les préconisations des institutions internationales et des pays du Sud – engagent, finalement, à substituer aux familles des entreprises pilotées par les marchés. Ces visions et la trajectoire de transformation sous-jacente à ces choix sont aussi questionnées dans leurs limites sociales et environnementales par les situations présentées. Où se situe la limite entre exploitations familiales et exploitations patronales ? Quels sont les modes de passage de l’un à l’autre et la transformation est-elle unidirectionnelle ? En quoi la mobilisation du cadre SRL permet-elle de préciser les stratégies, alors même qu’elle est critiquée par sa difficulté à appréhender les dynamiques ?

Le cas de la frontière agricole indonésienne, historiquement dominée par l’agrobusiness du palmier à huile, témoigne d’une cohabitation complexe entre industrie, agriculture familiale vivrière dès lors résiduelle et exploitation familiale de palmier. L’examen de cette dernière forme de production, qui a récemment émergé, montre qu’elle n’est bien souvent qu’une étape vers la constitution d’une exploitation patronale conservant des traits familiaux mais reposant sur du salariat permanent, voire sur la délégation partielle ou totale des opérations de production. C’est le capital financier, familialement acquis grâce au salariat, qui est déclencheur du processus, en permettant l’achat de terre et de matériel. Les formes du capital social, mais aussi plus généralement des représentations qu’ont les acteurs de l’exercice de l’agriculture, sont influencées par les figures locales du capitalisme agraire. Plus encore, les relations entretenues par ce capitalisme avec ses ouvriers et avec les exploitations indépendantes, familiales et patronales, invitent à repenser nos catégories d’analyse. Elles questionnent la capacité du cadre SRL à lire les interactions entre acteurs de la production, de l’amont et de l’aval des filières, qui sont engagés dans des relations de complémentarité et de compétition dont l’intrication explique les transformations agricoles et rurales.

Dans la vallée du Taquari, au sud du Brésil, la force de l’action collective du mouvement coopératif et de ses liens avec l’industrie alimentaire de l’État du Rio Grande do Sul a permis l’émergence et la consolidation d’une agriculture patronale extrêmement intégrée au marché, mais conservant de solides bases familiales. Cette trajectoire de modernisation s’est appuyée sur les capacités d’adaptation des structures familiales, mais est largement expliquée par les capacités d’organisation de ces mêmes structures. La construction progressive d’un capital social, concrétisée par des universités, des représentations politiques et une densité institutionnelle dans laquelle continuent de s’inscrire les exploitations, draine des politiques publiques favorables et encadre la modernisation. Mais aujourd’hui, les limites environnementales et la dépendance (financière et technique) des exploitations envers l’agro-industrie questionnent la pérennité de cet assemblage. Un retour à plus d’autonomie et à une plus grande influence des logiques familiales, via l’agro-écologie ou des formes moins polluantes de diversification économique, n’est cependant pas observé, ce qui interroge sur la « dépendance au sentier » d’une modernisation institutionnellement ancrée à l’industrie.

Dans le cas de la pampa argentine, les auteurs questionnent la catégorie d’agriculture patronale et parlent d’entreprises familiales agricoles territorialisées. Ils observent le maintien d’une forme encore familiale de production qui, tout en adoptant les pratiques et techniques de l’agrobusiness, se démarque des pools industriels sans terre – nœuds de contrat connectés à la finance internationale – par un ancrage territorial déterminant dans leur construction stratégique. Leur filiation au chacareros, figure de la modernisation agricole pampéenne revendiquant la propriété foncière, les rapproche en partie des catégories actuellement promues d’agricultures familiales, notamment à travers la nature de leur capital social, leur mode de prise de décision et les stratégies mises en œuvre. Par contre, elles ont un comportement similaire au modèle de la firme en ce qui concerne leur insertion dans un modèle productif caractérisé par leurs pratiques agricoles concernant les grandes cultures, leurs orientations productives générales pour une grande part d’entre elles et une organisation du travail tertiarisée, même partiellement.

En empruntant aux deux idéaux types focalisant les débats de politique agricole, ces entreprises familiales territorialisées, malgré les perspectives analytiques et de développement qu’elles portent, sont peu visibles et pèsent peu dans le paysage institutionnel argentin.

Au final, tant pour comprendre les transformations agricoles que pour penser les modèles sociotechniques susceptibles de répondre aux défis du futur, ces trois études de cas nous invitent à porter une plus grande attention aux formes patronales de production et même à repenser cette catégorie. Définies par leur recours à de la main-d’œuvre salariée et par une disjonction partielle entre l’exploitation agricole et la famille, elles se distinguent cependant des firmes par la maîtrise familiale des capitaux et leur connexion avec l’agro-industrie. Aussi diverses que les formes familiales typiques, elles portent aussi une part de l’avenir de l’agriculture familiale.

Entre firmes et exploitations patronales, de petites plantations familiales éphémères en Indonésie

Stéphanie Barral

Les petites plantations familiales de palmier à huile n’ont émergé en Indonésie qu’à partir des années 1970, environ soixante ans après l’introduction de cette culture dans le pays par des compagnies de plantation occidentales. C’est pourquoi comprendre cette forme d’agriculture nécessite un retour sur l’histoire des grandes plantations indonésiennes, auxquelles ce chapitre montre que les petites plantations indépendantes peuvent être intimement liées.

Le modèle de la grande plantation coloniale est importé en Asie au xixe siècle. Dans les Indes néerlandaises qui préfigurent l’Indonésie contemporaine, la loi agraire de 1870, qui autorise les investissements privés dans l’agriculture, est le moteur de l’expansion de grandes plantations dans la cuulturegebeid, bande côtière colonisée par des planteurs européens et américains au nord de l’île de Sumatra. Ce n’est qu’en 1911 que le palmier à huile est introduit dans la colonie (Pelzer, 1978) et, jusque dans les années 1970, la production d’huile de palme reste confinée à cette cuulturgebeid.

Le développement des grandes plantations est intimement lié à l’organisation de mouvements de travailleurs : le recours aux migrations, organisées ou non, est un invariant de ce modèle de production implanté dans des régions peu peuplées où l’accès à la main-d’œuvre est un facteur limitant. Outre les aspects démographiques, cette pratique est fondée sur la considération qu’il est plus facile d’organiser le gouvernement des hommes en les transplantant dans un environnement inconnu (Breman, 1990).

Pendant le premier siècle de développement des grandes plantations dans le nord de Sumatra, le déplacement de centaines de milliers de Javanais a été organisé par les compagnies de plantation pour pourvoir leurs besoins en travail. Le contrôle du travail et de la vie privée était resserré et ne laissait que peu de place aux libertés individuelles. Jusqu’en 1979, toute initiative entrepreneuriale était refusée aux familles ouvrières pour qui il était donc interdit d’investir dans une petite activité productive ou commerciale afin de compléter leur salaire. Cette année-là, une réforme du régime des retraites a entraîné un changement majeur par rapport à cela, duquel découle la forme d’agriculture familiale présentée ici : alors qu’auparavant les ouvriers en âge de la retraite étaient pris en charge par les compagnies (logement et allocation financière mensuelle), le nouveau système, fondé sur le recours à un fonds de pension, est venu bouleverser ces pratiques. Dès lors, les ouvriers à la retraite, pour se voir verser l’ensemble des cotisations accumulées pendant leur vie active, doivent quitter la maison de plantation qu’ils habitent. Ceci implique l’achat d’une parcelle de terre et la construction d’un logement, pour lesquels l’allocation retraite est insuffisante. Les carrières des ouvriers de plantation sont donc maintenant marquées par la nécessité d’épargner et d’investir en prévision de leurs vieux jours, et ce d’autant plus qu’ils doivent aussi prendre des mesures pour se constituer un revenu régulier après leur période de vie active. Ce qui apparaît ici comme un démantèlement du système des retraites marque les trajectoires des familles ouvrières d’une vie au jour le jour au développement d’une vision stratégique anticipatrice du futur (Barral, 2012).

Pour y parvenir, les aspirations des ouvriers s’orientent vers l’accession à la propriété foncière. À la manière des analyses de Robert Castel en France avant l’émergence du régime de protection sociale à visée universelle (Castel, 1995), la propriété privée est la stratégie principale de constitution d’une sécurité individuelle.

En Indonésie, la décennie des années 1970 n’est pas seulement celle de la réforme du régime des retraites. Elle est aussi marquée par la volonté politique du gouvernement en place (celui du général Suharto, 1966-1998) de renforcer économiquement le pays par le développement des exportations. En matière d’agriculture, la production d’huile de palme est privilégiée ; pendant la première décennie, ce sont des grandes plantations étatiques qui sont mises en place. Ensuite, au vu de leurs maigres performances, ce sont les compagnies privées qui les remplacent pour le développement de grandes plantations, à partir des années 1980.

La recherche de doctorat sur laquelle est fondé ce chapitre montre comment les ouvriers de ces grandes plantations, mises en place à partir des années 1980 dans des régions forestières, accèdent à la propriété foncière après quelques années de travail. Les terres ainsi mises en valeur sont principalement dédiées à la production d’huile de palme (mais aussi dans certains cas à la culture de l’hévéa) et les ouvriers agricoles deviennent via le salariat de petits planteurs indépendants. Cumuler salaire et revenu de la terre leur permet d’augmenter progressivement le nombre d’hectares à leur actif. Rapidement, ils contractualisent des ouvriers agricoles pour effectuer l’ensemble des opérations techniques. Le caractère familial de ces exploitations n’est donc que ponctuel : si l’agriculture de firme permet le développement d’un front de petites plantations familiales, celles-ci revêtent après quelques années une forme patronale dont les mécanismes d’évolution sont analysés ici.

Il n’existe pas d’étude quantitative renseignant sur le poids démographique de ces petits planteurs, et la spécificité de ces exploitations, dont l’existence est limitée à quelques années, complique l’estimation de leur nombre ou des surfaces qu’elles représentent. Il est cependant possible d’effectuer un calcul approximatif du nombre d’ouvriers agricoles permanents employés dans les grandes plantations de palmier à huile en Indonésie.

Depuis les années 1980 et jusqu’à aujourd’hui encore, les surfaces de grandes plantations privées de palmier à huile ne cessent de croître, avec le soutien du gouvernement indonésien qui favorise l’accès aux terres vierges pour les compagnies. L’île de Sumatra est la principale cible dans les années 1980, associée à celle de Kalimantan à partir des années 1990 et de l’ensemble des îles couvertes de forêts à partir des années 2000 (la Papouasie, ou Irian Jaya, en étant la représentante principale). Les statistiques indonésiennes de 2012 dénombrent plus de cinq millions d’hectares de palmier à huile cultivés dans des grandes plantations (BPS, 2012). En considérant qu’une grande plantation embauche environ un ouvrier-récolteur pour dix hectares de plantations[48], il est possible d’estimer le nombre d’ouvriers agricoles permanents dans les plantations récentes de palmier en Indonésie à un demi-million de personnes.

Ce chapitre montre en deux temps comme ces ouvriers deviennent d’abord des ouvriers pluriactifs, propriétaires fonciers et planteurs indépendants, puis, dans un deuxième temps, comment les exploitations familiales se muent en exploitations patronales.

Les ouvriers-exploitants des plantations de palmier à huile

Les agricultures présentées ici, qu’il s’agisse des grandes plantations privées ou des formes familiales et patronales des petites plantations, sont des agricultures de front pionnier. Elles sont mises en place dans des régions où habitent des chasseurs-cueilleurs ou des populations pratiquant une agriculture itinérante sur brûlis, donc sur un précédent forestier, sur une jachère et, dans une moindre mesure, sur des terres de tourbière. Ainsi, le processus analysé s’entend au regard des principales caractéristiques des fronts pionniers : abondance des terres disponibles pour la mise en valeur agricole, fort degré d’attractivité de la région, flux de migration positif associé et faible mise en application des législations foncières en lien avec la présence limitée des autorités publiques localement qui permet l’accès au foncier par négociations directes avec les populations locales. La présence de firmes agricoles est le second facteur explicatif de ces agricultures.

Des systèmes de pluriactivité fondés sur la cellule familiale

L’unité familiale des petits planteurs indépendants est modelée par les politiques sociales et paternalistes[49] des firmes et apparaît fortement stéréotypée : elle comprend le père, ouvrier permanent d’une plantation, récolteur de régimes ou ouvrier d’usine, sa femme et un à trois enfants. Ils sont propriétaires d’une ou plusieurs parcelles d’une superficie inférieure ou égale à quatre hectares sur laquelle ils exploitent uniquement du palmier à huile.

La marque apposée par les compagnies sur l’organisation de la cellule familiale ouvrière est ancienne. Depuis les années 1930, les dirigeants organisent non plus la migration de jeunes travailleurs célibataires, mais celle de jeunes couples avec ou sans enfants, pour favoriser l’équilibre social dans les plantations (Stoler, 1985). Les hommes bénéficient du statut d’ouvrier permanent et perçoivent des aides en nature destinées à l’ensemble de leur famille. Cependant, les compagnies se font le relais de la politique de limitation des naissances définie et mise en place par le gouvernement dès 1968 (Blayo, 1984), en limitant les protections sociales paternalistes dont bénéficient les familles ouvrières aux trois premiers enfants. Les logements prévus pour les familles comprennent deux chambres ; la gratuité de l’éducation ou encore des soins médicaux est réservée aux trois premiers enfants ; les rations de riz qui composent le salaire sont proportionnelles à la taille de la famille dans la limite de cinq personnes. Associé à cela, les compagnies financent et hébergent des polycliniques qui facilitent l’accès à la contraception.

Les unités de production correspondent à cette échelle familiale, pour laquelle la pluriactivité est plus ou moins développée. Le niveau minimal en est le couplage simple entre salariat agricole et création et exploitation d’une plantation de palmier. Les familles ouvrières peuvent aussi s’investir dans d’autres activités économiques. Les petits commerces tenus au sein des habitations de plantation en sont la forme la plus répandue : épicerie principalement, mais aussi salon de coiffure ou de couture, stand de réparation et de nettoyage de motos, fabrication artisanale de balais à partir des feuilles de palmier ou encore location de consoles vidéo. Les femmes peuvent aussi travailler en tant qu’ouvrières intérimaires (payées à la journée et non au mois contrairement à leurs époux) pour compléter le revenu et faciliter l’épargne qui mène à la propriété foncière. Si la gestion de la plantation individuelle est le fait du chef de famille, l’ensemble des membres de la famille en âge de le faire est impliqué dans le fonctionnement des activités non agricoles. Par exemple, il arrive souvent de voir des enfants tenir l’épicerie familiale à la sortie du collège.

Accession à la propriété foncière et exploitation du palmier à huile

Les familles ouvrières connaissent des trajectoires d’ascension sociale forte par l’accession à la propriété foncière. Migrants ayant quitté leur village d’origine pour le travail salarié en plantation, leur objectif premier, en arrivant dans les plantations, est d’épargner pour rentrer au village après quelques années de travail, afin d’investir le fruit de leur épargne dans une activité agricole ou commerciale. Au fur et à mesure que se développe ce processus d’accès à la propriété foncière et que circule l’information à ce sujet, les nouveaux migrants arrivent avec le projet d’installation à plus long terme que les primo arrivants.

Les grandes plantations dans lesquelles les migrants sont recrutés sont situées dans des zones de forêt où vivent déjà des populations pratiquant une agriculture itinérante. Ces dernières sont généralement faiblement intégrées à l’économie de marché et à la société de consommation du pays. Les réactions de ces populations face à l’arrivée d’une plantation sont diverses : bien que les plus documentées et médiatisées soient centrées sur les conflits et négociations opposants habitants des forêts (via des ONG notamment) et dirigeants de plantation (voir Potter, 2008), il arrive aussi que les populations participent à l’entreprise capitaliste via le travail salarié permanent ou temporaire, ou encore qu’elles fuient les régions d’installation pour d’autres zones plus reculées (sources : entretiens de l’auteur). Dans ces deux cas, des échanges fonciers se mettent en place entre les populations locales et les migrants, en périphérie des plantations capitalistes.

Lors de l’enquête sur laquelle est fondée cette analyse, il est apparu que le marché foncier qui se crée alors ne présente pas la même fluidité dans toutes les régions étudiées. Dans le cas le plus prononcé, les populations locales n’avaient initialement pas conscience de la valeur marchande potentielle de leurs terres et les migrants, d’origine javanaise, étaient effrayés par les esprits des forêts. Les premiers échanges, timides, ont eu lieu sur le mode du troc ; quelques hectares contre une radio, puis contre une télé, puis contre une moto. Puis, plus tard, contre un mois de salaire. Ainsi émerge et se développe un marché foncier sur un pas de temps de deux à trois ans après l’arrivée des migrants venus travailler dans les plantations. Dans d’autres cas étudiés, les échanges ne sont pas aussi simples ; ils mettaient en évidence des situations où certains représentants de la coutume locale s’opposaient à la cession des terres aux étrangers ou encore ne l’acceptaient que dans le cas de mariages. Ceci n’était jamais respecté stricto sensu et, dans toutes les situations étudiées, le processus d’accession foncière sur lequel repose cette agriculture familiale de plantation était à l’œuvre. Certains membres des communautés forestières investissent eux aussi dans des plantations de palmier à huile via de l’épargne salariale, mais ils sont bien moins nombreux que les migrants. Ceci tient à deux raisons : les populations locales ne sont pas nombreuses et ne sont pas socialisées au travail salarié, donc moins enclines à s’engager dans le capitalisme de plantation.

Si les échanges de terre apparaissent facilement négociables pour le lecteur européen, ceci tient au fait que les législations foncières présentent un faible degré d’application en Indonésie. La tentative éphémère de création d’un Bureau de l’utilisation du sol (BPN, Badan Pertanahan Nasional) en 1947 en vue de réguler le développement régional et les échanges fonciers sur les îles extérieures a été un échec (Durand, 1994). D’autres lois sont votées plus tard, notamment le Peraturan Dasar Pokok-Pokok Agraria de 1960 qui vise à répartir les terres entre patrimoine privé et propriété de l’État et les lois de 1996 qui définissent précisément les droits fonciers (Levang et Buyse, 2007), mais la Banque mondiale affirme l’inefficacité du gouvernement indonésien à les appliquer : dans la fin des années 1990, seuls 17 millions de titres de propriété avaient été déclarés, sur un total de 55 millions de parcelles dans le pays (Heryany et Grant, 2004). Un autre rapport de 2011 confirme cette inefficacité, précisant que le secteur foncier est l’un des plus mal géré en Indonésie, et ce notamment du fait de l’incapacité des gouvernements locaux à appliquer les mesures qui découlent de leurs fonctions (World Bank, 2011a). Les enquêtes menées dans trois plantations montrent effectivement que les échanges fonciers entre populations locales et migrants ne sont pas médiatisés par des instances régulatrices publiques ; seul le conseil de la coutume locale apparaît parfois comme un tiers intervenant dans la régulation du foncier.

La propriété foncière n’est cependant qu’une première étape dans le développement de petites plantations individuelles. L’épargne salariale des familles ouvrières est d’abord utilisée pour acheter des terres et ensuite mobilisée pour défricher les parcelles acquises, et planter des palmiers (la forme des systèmes d’épargne est analysée dans la section suivante). La ressource que sont les semences de palmier à huile est, avec le foncier, un élément central de ces systèmes. Alors que les grandes plantations ont accès à des semences issues de variétés clonales sélectionnées, les possibilités et choix des ouvriers sont autres : leur connaissance du lien entre type de semence et performances agronomiques est souvent partielle ou, quand elle ne l’est pas, leur capacité financière à acquérir des semences sélectionnées peut être un facteur limitant. En général, les ouvriers permanents sont recrutés après l’installation des plantations (qui est réalisée à l’aide d’ouvriers temporaires, souvent des locaux qui sont habitués au travail en forêt) et n’assistent donc pas aux premières opérations de semis. En ce sens, ils n’ont généralement pas conscience que les semences ont une origine particulière. Cependant, ces aspects d’accès à la semence sont peu connus et nécessitent des recherches complémentaires.

Les opérations techniques de la culture du palmier à huile peuvent être limitées à un minimum : désherbage, récolte et livraison des régimes. Certains petits planteurs pratiquent des épandages d’engrais chimiques, bien que les premières années de production soient généralement dédiées à l’épargne en prévision d’une accumulation foncière plus importante. La connaissance des besoins de la plante étant limitée chez les ouvriers, les utilisations d’engrais sont irrégulières dans le temps, ce qui nuit à la production. Il n’existe pas de formes de mécanisation de la culture hormis l’épandage par hélicoptère qui est exclusivement le fait des grandes plantations.

Les régimes de palmier doivent être pressés rapidement après récolte (jusqu’à 48 h). Les ouvriers-planteurs livrent leur production à l’usine de la compagnie qui les emploie quand celle-ci est preneuse de régimes de moindre qualité ou à des « usines sans terre » qui appartiennent à des investisseurs spécialisés dans la première pression des régimes.

La gestion technique de la plantation relève de l’autorité du chef de famille. Sa connaissance de la culture du palmier et des réseaux de commercialisation découle de son statut de salarié permanent dans une grande plantation.

La trajectoire d’ascension sociale analysée ici concerne les ouvriers permanents, qui sont soit récolteurs soit ouvriers d’usine. L’enquête de terrain montre une grande homogénéité dans leurs parcours et une évolution des profils en fonction du temps (plus un ouvrier est recruté longtemps après la mise en place de la plantation, plus il doit épargner longtemps pour acheter de la terre). La grande ressemblance des trajectoires des premiers ouvriers s’explique par la grande homogénéité des profils des recrutés pendant les premières années de production (jeunes hommes, mariés, avec éventuellement des enfants en bas âge et dans une situation économique précaire) et par la disponibilité foncière. Ainsi, la première génération d’ouvrier accède très rapidement à la propriété foncière, alors que les ouvriers recrutés plus tard doivent épargner plus longtemps pour devenir exploitants.

Stratégies d’épargne collective au sein des communautés ouvrières

La pluriactivité et la disponibilité foncière ne sont pas les seuls éléments sur lesquels repose l’émergence de cette agriculture familiale. L’appartenance à une communauté ouvrière est aussi centrale dans les dynamiques observées, car elle structure l’insertion dans des réseaux d’épargne collective qui facilitent l’investissement foncier.

Le stade familial des plantations indépendantes observées ici correspond aux premières années d’épargne et d’accumulation des familles ouvrières. Pendant cette période, l’épargne est réalisée de manière collective, alors que nous verrons dans la partie suivante comment ces pratiques collectives évoluent en pratiques individuelles dans les plantations patronales. Les stratégies économiques des ouvriers reposent ainsi sur la constitution d’organisations informelles, fondées sur un principe de réciprocité et donc non capitalistes, dont la prise en compte dans l’analyse s’avère indispensable pour comprendre l’existence d’une agriculture familiale.

L’épargne collective est principalement organisée selon des « groupements rotatifs d’épargne et de crédit » (Rocheteau et Chen, 2001), plus connus sous l’appellation générique de « tontine ». Les deux formes les plus répandues sont les groupes de arisan et tarian dont les mécanismes sont très similaires. Les activités de tarian et de arisan sont menées par les femmes et rythmées par la distribution du salaire deux fois par mois. Les femmes des ouvriers se regroupent après la paie, par groupes d’une trentaine. Elles mettent en commun une cotisation financière du montant qu’elles souhaitent. Cette cotisation peut atteindre 20 % du salaire de leurs maris et s’élève généralement à 10 % du salaire. La présidente du tarian, du groupe d’épargne, note le montant de la cotisation de chacune. Tour à tour, chaque femme remporte l’ensemble des cotisations. Le cahier permet de savoir de combien chacune a participé, assurant ainsi la réciprocité exacte des échanges : si A a participé à l’enveloppe de B d’une cotisation de 200 000 IDR (roupies indonésiennes), B versera de même 200 000 IDR lorsque viendra le tour de A. Le roulement de ces groupes est de deux à trois ans, en fonction du nombre de personnes participant, et chaque famille reçoit l’équivalent de trois à cinq mois de salaire. Dans les premières années de développement de l’agriculture familiale en périphérie des grandes plantations, cette somme est largement suffisante pour acheter une parcelle de deux hectares, la défricher et la planter.

L’exploitation de petites plantations indépendantes apparaît donc intimement liée au statut d’ouvrier agricole du père de famille, mais aussi au rôle de la mère dans l’épargne et parfois dans la mise en œuvre d’une pluriactivité plus étendue. Le capital naturel (disponibilité du foncier), financier (épargne sur salaire) et social (insertion dans la firme et dans les systèmes d’épargne collective de la communauté ouvrière) est structurant dans les trajectoires de ces familles. Le capitalisme de plantation stimule l’émergence d’institutions non capitalistes qui conjointement sous-tendent les trajectoires des familles ouvrières. Leur analyse apparaît donc indispensable pour comprendre comment se combinent les systèmes d’activités mais aussi comment ces combinaisons évoluent. En effet, la capitalisation croissante des familles est associée à une minimisation du recours au capital social et une individualisation des pratiques d’épargne. Le passage d’une agriculture familiale à une agriculture patronale marque alors l’émergence de nouvelles stratégies des familles, illustrant comment la manière de mobiliser les capitaux articule la forme de l’exploitation agricole.

Transformation rapide du caractère familial en caractère patronal

Après quelques années de capitalisation, les ouvriers substituent une gestion par le salariat à la gestion familiale qui prévalait initialement lors de la plantation. Le nombre d’années pendant lequel la gestion familiale prime est spécifique de chaque région et grande plantation, et dépend de la dynamique de front pionnier : les montants de l’épargne salariale (qui dépendent des montants des salaires), la colonisation progressive des terres forestières et l’intensité des flux de migration qui alimentent les dynamiques pionnières déterminent les prix du foncier et du travail agricole. Dans les plantations étudiées, les ouvriers effectuent le travail pendant les trois années de non-production. Après une ou deux années de production, certains commencent à avoir recours à de la main-d’œuvre salariée ; d’autres privilégient l’épargne pour augmenter leur capital foncier. Au-delà de quatre hectares exploités, des travailleurs temporaires sont systématiquement embauchés.

L’analyse de cette évolution est ici présentée en trois points. Une première partie traite les aspects techniques et économiques sous-tendant ce phénomène. Une deuxième partie opère un lien entre les considérations économiques et le fonctionnement du marché du travail dans les fronts pionniers. Enfin, la troisième partie s’attache à caractériser les changements en termes de structuration du lien social au sein de la communauté ouvrière qui découlent de cette évolution.

Les performances économiques autorisent rapidement un recours au salariat

Rist et al. (2010) montrent comment les performances économiques de la culture du palmier supplantent celles des autres alternatives qui s’offrent à un propriétaire foncier. Retenons la comparaison entre le palmier et l’hévéa qui correspond à la situation des ouvriers de plantation. La productivité de la terre est presque le double pour le palmier (2 850 contre 1 550 $/ha par an), de même que pour la productivité du travail (48 contre 30 $/jour de travail).

Si ces chiffres éclairent l’engouement des ouvriers pour la culture du palmier, ils nécessitent d’être complétés par d’autres données pour comprendre l’évolution observée. Contrairement à la culture de l’hévéa qui implique une présence quotidienne dans les parcelles pour les saignées, le travail dans les plantations de palmier peut être concentré sur quelques jours par mois. En effet, le palmier à huile est une culture très peu intensive en travail et l’itinéraire technique peut être réduit à un minimum : récolte et désherbage, ce qui implique environ cinq jours de travail par mois et par hectare.

De plus, la forte productivité de la terre autorise le recours à de la main-d’œuvre salariée : l’enquête montre que la rémunération salariale d’une journée de travail équivaut, dans une estimation haute, à environ 10 % de la productivité du travail. Ceci signifie que, dans les petites plantations indépendantes patronales, sur 48 $ créés par journée de travail, moins de 5 $ sont alloués à la rémunération des ouvriers.

Ceci explique d’un point de vue économique l’évolution des exploitations familiales vers des formes patronales. En effet, les exploitations familiales sont très rentables et permettent rapidement de nouveaux investissements productifs. Les ouvriers, qui travaillent eux-mêmes 48 h par semaine dans une grande plantation, cherchent rapidement à se soulager de la charge de travail de leur propre plantation. Les bénéfices qu’ils dégagent de leurs plantations sont ensuite investis dans l’agrandissement de leur exploitation[50], dans la mise en œuvre d’autres activités économiques (achat-vente de régimes de palmier, ouverture d’un commerce, etc.) ou encore dans le capital humain de la famille (études universitaires pour les enfants).

La possibilité de se dégager de la charge de travail dans leur plantation et donc de transformation de l’exploitation familiale en exploitation patronale renvoie à une structuration particulière du marché du travail, propre aux fronts pionniers, ainsi qu’à des changements dans l’expression du lien social au sein des communautés ouvrières.

Abondance de travailleurs disponibles dans un contexte de front pionnier

Dans un contexte de colonisation foncière, les mouvements de migration, spontanés ou organisés, alimentent le marché du travail localement et donnent la possibilité aux ouvriers de grande plantation de contractualiser à leur tour des ouvriers pour effectuer le travail dans leur propre plantation. Il ne s’agit pas clairement d’un recours à des travailleurs permanents, parce que la charge de travail n’est souvent pas suffisante pour cela, mais plutôt des travailleurs temporaires payés à la journée. Le caractère patronal de ces exploitations ne réside donc pas dans le recours à des ouvriers permanents, mais à l’embauche régulière de travailleurs temporaires pour réaliser l’intégralité du travail au champ. On est ainsi dans un cas d’exploitation patronale sans recours à du salariat permanent, mais il y a recours structurel à une main-d’œuvre externe à la famille.

L’absence de formalisation juridique des relations de travail dans les petites entreprises ou exploitations en Indonésie a des conséquences directes sur le montant des salaires des ouvriers temporaires. Dans les fronts pionniers en voie de colonisation agricole, les besoins en main-d’œuvre augmentent régulièrement et les vagues de migrations ne sont pas toujours suffisantes pour les combler. Le déséquilibre entre l’offre et la demande en travail entraîne la valorisation des salaires comparativement au minimum provincial. De plus, dans un contexte où les compagnies créent des emplois régulièrement, les petits exploitants doivent se montrer compétitifs alors qu’ils ne fournissent aucune protection en sus du salaire. Les coûts de production supplémentaires liés au salariat sont donc déterminés par le marché du travail et donc, indirectement, la possibilité d’une exploitation familiale d’évoluer vers une forme patronale aussi. Dans les exploitations familiales, le travail repose sur un capital humain particulier. Le père de famille travaille dans une grande plantation, en tire un salaire, l’investit dans une parcelle sur laquelle il effectue ensuite les opérations techniques et la récolte en constitue l’élément central. La femme de l’ouvrier joue elle aussi un rôle déterminant dans l’exploitation puisque c’est elle qui rassemble l’épargne nécessaire pour investir. Dans les exploitations patronales, le capital humain est resserré sur la figure du père de famille. Il est en charge de mobiliser des ouvriers (et cette capacité dépend de son capital social), alors que la place de l’épargne décroît, ainsi que le rôle de la femme dans la gestion de l’exploitation.

Si le marché du travail est un facteur explicatif de la formation des salaires et du développement du salariat dans les petites exploitations, les relations de travail ne sont cependant pas entièrement marchandisées. Les embauches se font via des réseaux de connaissance et de solidarité, notamment au sein de la communauté ouvrière. Ceci entraîne des changements importants dans sa structuration.

Recomposition du lien social vers un individualisme croissant

Dans les grandes plantations, les ouvriers ne sont pas tous recrutés en même temps et les familles connaissent des trajectoires d’accumulation qui diffèrent les unes aux autres. Dans les plantations se côtoient des ouvriers possédant une dizaine d’hectares et une voiture personnelle, et d’autres n’ayant encore d’autre source de revenu que leur salaire de récolteur. L’homogénéité sociale caractérisant la phase initiale de constitution de la communauté ouvrière, lors des premiers temps de mise en place d’une plantation, fait progressivement place à une différenciation économique des revenus des familles et donc à une hétérogénéité économique. Cette grande disparité de patrimoine a des conséquences sur la structuration du tissu social. Des recompositions de l’ordre social se font à partir de cela.

Après quelques années d’épargne réalisée sous forme collective et suite à l’augmentation de leur revenu résultant de leurs premiers investissements, les pratiques d’épargne des ouvriers changent. L’épargne collective est relayée voire supplantée par des pratiques plus individuelles : les familles ouvrières épargnent via le système bancaire ou via la coopérative d’épargne et de crédit des compagnies quand elles en possèdent une. Des groupes d’épargne collective subsistent, mais ils sont alors redéfinis autour de groupes de familles ouvrières au patrimoine équivalent.

L’entraide devient limitée et les services sont progressivement marchandisés. L’hétérogénéité économique entraîne une hétérogénéité sociale qui se structure autour de nouvelles relations sociales. Alors, les familles au patrimoine foncier plus important recrutent les ouvriers dont le niveau d’accumulation est plus limité, pour qu’ils viennent effectuer le travail dans leur plantation pendant les heures libres. Pour les nouveaux migrants travaillant pour une compagnie, l’intérêt que présente cette double activité est le suivant : ils bénéficient d’un statut d’ouvrier et ils augmentent leurs revenus par une seconde activité rémunératrice. Ainsi ils peuvent épargner et acquérir du foncier plus rapidement.

Conclusion

Le cas des ouvriers de plantation présenté ici permet d’opérer un lien entre agriculture de firme, agriculture familiale et agriculture patronale dans une dimension de complémentarité. De l’agriculture de firme émerge une agriculture familiale qui rapidement adopte un fonctionnement patronal. Ce fonctionnement patronal participe ensuite lui aussi à l’émergence de l’agriculture familiale. La figure 8.1 schématise l’organisation spatiale de ce modèle de développement de l’agriculture.

Figure 8.1. Schéma de front pionnier.

Figure 8.2. Capitaux des exploitations familiales et patronales.

Les capitaux sur lesquels reposent ces systèmes sont majoritairement des capitaux naturels (accessibilité du foncier) et social (recours au groupe social pour épargner puis pour réaliser le travail). La question de leur durabilité se pose essentiellement selon deux points. D’une part, l’équilibre de ce système repose sur la disposition d’une rente-forêt. La consommation de la ressource va nécessairement entraîner des changements majeurs dans l’expression de la sécurité économique des familles et, par voie de conséquence, dans celle du rapport de force engagé avec les dirigeants des compagnies de plantation. L’équilibre du système repose aussi sur l’existence d’une « armée de réserve », c’est-à-dire d’une main-d’œuvre pauvre disposée à migrer pour participer à l’économie de la grande et/ou petite plantation. D’autre part, l’analyse montre que les fronts pionniers sur lesquels sont mises en place des grandes plantations sont essentiellement mis en valeur par la culture du palmier à huile. La durabilité économique et environnementale, et par voie de conséquence sociale, relevant de la monoculture est donc une question dont la pertinence n’est plus à argumenter.

Le cadre méthodologique des Sustainable Rural Livelihood permet ici une analyse des trajectoires des familles ouvrières dans les grandes plantations de palmier à huile en Indonésie selon un ensemble de dimensions (sociale, économique, politique, technique) qui en illustre la complexité et l’évolution dans le temps. Si le lien entre économie domestique et unité de production est bien présent dans le cadre, le lien entre économie domestique et autres formes de production mérite d’être appuyé : le cas traité ici montre bien comment les salaires et les revenus de la terre des ouvriers dépendent des compagnies de plantation (montant des salaires, achat de la production des petits planteurs) qui sont un relais des prix de l’huile de palme sur les marchés internationaux. En d’autres termes, parce que la mobilisation de ce cadre impose une réflexion à la fois sur les institutions, les systèmes d’activités, les stratégies et les capitaux qui les sous-tendent, il permet de développer des réflexions qui conjuguent le micro-niveau des stratégies, le méso-niveau des institutions locales telles qu’ici le marché de la terre et le marché du travail, et enfin le macro-niveau des régulations étatiques (voire supra-étatiques). La question du capital « temps » semble cependant moins établie que celle des autres capitaux. L’exemple du front pionnier est parlant pour cela, en ce sens que la date d’arrivée des familles est déterminante puisqu’elles intègrent alors un environnement défini par un prix du foncier, un niveau de terres à coloniser etc. et que cela change progressivement. Si deux migrants arrivant à quelques années d’écart vont connaître les mêmes trajectoires, celles-ci n’auront certainement pas le même rythme d’exécution, sans que le cadre SLR ne propose les outils pour le mettre explicitement en avant.

La représentation graphique de l’évolution des différents capitaux (figure 8.2) montre un déplacement vers une plus grande diversité et une répartition plus large. Ceci ne doit cependant pas masquer les questionnements sur la durabilité des systèmes d’exploitation : si chaque exploitation renforce progressivement son assise financière, l’ensemble du bassin de production est marqué par la monoculture de palmier, ce qui lui confère une vulnérabilité d’un point de vue biologique et économique.

L’agriculture familiale au Brésil, modernisée et intégrée

Osmar Tomaz de Souza, Philippe Bonnal, Leonardo Beroldt, Renata Menasche

La vallée du Taquari est une région localisée dans le centre-est de l’État de Rio Grande do Sul. Elle se caractérise, entre autres choses, par l’importance sociale, économique et territoriale de son agriculture familiale. Celle-ci, aux caractéristiques très particulières, puise son origine dans les migrations allemande et italienne de la fin du xixe siècle. La référence à la migration fondatrice de cette forme d’agriculture est omniprésente, à tel point que celle-ci est communément désignée, dans l’État du Rio Grande do Sul, par l’expression « agriculture coloniale » afin de rappeler qu’elle résulte des pratiques agricoles et des organisations socio-économiques de production mises en place par les colons européens dans la deuxième moitié du xixe siècle.

Mais, alors qu’elle était très diversifiée à son origine, l’agriculture coloniale de la vallée du Taquari est devenue une agriculture spécialisée, intensive, fortement structurée par un mouvement coopératif puissant et profondément intégrée aux industries alimentaires régionales. Le processus de modernisation et d’intégration agro-industrielle de la forme originelle de cette agriculture a largement été induit par les politiques agricoles, d’abord dans les années 1970 et 1980 qui ont promu la spécialisation de la production agricole, la mécanisation, la transformation des itinéraires techniques et l’intégration agro-industrielle des producteurs, puis celle des années 1990, avec le Pronaf (programme national de renforcement de l’agriculture familiale) dont les crédits ont permis d’actualiser les équipements, de renforcer la spécialisation et d’accroître la productivité du sol et des équipements. Mais si les politiques publiques ont fourni les moyens financiers de la mutation de cette forme d’agriculture, les véritables opérateurs de sa transformation sont les coopératives et les industries alimentaires régionales.

Les exploitations de la vallée du Taquari se différencient en fonction du degré de conservation de certaines caractéristiques de l’agriculture coloniale originelle et des modalités d’intégration avec l’agro-industrie. Là encore, cette différenciation résulte largement de l’action des coopératives et des agro-industries dans leurs stratégies de modernisation des exploitations et de contractualisation sélective de la production. En effet, dans l’optique de renforcer la capacité concurrentielle de la production régionale, la stratégie des coopératives et des agro-industries a été fondée essentiellement sur le renforcement de la professionnalisation des producteurs et la spécialisation croissante de la production, ce que les agriculteurs ont réalisé de façon plus ou moins approfondie.

Sur le plan économique, l’impact des choix stratégiques des coopératives est largement positif puisque l’économie de la vallée a été fortement dynamisée. De fait, la vallée est devenue la première région de l’État en matière de production de viande de porc et la seconde en ce qui concerne la viande de poulet. Par contre, sur le plan environnemental, le bilan est moins favorable en raison de la multiplication des problèmes de pollution des sols et des eaux par les effluents d’élevage.

L’objet de ce chapitre est de souligner les implications de la modernisation et de l’intégration des exploitations familiales de la région sur la structure et le fonctionnement des unités familiales des éleveurs de porcs ou de volailles. Il s’agit plus particulièrement de s’intéresser aux processus de sélection et d’exclusion des agriculteurs liés aux stratégies des coopératives et des agro-industries, les implications des nouvelles normes techniques imposées par le processus d’intégration, l’autonomie (ou le manque d’autonomie) des agriculteurs dans leurs relations avec les coopératives et agro-industries, les impacts de la nouvelle répartition du travail dans l’organisation familiale.

Les réflexions présentées ici s’appuient sur un travail bibliographique et le recours aux bases de données officielles, mais aussi sur les résultats de trois projets de recherche réalisés dans la région au cours de la dernière décennie[51].

Vallée du Taquari : contexte historique, social et économique

Le Rio Grande do Sul est l’État le plus méridional du Brésil, au sein duquel sont généralement distinguées la moitié sud et la moitié nord. Dans la moitié sud, au relief relativement plat, les grandes exploitations patronales d’élevage extensif ou de riz irrigué occupent la plus grande partie du foncier. Dans la moitié nord, au relief montagneux, c’est l’agriculture familiale qui domine avec des systèmes de culture diversifiés : maïs, soja, lait, porcs, volailles, etc. La vallée du Taquari se localise dans la moitié nord ; elle est aussi une division administrative formant un des 28 conseils régionaux de développement (Corede) qui partitionnent l’État. Ces conseils ont été constitués dans les années 1990 à des fins d’aménagement du territoire et d’élaboration du budget de l’État. Le Conseil de développement régional de la vallée du Taquari (Codevat) se compose de 36 municipes[52], représentant un espace de 4 821 km². La population totale de la région, majoritairement d’origine allemande et italienne, était de 329 258 habitants en 2010[53]. La population agricole, de 85 740 habitants, représente 26,2 % de la population totale. Mais, dans 21 des 36 municipes, elle représente plus de 50 % de la population totale. L’espérance de vie est de 74 ans. Le bon indice de développement humain (0,801) témoigne du relatif bien-être de la population de la région, notamment grâce au bon niveau de l’éducation (indice 0,877) (Beroldt, 2010). Selon les données de la Fondation d’économie et de statistiques du Rio Grande do Sul (FEE), le taux d’analphabétisme de la population de 15 ans était, en 2010, de 4,06 %, alors que la moyenne de l’État, au cours de la même année, était de 4,53 %. En 2009, l’indice de développement socio-économique (Idese) régional était de 0,744, classant la région à la 15e place parmi les 28 régions. Dans cet indice, ce sont les composantes éducation (0,879) et santé (0,872) qui sont les meilleures, et c’est la composante « assainissement et logement » qui est la plus faible (0,438) (FEE, 2009).

Selon la fiche socio-économique de la région rédigée par l’Université communautaire de la vallée du Taquari (Univates), la vallée comporte 25 698 exploitations agricoles, d’une surface moyenne de 13,53 ha. L’élevage génère 14,37 % de la valeur ajoutée brute (VAB) régionale, contre 10,52 % pour l’ensemble de l’État. Le produit intérieur brut (PIB) régional a été, en 2010, de 7,8 milliards de réals, soit 2,79 % du PIB de l’État. Au cours de la même année, le PIB par habitant a atteint 23 915 réals (26 142 pour l’ensemble de l’État). Les exportations totales de la région ont été de 412,1 millions de dollars, soit 2,68 % du total des exportations du Rio Grande Do Sul (Univates, 2011).

L’Université communautaire de la Vallée du Taquari souligne l’importance de l’agriculture dans la chaîne de valeur de l’économie régionale : « En fournissant des matières premières à l’industrie de transformation, les activités agricoles participent au développement de différents secteurs économiques de la région, au-delà de la valeur générée par les producteurs agricoles et leurs familles, liés au commerce de détail, transports, énergie électrique et communications » (Univates, 2011).

Les principales productions agricoles de la région sont : volailles et œufs, porcs, lait, maïs, soja, tabac et herbe à maté. Mais c’est la production de porcs qui caractérise l’agriculture régionale. Il y a quelques décennies, la vallée du Taquari était connue comme étant la « capitale de l’or blanc » (i.e. du saindoux). De fait, la production de saindoux a été à l’origine de l’activité actuelle d’élevage de porcs orientée désormais vers la production de viande.

À l’origine, la région était occupée par des Indiens Guarani et des caboclo[54]. Au xviiie siècle, la couronne portugaise a décidé de peupler la région par des Portugais puis, ultérieurement, par des colons venant des Açores afin de bloquer l’avancée des Espagnols venant du sud. À partir de la seconde moitié du xixe siècle, la colonisation s’est renforcée avec l’arrivée d’immigrés, d’abord d’origine allemande puis d’origine italienne, motivés par les perspectives d’acquisition foncière ouvertes par la « loi de la terre » de 1850 qui a tenté de structurer un marché foncier. Au cours de cette période, la colonisation a été confiée à des sociétés privées qui vendaient et finançaient l’achat des lots de terre aux immigrés. Ce processus a poussé les Indiens et les caboclos à rechercher des terres disponibles dans d’autres régions. Les Allemands se sont installés principalement dans les fonds de la vallée des fleuves Jacuí et Taquari, tandis que les Italiens, arrivés plus tardivement, ont dû se contenter des zones de piémont et des zones montagneuses du nord de la région (Beroldt, 2010).

Cette colonisation, fondée sur l’immigration européenne récente, a marqué profondément l’agriculture régionale. La majorité des immigrés, qu’ils soient agriculteurs ou non, possédaient des compétences artisanales et ont développé, dès le début, une production familiale commerciale, destinée à assurer la couverture de leurs besoins financiers liés à leur installation, et notamment leurs dettes foncières. Par ailleurs, la forte tradition coopérative des immigrés, notamment des Allemands – organisés en communautés de manière à assurer leurs besoins en matière d’éducation, de culture ou de loisir – a aussi constitué un facteur important dans la conformation du réseau actuel de coopératives agricoles dont le rôle dans l’économie régionale est prépondérant.

Le tissu institutionnel de la vallée du Taquari est très dense. Il est composé d’abord par les coopératives de production qui assument également des activités d’encadrement technique des agriculteurs, de fourniture d’intrants et de matériel agricole, de transformation agro-industrielle et de commercialisation. Les deux principales coopératives de production de la région sont la Cosuel (Coopérative de producteurs de porcs d’Encantado Ltda) qui compte 2 845 coopérateurs et la Coopérative Languiru Ltda, qui compte 4 205 coopérateurs (données 2008) (Souza et al., 2009). Toutes deux possèdent une forte insertion régionale. Elles ont été des acteurs essentiels de la transformation de l’agriculture familiale et continuent d’imprimer la dynamique économique de la région. Mises à part ces deux coopératives, les sociétés et coopératives agissantes de la région sont nombreuses : BR Foods, Doux Frangosul, Coopérative Aube, Nicolini, Lativida, Laticínios Bom Gosto et Rasip. Une puissante coopérative de crédit – la Sicredi – offre aux coopérateurs de nombreux produits financiers et diverses formules d’assurance agricole, en lien étroit avec les coopératives de production. La région dispose également d’une agence de bassin : le comité de gestion du bassin des rios Taquari-Antas (CBH des rios Taquari-Antas) chargée de la gestion des ressources hydrographiques du bassin-versant et de l’application de la législation environnementale et notamment de l’habilitation des projets agricoles et d’élevage. Malgré le fait qu’il existe localement une antenne de l’Université de l’État (l’Université de l’État du Rio Grande do Sul, UERGS), la région dispose également d’une université communautaire, de statut privé, qui fonctionne comme une unité de formation des responsables professionnels, politiques et administratifs de la région. Elle correspond enfin, comme signalé antérieurement, à une unité de planification régionale qui travaille en étroite relation avec les coopératives, les agro-industries et l’université communautaire.

L’agriculture familiale de la vallée du Taquari : capitaux et relations socio-économiques

Caractérisation des catégories de capital des exploitations familiales

L’agriculture familiale qui prédomine dans la vallée du Taquari est hétérogène. La production d’exportation (volailles et porcs) coexiste avec une production diversifiée proche du système colonial originel. Par ailleurs, l’agriculture peut être intégrée ou non. Une distinction est également faite entre l’agriculture du bas Taquari (sur les reliefs doucement vallonnés de la bordure du fleuve Taquari) et l’agriculture du haut Taquari (au relief plus marqué).

De façon simplifiée, il est possible de distinguer trois types d’exploitations familiales dans la vallée du Taquari :

  • une agriculture présentant certaines caractéristiques héritées de l’ancien système colonial (traction animale, travail manuel) générant de modestes revenus monétaires (liés généralement à la production laitière) et une production significative d’autoconsommation. Ce système concerne généralement une population âgée, exploitant un foncier limité souvent non mécanisable ;

  • une agriculture associant une production intensive et intégrée (porc ou volailles) et des cultures et des pratiques relevant de l’ancien système colonial ;

  • une agriculture familiale consolidée, de plus grande taille économique, spécialisée dans la production végétale (maïs, soja), localisée à proximité du fleuve Taquari, ou dans la production laitière ou de porcs et de volailles dans les pentes de la vallée.

Au-delà de ces caractéristiques générales, il est possible de préciser certains éléments relatifs aux « capitaux » des exploitations.

Capital naturel

La surface moyenne des exploitations agricoles de la vallée du Taquari est relativement réduite (13,53 ha) et le mode de faire-valoir direct domine. En effet, 79 % des producteurs sont propriétaires de la totalité du foncier qu’ils exploitent, 9 % sont propriétaires d’une partie du foncier exploité, 8 % sont locataires et 2 % sont métayers. Le reste des exploitants (2 %) se répartit entre salariés et occupants de terres. Parmi les propriétaires possédant la totalité du foncier exploité, les activités productives les plus communes sont la production de lait de vache (présente dans 54 % des exploitations), le maïs (40,5 %), le tabac (24,5 %), la production porcine (24 %), la production de bois (22,7 %) et la production de volailles (20,1 %). Dans les autres catégories, les productions se répartissent comme suit : lait de vache (35,1 % des exploitations), maïs (27,3 %), tabac (20,8 %), porcs (19,5 %), production de bois (18,8 %) et volailles (14,3 %) (Univates, 2005).

Les exploitations situées dans les collines comportent un système de culture et d’élevage semblable à ceux préexistants à la modernisation agricole des années 1970 (Beroldt et al., 2007). Dans le fond de vallée, la fertilité du sol et les possibilités de mécanisation ont facilité l’augmentation de la production de maïs (destinée plus spécialement à l’ensilage) et par voie de conséquence l’augmentation de l’activité d’élevage bovin et porcin.

Bien que des terres fertiles existent aussi bien dans les collines que dans le fond de la vallée, les sols de la vallée sont plus profonds et présentent une meilleure fertilité naturelle que ceux des pentes. Mais les « terres noires » des fonds de la vallée, si elles possèdent une grande capacité de rétention en eau, ne peuvent pratiquement pas être utilisées durant l’hiver. Les « terres rouges », situées également dans la vallée, sont, elles, plus aptes à la mécanisation. Dans la zone de colline, la profondeur des sols ne dépasse guère 30 cm. Ils sont généralement pierreux et très sensibles à l’érosion.

Les terres des marges de Rio Taquari (zone de la vallée) sont inondées tous les deux à quatre ans, tandis que les terres de piémont ne sont submergées que lors des grandes inondations, ce qui arrive tous les vingt ou trente ans (Beroldt et al., 2007). Si la fréquence réduite des grandes inondations ne permet pas un amendement organique efficace du sol, les canaux secondaires, aménagés le long du fleuve, améliorent un peu la situation en permettant une certaine répartition des éléments organiques et minéraux charriés par le ruissellement.

Le climat favorable aux activités agricoles et la haute fertilité des sols permettent la réalisation de trois cycles de culture par an : au printemps, en été et en hiver.

Capital physique

L’insertion des exploitations dans les relations contractuelles avec l’agro-industrie et la définition de normes de production par les pouvoirs publics et les coopératives se sont traduites par la mise en place d’une infrastructure spécialisée et l’acquisition de matériel au sein des exploitations. Cela concerne les bâtiments d’élevage pour les productions de porcs et de volailles et les équipements en matière de transfert et réfrigération du lait pour les éleveurs de bovin-lait. Par ailleurs, l’équipement des foyers ruraux en éléments de confort a largement rattrapé celui des foyers urbains. Ainsi, l’énergie électrique est présente dans tous les foyers, la télévision dans 98 % d’entre eux, le téléphone dans 90 %.

Pourtant, moins du tiers des exploitations possède un tracteur. Même dans les exploitations spécialisées, la part du travail manuel reste importante, notamment pour la manipulation des déjections animales.

Capital humain

Dans la première moitié du xxe siècle, les familles d’agriculteurs étaient nombreuses, comptant communément jusqu’à 10 ou 12 enfants (Beroldt et al., 2007). Néanmoins, cette situation a changé au cours du xxe siècle. Dans les années 1950, le nombre moyen d’enfants par famille avait déjà diminué à 6,2 ; il était autour de 2 dans les années 2000, selon les données du recensement démographique de l’IBGE. En milieu rural, la réduction de la taille des familles est donc généralisée (Beroldt et al., 2007 ; Zanetti et Menasche, 2007 ; Menasche et Schmitz, 2007).

Concernant l’âge des exploitants (propriétaires de l’ensemble du foncier exploité), 54,8 % des propriétaires ont 51 ans et plus ; seulement 13,5 % ont moins de 40 ans. Parmi les autres (non propriétaires), les chefs d’exploitations sont en général plus jeunes : 33,8 % de ceux-ci ont moins de 40 ans et 30,4 % ont plus de 51 ans.

Plus de 80 % des exploitants sont des hommes ; 64,8 % des enfants résidant sont des garçons et 35,2 % des filles.

En matière d’éducation, 83 % des exploitants propriétaires (de l’ensemble du foncier exploité) ont initié mais n’ont pas terminé le cycle fondamental de 9 ans[55], alors que 8,3 % l’ont achevé. Parmi les non-propriétaires, ces données sont respectivement de 76 % et de 13,6 %. L’analphabétisme est limité : 2,2 % des exploitants propriétaires sont dans cette situation et 5,8 % des non-propriétaires.

Capital social

Le capital social des agriculteurs, notamment ceux des systèmes intégrés, est particulièrement significatif compte tenu de la place du système coopératif dans la région et du contact étroit établi entre le producteur et sa coopérative. En effet, 48,1 % des producteurs propriétaires adhèrent à une coopérative et 49,9 % bénéficient d’un contrat agro-industriel. Ces pourcentages tombent respectivement à 23,4 % et 42,9 % pour les non-propriétaires.

La syndicalisation des agriculteurs est encore plus importante, puisque 64,7 % des propriétaires sont affiliés à un syndicat, contre 37 % des non-propriétaires.

Mais pour certains agriculteurs familiaux, le capital social est encore plus important compte tenu de leur insertion dans les organes de représentation des nombreuses institutions qui structurent l’agriculture de la région, que ce soit dans le domaine universitaire, de la planification régionale, du crédit, des coopératives, des syndicats, de l’agence de bassin ou encore du pouvoir municipal.

Capital financier

Le crédit agricole est un mécanisme financier très répandu dans la vallée. Qu’il provienne du système coopératif (Sicredi) ou du système public (Pronaf), le crédit agricole concerne l’ensemble des producteurs spécialisés de la vallée. Il est inhérent au processus de modernisation.

Par ailleurs, les retraités constituent 37 % des propriétaires et 14,1 % des non-propriétaires. À noter que l’attribution automatique de la retraite lorsque le producteur atteint l’âge d’attribution – 60 ans pour les hommes ou 55 ans pour les femmes – n’implique pas, comme c’est le cas en France, l’abandon de l’activité agricole. De ce fait, la retraite s’additionne aux revenus du ménage sans changement notable du niveau d’activité.

L’exploitation agricole, les systèmes de production et les relations au marché

Au-delà des transformations induites par le processus de modernisation de l’agriculture brésilienne de la seconde moitié du xxe siècle, l’agriculture régionale a su préserver sa forme familiale de production.

Le coopérativisme a joué un rôle historique significatif dans le processus de mise en cohérence des exploitations agricoles avec les changements de l’économie nationale et leurs propres stratégies commerciales. Ce sont elles qui ont défini les normes, les règles et les modèles de production à mettre en œuvre par leurs adhérents.

Elles ont été les intermédiaires entre les politiques agricoles nationales de modernisation des années 1970-1980 et les agricultures familiales régionales. Le cas de l’élevage de porcs est particulièrement illustratif de ce rôle d’intermédiation. La production de porcs était pratiquée essentiellement pour le marché du saindoux qui a longtemps été la production commercialement la plus importante de la région. Dans les années 1950, l’avancée de l’huile de soja, qui a remplacé progressivement la graisse d’origine animale, et la chute consécutive du prix du saindoux ont induit un changement de l’orientation productive de la région : la production de viande de porc s’est progressivement substituée à celle de saindoux.

Les coopératives ont été responsables de la diffusion de nouvelles techniques culturales et d’élevage ainsi que de la mise en place de nouvelles races dans une logique de spécialisation de la production et d’augmentation de la productivité. Dans les années 1970 et 1980, les coopératives qui avaient jusqu’alors des activités diversifiées se sont spécialisées, notamment en porcin et bovin-lait. Cette stratégie a d’une part permis de répondre aux exigences d’un marché de plus en plus concurrentiel et, d’autre part, a stimulé la spécialisation de l’élevage. Cette mutation a eu plusieurs conséquences, les plus importantes étant : l’exigence croissante en matière de professionnalisation des agriculteurs, la mise en place d’un processus de sélection des producteurs par l’agro-industrie dans le cadre de contrat de production et l’émergence d’un problème environnemental provoqué par l’excédent des effluents d’élevage.

Avec la modification de la structure de production de la vallée, les relations de travail entre les agriculteurs, l’industrie et leurs liens au marché ont également évolué (Souza et al., 2009). L’association maïs-soja n’étant plus adaptée, elle a été substituée progressivement par la culture pure et mécanisée du maïs et du soja en rotation. L’extension de la mécanisation dans le fond de la vallée a été rapide et a eu un impact significatif sur le prix de la terre, alors que les terres non mécanisables des pentes ont été dévalorisées. Ainsi, le prix d’un hectare de terre de fond de vallée a pu valoir jusqu’à dix fois celui de la zone de pente (Beroldt et al., 2007).

La transformation du système d’exploitation familial

Au cours du temps, le système colonial s’est profondément transformé, que ce soit en réponse à la transformation globale de la société ou en raison du processus d’intégration agro-industrielle dont il a fait l’objet.

La réduction de l’assise foncière

La grande taille des familles, jusque dans la première moitié du xxe siècle, a conduit au fractionnement des exploitations par le jeu de l’héritage. La taille moyenne des exploitations de la vallée du Taquari a ainsi diminué de 25 à une dizaine d’hectares du début du siècle jusqu’aux années 1970.

Le contrôle des relations de travail et des connaissances techniques par l’agro-industrie

Les relations de production et de travail qui s’établirent dans la vallée à partir de la spécialisation et de l’intégration agro-industrielle sont très différentes de celles qui prévalaient historiquement. L’intégration agro-industrielle a exigé notamment que le producteur, et indirectement l’ensemble des actifs familiaux, travaillent en étroite collaboration avec l’industrie. La production diversifiée qui visait en premier lieu à assurer les besoins de consommation de la famille et à dégager un surplus monétaire a dès lors été substituée par une production spécialisée destinée prioritairement au marché. Aussi bien l’autonomie que l’indépendance de l’agriculteur s’en sont trouvées affectées puisque la majeure partie des décisions concernant la production est désormais exogène à l’exploitation. L’agriculteur se limite à les exécuter, en application du contrat. Le producteur bénéficie désormais d’une garantie sur la vente de sa production et l’obtention d’un revenu monétaire, mais au prix d’une perte d’autonomie, d’une simplification de son système de production et de l’abandon d’une bonne partie de son savoir-faire ancestral. Hartwig et Vendramini (2008) soulignent que « outre la perte d’autonomie, la monoculture, qui répond aux besoins du capital, pousse l’agriculteur à s’endetter et soumet tous les membres de la famille à un travail intense et à des journées de travail allongées au cours de certaines périodes ». Dans ces conditions, la tradition d’apprentissage transmise de père en fils perd de l’importance, étant substituée en partie par le conseil technique de l’agro-industrie qui coordonne et régit le travail de l’activité.

De fait, l’intégration a modifié l’intensité du travail des actifs familiaux. Les anciens systèmes d’élevage de la vallée du Taquari mobilisaient des races locales qui exigeaient peu de travail. Les animaux étaient élevés en plein air, du sevrage jusqu’à l’âge de six mois. Durant cette période, la majeure partie de l’alimentation des animaux était prélevée directement là où ils séjournaient. Ce n’étaient qu’au cours de la phase d’engraissement que les animaux étaient confinés dans la porcherie et que l’alimentation était distribuée (Terhorst et Schmitz, 2007).

La simplification des régimes alimentaires des animaux et des membres de la famille

Wagner et al. (2007) relèvent les changements que l’intégration de l’élevage de porcs et de volailles et la modernisation ont induit sur le fonctionnement de l’unité de production et de consommation familiale. Ils indiquent que ces changements ont été déterminants dans l’abandon des habitudes alimentaires et de la diversité des activités de production. Dans l’activité d’élevage, au-delà de l’interdiction d’élever d’autres volailles et de recourir aux races locales, l’alimentation des animaux est désormais contrôlée. L’utilisation des aliments produits sur l’exploitation est désormais interdite, seuls doivent être utilisés des concentrés industriels[56].

L’adoption de variétés hybrides à forts rendements a contribué aussi à réduire la diversité des productions de l’exploitation. Wagner et al. (ibid) soulignent que les agriculteurs de la vallée mentionnent le « manque de temps » comme un facteur central de la diminution de la diversité et l’abandon de certaines pratiques et habitudes. Ce manque de temps serait une conséquence de la réduction de la quantité de main-d’œuvre familiale liée à la diminution de la taille des familles, évoquée antérieurement, et à l’exode rural.

Le renforcement des mobilités touche de façon inégale les familles

La vallée du Taquari fait l’objet d’une augmentation de la mobilité des membres des familles rurales depuis les années 1980. Cette mobilité prend plusieurs formes : migrations longues et définitives dans des régions distantes, migrations de la campagne vers la ville, mobilités quotidiennes.

La migration définitive est le plus souvent liée au processus d’héritage. Le fractionnement de la propriété familiale ou la préférence donnée à l’aîné de la fratrie ont induit les autres héritiers à rechercher de nouvelles terres, sur la frontière agricole, principalement dans les États de Santa Catarina, Paraná et Mato Grosso do Sud, où le faible prix du foncier leur a parfois permis d’accumuler d’importantes propriétés.

Les populations rurales situées sur les flancs de la vallée ont été davantage concernées par l’exode rural que celles du fond de vallée, compte tenu de la mise en concurrence des agriculteurs par l’agro-industrie. Les revenus de l’exploitation étaient devenus insuffisants pour entretenir une famille nombreuse et acquérir les intrants nécessaires. Par ailleurs, de plus en plus de personnes estimaient que le travail au champ était exténuant au regard du travail en milieu urbain alors en pleine expansion et qui attirait de plus en plus les jeunes ruraux. Il n’était pas rare que beaucoup de fils et de filles d’agriculteurs (parfois même des familles entières) choisissent de partir en ville (Beroldt et al., 2007). Ce processus a eu des implications aussi bien sur la disponibilité de main-d’œuvre agricole que sur la transmission des exploitations agricoles.

L’exode rural et la mobilité des membres de la famille n’ont pas conduit à la désertification de la région, notamment en raison de l’importance de la mobilité des actifs ruraux liée à la pluriactivité. En effet, de nombreux actifs ruraux continuent de vivre et de travailler en milieu rural et cela d’autant plus facilement que la campagne est irriguée d’un vaste réseau de petites villes, facilitant l’accès aux services publics, et que le réseau routier est de bonne qualité.

La pluriactivité a été rendue possible par la disponibilité du travail au sein même des industries agroalimentaires et dans les unités manufacturières de fabrication de chaussures dans la région. Ellen Woortmann (2007) souligne que « les colons consacraient une partie de la force de travail familiale, en général des garçons, durant le week-end à des activités non agricoles telles que des prestations de garçon de restaurant ou de serveur dans les clubs de loisir. D’autres activités liées à des entreprises proches de fabrication de chaussure ou de bonneterie étaient réalisées à la maison, par les membres de la famille et étaient payées à la pièce. » Selon l’auteure, la pluriactivité était bien acceptée dans les colonies, parce qu’elle pouvait être combinée au travail des femmes à la ferme et permettait d’augmenter le revenu familial.

Gaviria et Pezzi (2007) précisent que le départ des jeunes de la vallée du Taquari répondait souvent à une recherche d’autonomie vis-à-vis de l’unité de production familiale grâce à l’obtention de revenu individuel. Le travail en milieu urbain présentait plus de possibilité de mobilité sociale. L’obtention d’un revenu individuel constitue le facteur de transition « entre la dépendance et l’indépendance financière des enfants vis-à-vis des parents » (Ibid.). Le travail cesse d’être perçu comme une activité au caractère strictement familial pour devenir une question individuelle. À travers lui, les jeunes acquièrent de l’autonomie dans la prise de décisions sur la trajectoire de leurs vies personnelles et professionnelles » (Ibid.). Ces auteurs observent également que de nombreux jeunes adultes qui possèdent un emploi en milieu urbain continuaient d’habiter dans le domicile familial à la campagne du fait que leur salaire ne permettait pas de payer leur loyer et leur alimentation. Par ailleurs, le fait que de nombreux emplois urbains exigent des diplômes académiques ou professionnels exclut de fait les jeunes ruraux qui en sont dépourvus et les cantonne aux salaires les plus bas.

La migration des jeunes ne se réalise pas sans conflits, puisque les garçons sont théoriquement censés poursuivre les activités de leurs parents. Par contre, les filles semblent plus déterminées dans leurs projets de départ. Beaucoup d’entre elles éprouvent une réelle insatisfaction quant à leur rôle, à leur position sociale et à la subordination de leur fonction dans les activités productives de l’unité familiale. Leur départ pour la ville, l’accès à l’éducation et l’insertion dans le marché de travail urbain leur ouvre la possibilité de l’ascension sociale que le milieu rural leur interdit. Aussi la migration des filles de la vallée du Taquari est-elle bien plus importante que celle des garçons.

Une certaine volonté de préserver le patrimoine familial

Mais, même en désirant quitter le milieu de leur enfance, les jeunes maintiennent une identification culturelle avec la campagne et l’agriculture. C’est le mode de vie à la campagne qui est le principal élément de liaison. La qualité de vie et d’alimentation, la tranquillité et l’autonomie (être « propriétaire ») sont mises en avant comme étant les facteurs centraux qui justifient la préservation du patrimoine familial et qui sont évoqués pour justifier leur refus de vendre l’exploitation familiale. Ce désir de maintenir l’intégrité de l’exploitation en tant que patrimoine familial est exprimé par des jeunes des deux sexes. Ainsi, même s’ils jugent le travail en milieu rural pénible et mal rémunéré, les jeunes sont unanimes pour ne pas souhaiter la vente de l’exploitation agricole familiale et reconnaître l’existence d’une identité rurale (Menasche et Schmitz, 2007).

Une évolution de la structure du revenu familial et du système d’activité

La retraite agricole assure désormais un revenu monétaire minimum à la famille, en permettant de réduire le niveau d’exigence de maintien de l’activité productive au sein de l’exploitation familiale. En d’autres termes, la diminution de la production peut être partiellement compensée par le revenu de la retraite. Souvent, on observe que la production agricole perd de son importance au sein de l’exploitation familiale, puisque le revenu monétaire global se compose du revenu du travail non agricole et/ou des retraites. Cela entraîne, par exemple, l’abandon de diverses productions traditionnelles et une réduction de la diversité du système de production.

Lorsque les éléments cités précédemment se combinent, la main-d’œuvre disponible se consacre en priorité aux productions commerciales les plus rentables, ce qui est le cas de l’élevage et des cultures mécanisées. Bien que les systèmes d’élevage intégrés de porcs ou de volailles aient de fortes exigences en main-d’œuvre et qu’ils absorbent la main-d’œuvre de systèmes de production en crise, ils ne sont pas suffisants pour garantir la permanence des jeunes en milieu rural. Par ailleurs, les structures de production (porcheries) ont augmenté de taille et la production se concentre de plus en plus pour faciliter la collecte et le transport des animaux vers les abattoirs industriels. Cela a généré, dans la vallée, un processus d’exclusion d’agriculteurs du système d’intégration.

Une relation avec l’environnement mal maîtrisée

La déprise agricole différenciée et l’intensification des systèmes de production ont des effets environnementaux contradictoires.

D’un côté, la diminution de la disponibilité de main-d’œuvre dans les exploitations a eu in fine un impact favorable dans le domaine environnemental. De fait, la pénurie de bras a fait que de nombreuses familles ont arrêté de cultiver les zones considérées comme les plus difficiles, notamment celles situées sur les versants les plus abrupts de la vallée. On observe ainsi une recrudescence de la forêt naturelle, notamment dans les secteurs situés en haut des pentes. Mais, dans certains cas, la reconstitution de la couverture forestière se fait avec des espèces exotiques, telles que l’eucalyptus, ce qui limite l’intérêt écologique.

D’un autre côté, la multiplication des élevages intensifs dans les petites propriétés, la réduction des forêts galeries protégeant les cours d’eau ont généré des problèmes de pollution du sol et des eaux. On estime que les ressources hydriques d’au moins la moitié des municipes de la région sont polluées malgré la régulation imposée par l’agence de bassin (la CBH des rios Taquari-Antas) dans l’usage du sol et l’existence d’une législation environnementale contraignante obligeant les agriculteurs à habiliter, selon des critères environnementaux, leurs projets de développement agricole. Pour beaucoup d’observateurs, cette pollution constitue l’un des principaux défis de la région en matière de développement, car elle menace à la fois les activités économiques (agricoles et industrielles, notamment) et le bien-être de l’ensemble de la population rurale et urbaine.

Conclusion

La transformation des exploitations agricoles, sous l’effet de l’action des coopératives et des agro-industries, a eu des répercussions sur le lien entre les membres de la famille, provoquant dans les cas extrêmes une émigration d’une partie des actifs familiaux. Mais cette situation est loin d’être la plus fréquente. Dans de nombreux cas, le lien familial reste établi, même si les activités des actifs familiaux se sont diversifiées par le jeu de la pluriactivité.

La transformation de l’agriculture familiale traditionnelle de la vallée – l’agriculture coloniale – qui s’est réalisée par la spécialisation et l’intégration industrielle, orchestrée par les coopératives agricoles, s’exprime par une modification assez profonde de l’architecture des capitaux des exploitations familiales. Le capital naturel s’est parfois accru du fait de la moindre pression anthropique et la reforestation, mais il s’est souvent dégradé sous l’effet des pollutions d’élevage. Le capital physique, pour les exploitations qui n’ont pas disparu du fait du processus migratoire, s’est accru de par les investissements dans des bâtiments d’élevage spécialisé et la mécanisation. Le capital humain a perdu en ce qui concerne la taille des familles et la composition familiale (départs des filles plus nombreux que ceux des garçons) et de la disponibilité d’actifs familiaux, mais il a certainement gagné sur le plan de l’éducation, de la santé et, de façon générale, sur le niveau de bien-être des membres de la famille. Le capital social enfin s’est accru de par la multiplication des connexions institutionnelles du producteur et des membres de la famille, mais au prix d’une certaine perte d’autonomie dans la prise de décision.

La mise en évidence des problèmes récents des agriculteurs – spécialisation excessive des systèmes de production, concentration immodérée de la production, exclusion de producteurs, perte d’autonomie du chef d’exploitation, aggravation des problèmes environnementaux – pourrait militer pour une plus grande prise en compte des idées concernant la conversion productive (agroécologique, écologique, etc.) et du développement durable dans les politiques publiques de la région. Mais cela ne s’est pas produit. Au contraire, la région se montre relativement imperméable à de telles idées. Malgré le fait que des acteurs régionaux importants (comités, associations, coopératives, syndicats, etc.) expriment leurs critiques, il n’y a pas de véritables changements permettant d’améliorer les politiques régionales de développement agricole. On n’observe pas l’émergence de politiques de conversion productive visant à appuyer des productions moins polluantes et la diversification des activités. Bien qu’il existe un mouvement de construction de la problématique environnementale régionale et de débats autour des défis de l’élevage régional, cela n’a pas encore donné lieu à des actions pratiques ou des instruments concrets de politique publique.

Les questions relatives à l’offre de main-d’œuvre, aux conditions de travail et de succession dans l’agriculture familiale, restent en suspens. Des politiques nationales comme le Pronaf ont cherché à renforcer des lignes spécifiques pour les jeunes agriculteurs, les femmes agricultrices et ouvrir d’autres lignes susceptibles de stimuler la diversification et l’élargissement des possibilités de travail dans l’exploitation familiale (sylviculture, activités agro-industrielles, tourisme rural, artisanat). Mais force est de constater que la pénétration régionale de ces mesures est encore tout à fait balbutiante.

La persistance et la rigidité relative du modèle agro-industriel propre à la région laisse peu de chance à des changements dans le profil de la production régionale. À l’instar des problèmes environnementaux, les problèmes de succession dans l’agriculture familiale régionale constituent un sujet récurrent dans le discours des acteurs institutionnels. Mais il n’y a pas de volonté réelle de construire des politiques capables d’infléchir le cours actuel des choses.

Entreprises familiales agricoles, territoires et politiques en Argentine

Sophie Chaxel, Roberto Cittadini, Pierre Gasselin, Christophe Albaladejo

Depuis le renforcement des politiques néolibérales et l’introduction des semences transgéniques dans les années 1990, le secteur productif argentin est en proie à une apparente bipolarisation. D’un côté se développe un modèle d’agriculture de firme. Une forme archétypique de ce type d’agriculture en Argentine est celle de l’« entrepreneur sans terre » (Hernandez, 2007) louant des milliers d’hectares dans le pays (et parfois même dans les pays limitrophes) suivant des logiques capitalistes de production de commodities, fortement financiarisées et faiblement territorialisées. Ces entrepreneurs, à tort confondus avec les pools de semis, forment des sociétés rapprochant des investisseurs de capitaux, parfois non agricoles voire non ruraux, des ingénieurs agronomes et des entrepreneurs de travaux agricoles. Tout comme les pools, leur ancrage territorial résiduel repose sur des stratégies de dispersion du risque climatique par une distribution des espaces de cultures ou encore sur les connaissances agronomiques et les réseaux sociaux des prestataires de services. En plus d’avoir adopté les technologies de pointe, ces entrepreneurs jouent un rôle proactif dans leur diffusion et leur promotion, ce qui les conduit à s’autodésigner avec emphase « pasteurs de la connaissance » (ibid.). Ils tissent ainsi des liens avec les grandes firmes qui fournissent intrants et matériels agricoles (Monsanto entre autres) et avec la recherche (Goulet et Grosso, 2013). Ces effigies de l’agrobusiness sont bien représentées par une association créée en 1989 : l’Aapresid (Association argentine de producteurs de semis direct) qui impulse le nouveau modèle technologique et en défend ses valeurs. La région pampéenne, à propos de laquelle nous centrons notre étude, est la région la plus emblématique de ce modèle émergent d’agriculture.

D’un autre côté se construit et s’institutionnalise une catégorie sociopolitique désignée par le vocable d’« agriculture familiale ». Elle renvoie à des formes de production ancrées localement dans le territoire et mettant en avant un mode de vie et de production inscrit dans le paradigme du développement durable (Gisclard et Allaire, 2012). Cette nouvelle catégorie émane d’un espace de débat et de concertation dénommé Forum national de l’agriculture familiale (Fonaf) regroupant plus de 900 organisations rurales du pays. Pour donner les moyens à l’État de mener à terme une politique différentielle, un inventaire des exploitations familiales a été mis en place visant à référencer à partir d’une définition très englobante tous les « agriculteurs familiaux » du pays (inventaire dénommé « Registre national de l’agriculture familiale », Renaf). Comme l’hétérogénéité des situations rend difficile le recours aux statistiques, le Fonaf s’appuie sur la connaissance du terrain de ses organisations membres pour y inscrire les producteurs. Dans la pratique, les critères retenus sont l’orientation de la production (marché local), le lieu et mode de vie ou encore le niveau de capitalisation. Ces critères tendent à exclure les producteurs de céréales et oléagineux, productions dominantes dans la région pampéenne.

Cette lecture duale de la réalité agraire argentine ne permet pas de représenter la diversité et la complexité du secteur productif pampéen. Albaladejo (2008) a ainsi mis en évidence une lacune dans la caractérisation sociopolitique des acteurs de l’agriculture pampéenne. Il s’agit de l’agriculteur familial autonome et capitalisé qui a été la base sociale de la modernisation des années 1960-1980 et qui reste numériquement important dans l’organisation productive et les territoires ruraux pampéens. L’expression « producteur silencieux » (Ibid.) souligne l’absence de représentation sociale et de discours de ces agriculteurs, mais aussi un certain oubli dans les travaux académiques et dans les dispositifs d’accompagnement. Dans l’hypothèse d’Albaladejo, ces exploitations ne sont pas des reliques de la modernisation agricole, mais prennent de nouvelles formes et logiques à l’aune des évolutions de contexte.

Reprenant cette direction de recherche, nous souhaitons, par ce travail[57], caractériser ces producteurs. De par leur présence et leurs activités dans les territoires et les espaces professionnels locaux, nous les qualifierons d’« entreprises familiales agricoles territorialisées » (Efat). L’analyse de leur trajectoire historique nous permettra de comprendre comment ces producteurs se sont transformés au fil des époques pour perdurer dans le secteur productif. Nous mettrons notamment l’accent sur les ruptures et continuités de leur caractère familial. Par ailleurs, la mise en relief de leur rôle et de leur poids relatif dans les territoires ruraux pampéens nous conduira à questionner leur caractère « silencieux ».

Matériel et méthode

Ce travail combine trois séquences méthodologiques, correspondant à trois approches et diverses sources de données complémentaires.

Une analyse historique a été réalisée à partir des travaux académiques portant sur les modèles de développement économique et les transformations de l’organisation sociale de la production dans l’agriculture pampéenne. Elle a permis de caractériser et d’interpréter les origines de cette forme d’agriculture et de périodiser ses transformations successives.

Cette analyse « macro » de l’histoire sociale a été ensuite confrontée à une lecture compréhensive des trajectoires de familles de producteurs, reconstruites à partir de récits de vie et de données d’observations (Bertaux, 1997 ; Grossetti et Bidart, 2006). Pour ce faire, nous avons principalement mobilisé les données et résultats d’une étude conduite dans le territoire de Balcarce au sud-est de la province de Buenos Aires (Chaxel et al., 2011). Afin d’étayer notre argumentation, confirmer les interprétations et gagner en généralisation, nous avons complété l’analyse par des études de cas réalisées dans d’autres territoires de la région pampéenne .

Enfin, nous avons réalisé une modélisation de ces entreprises familiales agricoles territorialisées pampéennes à partir de leurs caractéristiques structurelles, c’est-à-dire en fonction de leurs dotations relatives en capitaux. Il s’agissait ainsi de permettre une comparaison avec d’autres formes d’agricultures familiales de différentes régions du monde (cf. les autres chapitres de cet ouvrage). En mobilisant la méthodologie proposée par les coordonnateurs de l’ouvrage (voir chapitre introductif), nous avons distingué cinq familles de capitaux (FAO, 2012) :

  • le capital naturel : superficie totale cultivée, assolement, mode de tenure foncière (location, propriété) ;

  • le capital physique : équipement agricole, têtes de bétail, système d’irrigation ;

  • le capital financier : accès au crédit, montant des crédits, valeur du bétail, revenu d’activités extra-agricoles ;

  • le capital humain : nature de la main-d’œuvre (familiale, salariée), taille de la famille, genre et sexe des membres de la famille, niveau d’éducation ;

  • le capital social : travailleurs familiaux, salariés permanents, affiliation à des organisations de producteurs, activités externes à l’exploitation.

Chaque dotation en capital a été pondérée à dire d’experts (à savoir, nous-mêmes auteurs de cette étude) sur une échelle allant de 1 à 10, 10 correspondant à la dotation maximale disponible pour une exploitation de caractère « familial » (c’est-à-dire lorsque la famille maintient un rôle central dans les prises de décisions et le travail). Il existe dans la région pampéenne des entreprises agricoles avec des dotations en capitaux supérieures à cette échelle, mais elles renvoient à des formes d’agriculture purement entrepreneuriales. Par ailleurs, afin de mettre en lumière les transformations de l’agriculture pampéenne, nous avons réalisé une modélisation pour chaque période sociohistorique identifiée dans la première séquence méthodologique.

Des chacareros du xxe siècle aux entreprises familiales agricoles territorialisées du xxie siècle

Le développement de l’agriculture pampéenne et l’émergence de la figure du chacarero

Le développement agricole de la Pampa argentine débute dès la fin du xixe siècle quand les grandes plaines de la région deviennent une terre d’accueil pour des milliers de migrants européens. Ils ont été les acteurs d’une première « agriculturisation » (Coccaro et Maldonado, 2009). De cette période émerge une figure qui restera emblématique de la production agricole pampéenne de la première moitié du xxe siècle : le chacarero. Ce terme désigne le producteur souvent immigré vivant et travaillant avec sa famille sur un lot de terre (dénommé chacra) loué aux grands domaines pampéens. Ces chacareros obtiennent par ailleurs une reconnaissance sociale et politique en fondant en 1912 la Fédération agraire argentine (FAA), organisation qui leur permet de défendre leurs droits face à l’oligarchie foncière. Ils constituent la base sociale de l’expansion des grandes cultures et le support de la modernisation du secteur agricole qui débutera dès la fin des années 1950. C’est à cette époque que se construit l’image, encore en vigueur aujourd’hui, du chacarero laborieux, animé par le désir de progrès ainsi que par l’espoir d’accéder à la propriété de la terre.

La figure du chacarero est aussi devenue une catégorie analytique et nous l’utilisons dans ce travail pour désigner une forme d’organisation sociale et technique. Plusieurs critères permettent de la caractériser (Balsa, 2007) : la nature de la main-d’œuvre, essentiellement familiale ; la capacité d’accumulation (fermes allant jusqu’à 200 ha de terre), ce qui est considérable en comparaison d’autres régions céréalières à cette époque, mais rendue possible grâce à une mécanisation précoce (Barsky et Gelman, 2001) et au faire valoir indirect.

Figure 10.1.Modélisation du chacarero selon sa dotation relative en capitaux.

Capital humain : des familles nombreuses prédominent avec un fort engagement des membres de la famille dans la production agricole ; ils ont une bonne maîtrise du travail agricole et des ambitions de progrès. Néanmoins, l’accès à l’éducation est souvent limité à l’école primaire. On note un recours possible à des salariés ou à des prestataires de services pour certaines opérations agricoles (récolte notamment).

Capital social : il y a une forte disponibilité de la main-d’œuvre familiale, une forte intégration dans le territoire, une affiliation et une participation dans les entités corporatistes et syndicales (FAA) et dans les coopératives agricoles des villes.

Capital naturel : la superficie de terre travaillée est considérable en relation à la technologie disponible à cette époque (environ 200 ha). Néanmoins, le mode de tenure foncière en location freine les possibilités de capitalisation et conditionne les stratégies productives, car les chacareros sont soumis aux conditions et exigences imposées par les propriétaires fonciers.

Capital physique : les stratégies de capitalisation privilégient la qualité et la quantité d’équipements agricoles, ce qui permet aux familles de maximiser la quantité de terres en location.

Capital financier : on note une disponibilité de crédits limitée. Les chacareros n’ont pas accès aux crédits bancaires et doivent recourir aux commerçants ou aux propriétaires de la terre, ce qui génère une situation d’endettement permanent.

Politique d’accès à la terre et modernisation agricole (1940-1980)

Suite à la crise de 1929, le secteur agricole argentin est fortement affecté par la conjoncture économique qui s’accentue pendant la seconde guerre mondiale. À partir de 1937, les surfaces cultivées diminuent au profit de l’élevage. Dès le milieu des années 1930, des mesures politiques sont prises pour redynamiser le secteur agricole, notamment en facilitant l’accès à la propriété foncière. Ces politiques ont été renforcées pendant le gouvernement péroniste. Dès la fin des années 1950, l’heure est au gain de productivité. L’Inta[58] est créé en 1957 afin de prendre en charge la diffusion des progrès technologiques visant à augmenter les rendements. Cette politique conduit à une forte augmentation de la production de céréales et d’oléagineux de 1953 à 1984.

Sur le plan de la structure agraire, les politiques d’accès au foncier et de modernisation agricole induisent l’émergence d’une frange de producteurs combinant pour la première fois la propriété de la terre et sa mise en production. Il peut s’agir aussi bien de chacareros ayant eu accès à la propriété que de propriétaires qui – sous la pression des lois foncières – font le choix de cultiver eux-mêmes leurs terres avec leurs propres équipements ou en faisant appel à des prestataires de services. Cette nouvelle catégorie renforce significativement le mythe du producteur familial rural. Le modèle productif dominant est alors celui d’une exploitation mixte qui combine agriculture et élevage. Certains producteurs qui n’arrivent pas à accéder à la propriété ou qui le font à une petite échelle acquièrent un parc de machines qui leur permet de se spécialiser dans la prestation de services pour les propriétaires qui délèguent le travail agricole à des tiers.

Bien que ces chacareros, qui accèdent à la propriété ou capitalisent par l’acquisition de matériel agricole, continuent à s’identifier comme tel, ils sont décrits dans le monde académique comme des farmers (Archetti et Stölen, 1975), par analogie avec les farmers américains (Gaignard, 1979). La catégorie de farmer différencie ces producteurs des modèles de la paysannerie : les farmers pampéens accumulent du capital (terre et/ou équipement), investissent dans la technologie (ils sont en lien avec l’Inta ou avec des entreprises privées), réalisent des investissements productifs et également non « directement » productifs (dans l’éducation de leurs enfants notamment), augmentent leur échelle de production. Ils sont en ce sens les piliers de la Révolution verte en Argentine et de la « seconde agriculturisation » qui s’amorcera dès la fin des années 1960 (Balsa, 2007 ; Murmis, 1988). Ce processus de passage du chacarero au farmer (en tant que catégories analytiques) est qualifié de « voie farmer » (Balsa, 2007). Jusqu’aux années 1990, les farmers pampéens seront perçus comme les « héros » de la modernisation agricole et du monde rural pampéen. Ils quittent les campagnes pour s’installer en ville et forment une nouvelle bourgeoisie rurale.

Pour cette période, la figure 10.2 présente trois types qui dérivent de la figure du chacarero, chacun de ces types pouvant renvoyer à des producteurs se prévalant d’une identité de chacarero (en tant qu’héritiers du modèle antérieur).

Figure 10.2. Modélisation des farmers pampéens en fonction de leurs dotations relatives en capitaux.

Le type « farmer propriétaire » dispose d’une dotation élevée et équilibrée dans les cinq familles de capitaux considérés.

Le type « farmer prestataire de services » se situe aux niveaux maxima de capital social et de capital physique. Néanmoins, il dispose d’un niveau de capital naturel inférieur étant donné qu’il travaille essentiellement sur des terres louées ou en métayage. Son niveau de capital humain est également inférieur, car la majorité des enfants priorise le travail agricole et ne va pas à l’université.

Perdurent des « producteurs peu capitalisés » avec un niveau de dotation inférieur aux deux autres types dans l’ensemble des capitaux considérés et notamment dans le capital physique étant donné qu’ils ne disposent pas d’équipements en propriété et doivent recourir aux services des prestataires de services agricoles ou des farmers propriétaires. Cette frange de producteurs sera la plus affectée par les changements techniques de la période suivante.

Émergence de l’agriculture de firme et effacement du farmer pampéen (années 1990)

L’introduction des semences génétiquement modifiées en 1996 conduit au développement rapide d’un nouveau paquet technique fondé sur le semis direct, les semences OGM et le recours massif aux herbicides. Ce processus s’accompagne d’une restructuration plus profonde du secteur agricole pampéen avec l’émergence d’une agriculture de firme et la disparition d’un nombre important de « producteurs peu capitalisés » de la période précédente[59]. Il tend à rendre invisible sur la scène nationale le « héros » du modèle de modernisation de l’époque précédente (le farmer pampéen), pourtant toujours actif et présent dans les territoires ruraux (Albaladejo, 2008).

L’analyse de trajectoires de familles de producteurs d’un territoire particulier (Balcarce, sud-est de la province de Buenos Aires) révèle comment des farmers pampéens – descendants ou héritiers des chacareros – se sont maintenus dans les espaces productifs dominés par le modèle de l’agribusiness. Nous avons ainsi identifié quatre types d’acteurs découlant directement de familles de chacareros et toujours présents dans le secteur productif pampéen (Chaxel et al., 2011) :

  • des rentiers agricoles qui ont fait le choix de ne pas vendre leurs terres mais d’en louer l’intégralité pour bénéficier d’une rente. Ils conservent parfois une maison à la campagne mais ne sont plus actifs, ni dans la gestion de l’exploitation, ni dans l’activité productive proprement dite. Ces derniers se consacrent à d’autres activités, pas nécessairement en lien avec le secteur agricole (commerce, artisanat, enseignement, recherche, etc.). Certains rentiers conservent néanmoins quelques hectares de terre en faire-valoir direct pour développer des productions alternatives (fromage, porc, œuf, maraîchage) destinées aussi bien à l’autoconsommation qu’à la vente sur le marché local. D’autres se réorientent vers des marchés de niche (élevage d’animaux de chasse, par exemple) ou mettent à profit leur capital pour diversifier leurs activités (en développant le tourisme rural, par exemple). Nous les qualifierons de « producteurs reconvertis » ;

  • des entreprises familiales dont l’activité principale demeure la production agricole, mais qui ont diversifié leurs activités selon les opportunités régionales : élevage, production horticole, activités de prestation de services pour des travaux agricoles, conseil, etc. ;

  • des entreprises familiales qui se sont spécialisées dans la prestation de services agricoles : les personnes s’identifient comme des prestataires de services (contratistas), mais peuvent parallèlement développer d’autres activités secondaires (agricoles ou non).

Ce sont ces deux dernières catégories que nous qualifions d’entreprises familiales agricoles territorialisées (Efat) et sur lesquelles nous centrons notre analyse. L’activité privilégiée (production agricole ou prestation de services agricoles) influe sur la nature des capitaux en jeu et sur les connaissances valorisées.

Ainsi, les prestataires de services privilégient le parc d’équipement au détriment du foncier et valorisent davantage les connaissances tacites (acquises dans l’expérience et/ou transmises de génération en génération) et formelles (formations proposées par les entreprises de machinisme agricole) pour actualiser leurs parcs d’équipement et se maintenir informés des nouvelles techniques (semis assisté par GPS, semis direct, etc.).

Au contraire, les entreprises qui ont conservé un volant d’activités agricoles disposent d’un capital foncier plus important (entre 200 et 1 000 ha en propriété) et associent agriculture et élevage. Les membres de ces entreprises familiales combinent des connaissances tacites (sur le travail agricole, les activités agricoles et l’élevage) et de nouvelles connaissances relevant davantage du monde de l’entreprise (connaissances sur les marchés agricoles, sur la gestion d’entreprise) ou du monde de l’agribusiness (nouvelles techniques de cultures, nouvelles variétés). Ces entreprises disposent souvent de l’apport des enfants devenus professionnels (ingénieur agronome, vétérinaire, licencié en commerce et gestion d’entreprises), ce qui leur permet d’accroître leur polyvalence cognitive et de faire évoluer leurs activités.

Une étude réalisée dans le même territoire de Balcarce (Albaladejo et Arnauld de Sartre, 2012) permet de corroborer le processus de dissociation entre propriété de la terre et production agricole proprement dite : seulement 40 % des terres de ce territoire sont en faire-valoir direct ; 73 % des terres en location sont louées par des producteurs locaux (autrement dit des Efat). Quant aux pools de semis, ils louent seulement 27 % des terres agricoles disponibles à la location. Ces résultats confirment l’importance quantitative des Efat dans l’organisation productive et, de manière plus générale, dans un territoire pampéen tel que Balcarce.

Figure 10.3. Modélisation des entreprises familiales agricoles territorialisées pampéennes en fonction de leurs dotations relatives en capitaux.

De par leur fort ancrage territorial, les deux types d’Efat comptent avec un niveau maximal de capital social (connaissance des terres et des propriétaires loueurs, des autres acteurs de l’amont, des prestataires de services ou des producteurs locaux suivant le type, etc.).

À la différence des Efat spécialisées dans la prestation de services, les entreprises familiales agricoles diversifiées comptent souvent avec des enfants ayant eu accès à des études supérieures, raison pour laquelle elles disposent d’un niveau de capital humain supérieur.

Les Efat diversifiées tendent à disposer du niveau maximum de capital naturel (terre en propriété et en location) ainsi que d’un important capital financier du fait de leur assise patrimoniale. Elles ont un bon niveau de capital physique dans le sens où elles disposent d’un parc d’équipements, mais moindre que celui des entreprises familiales spécialisées en prestation de services qui sont largement dotées en matériels modernes, puissants et coûteux.

Les Efat spécialisées dans la prestation de services disposent du niveau maximum de capital physique (investissements dans le parc d’équipements) mais leur fort endettement fait baisser leur dotation en capital financier : elles sont, dans de nombreux cas, dépendantes de pools de semis ou des entreprises de l’agribusiness. Leur capital naturel est relativement faible puisqu’elles ne possèdent que peu de terres en propriété.

La figure 10.4 propose une synthèse de cette lecture historique et de notre problématique. Elle met en évidence que les Efat pampéennes se distinguent de l’agriculture de firme, mais se retrouvent également hors du champ de l’agriculture familiale. En effet, la majorité des cas renvoyant à l’agriculture familiale sont des travailleurs ruraux ou des personnes issues de la ville qui se sont installées à la campagne pour développer une production orientée vers le marché local ou vers des marchés de niches. Seuls de rares cas d’anciens chacareros ayant développé une production alternative sur quelques hectares maintenus en faire-valoir direct se retrouvent dans ces réseaux. Ces familles ont en commun de recourir quasi exclusivement à la main-d’œuvre familiale et de combiner lieu de résidence et de travail. Les Efat pampéennes se retrouvent donc dans une zone d’ombre au niveau académique et politique. Dans la troisième partie de ce chapitre, nous approfondissons ce paradoxe.

Figure 10.4. Processus de différenciation sociale de l’agriculture familiale pampéenne et positionnement de l’entreprise familiale agricole territorialisé.

Les entreprises familiales agricoles territorialisées

Nous défendons la thèse que les Efat pampéennes empruntent à différents modèles d’agriculture bien identifiés en Argentine (agriculture familiale et agriculture de firme)[60]. Pour mieux les caractériser et les différencier, nous proposons de montrer leurs similitudes et divergences avec ces deux modèles.

En quoi les Efat pampéennes se distinguent-elles des autres agricultures ?

Les entreprises familiales agricoles se caractérisent d’abord par leur ancrage territorial : les membres de la famille investis dans l’entreprise vivent dans les bourgades autour desquelles ils exercent leurs activités aussi bien productives que de prestation de service. Leur fort pouvoir d’achat et leurs apports tributaires en font des acteurs importants de l’économie locale. Ces « notables » peuvent avoir des responsabilités et s’investir dans la vie politique locale ou associative, sans pour autant porter un discours démarqué de ceux de l’« agrobusiness » et du mouvement de l’« agriculture familiale ». Ces entreprises contribuent à la vie économique et sociale des territoires, car elles génèrent de l’emploi et constituent un pivot de l’organisation productive locale. Ces acteurs construisent localement des références dans leurs réseaux (entreprises fournisseurs d’intrants ou de machines, formations ou groupes de producteurs) et adaptent ces techniques aux spécificités de leur région. Loin d’être « invisibles » au niveau local, ils sont donc connus et reconnus par les habitants des bourgades où ils habitent.

La deuxième particularité de ces entreprises est que la gestion relève encore de logiques familiales, bien qu’elles aient opté pour des statuts juridiques d’entreprises. Le projet de l’entreprise se confond avec le projet de vie de la famille et avec le souci de professionnalisation et d’insertion professionnelle des enfants. L’analyse des trajectoires de ces familles révèle ainsi de fortes logiques de patrimonialisation et de transmission. Le nombre et le genre des enfants ainsi que leur niveau de scolarisation sont des critères pris en compte dans le choix des activités développées et dans les investissements réalisés. Les prises de décisions sont réalisées au sein de la famille et les anciens – même s’ils ne sont plus actifs dans le travail agricole – restent partie prenante des décisions de l’entreprise, tel que l’exprime ce jeune agronome devenu membre de l’entreprise créée par son père et son oncle : « Dans notre entreprise, les jeunes proposent mais les vieux disposent. » Les jeunes peuvent néanmoins induire des transformations notamment à travers les nouvelles techniques proposées par l’agrobusiness ou en impulsant un mode de production agroécologique[61].

Une autre caractéristique des Efat est que le patrimoine familial est partiellement dissocié du capital de l’entreprise familiale. Bien que le capital de départ de l’entreprise provienne en premier lieu du patrimoine familial (terres, machines, bétail), tous les membres de la famille ne travaillent pas dans l’entreprise. De ce fait, le capital généré par les activités de l’entreprise appartient aux membres de la famille investis dans l’entreprise (en général les hommes) et non à la famille. C’est une des raisons pour lesquelles nous qualifions ces formes d’agriculture d’« entreprises familiales ». Cette particularité pose des difficultés pour garantir la pérennité de l’entreprise : en effet, si un des membres de la famille investi dans l’entreprise décède ou quitte l’entreprise, il lui revient, à lui ou à ses enfants en cas de décès, le droit de recouvrer non seulement la part de patrimoine qui lui correspond, mais également la part de capital créée au cours de la période où il a travaillé dans l’entreprise. De ce fait, les cas de séparation ou de décès peuvent mettre en péril l’équilibre économique de l’entreprise familiale. La pérennité de ces entreprises réside alors dans la composition de la famille (nombre et sexe des enfants) et la force des alliances et arrangements familiaux. Par ailleurs, ces entreprises héritent souvent d’un mode de gestion patriarcale où les femmes sont exclues de certaines décisions stratégiques : même si elles le souhaitent, il est malvenu, selon les critères de la société locale, qu’elles tentent de récupérer leur part du patrimoine si leurs frères décident de continuer à travailler ensemble. Ces questions de statut et de pérennité de l’entreprise sont des thèmes centraux discutés au sein des familles. De ce fait, même si le statut d’entreprise les rapproche de l’agriculture de firme, les logiques sous-jacentes de gestion et de transmission de l’entreprise relèvent quant à elles de logiques familiales.

Une autre caractéristique qui différencie fortement ces entreprises des acteurs de l’agriculture de firme est que le capital de l’entreprise provient majoritairement du patrimoine familial et du produit des activités de l’entreprise. A contrario, le capital fixe des pools de semis ou des firmes est très réduit et ces entreprises administrent des investissements et des prestations de services. Le capital de l’Efat (et notamment le foncier ou le bétail) constitue une source de sécurité pour la famille. Beaucoup déclarent par exemple conserver de la terre en propriété non seulement pour bénéficier d’une rente ou produire mais également pour avoir une sécurité en cas de « coup dur » (maladie d’un membre de la famille, par exemple). Cette caractéristique est souvent évoquée par les acteurs de l’Efat pour se différencier des pools de semis. Ils évoquent alors une « concurrence déloyale », car en cas de mauvaise récolte ou de blocages sur les marchés agricoles (comme c’est le cas depuis 2011 sur le marché du blé, par exemple), ces entreprises n’ont pas de porte de sortie (elles ne peuvent pas se délocaliser) et doivent avoir la capacité de surmonter cette crise. Elles mettent ainsi en place des stratégies qui les différencient des pools telle que la diversification des activités pour minimiser les risques climatiques ou économiques.

La dernière particularité de ces entreprises est, malgré leur orientation dominante dans les activités de production agricole ou de services, qu’elles combinent systématiquement plusieurs activités. Cette pluriactivité peut se déployer aussi bien à l’échelle de l’entreprise que de la famille. L’entreprise peut diversifier ses activités (agriculture, élevage, vente de taureaux sélectionnés, horticulture, etc.) ou de services (prestation de services pour les travaux agricoles, activités de conseil, intermédiaires pour la vente ou la location de terres). L’appartenance à plusieurs réseaux et les connaissances qu’ils ont acquises dans différents champs d’activités sont des ressources essentielles pour mener à bien leur projet de diversification. La pluriactivité s’observe également au niveau de la famille. En général, tous les membres de la famille ne se consacrent pas à l’entreprise. Les femmes en particulier exercent souvent une autre activité salariée (enseignement, vente à domicile, fonction publique, travaux de couture) et leur rôle – bien que peu mis en avant dans le discours des membres de l’entreprise – est essentiel pour le maintien de l’économie familiale et de l’économie de l’entreprise dans les moments difficiles.

Ces entreprises ont des ressources (réseaux locaux d’interconnaissance, confiance, connaissance du territoire), des logiques de fonctionnement (patrimonialisation, transmission), des stratégies (diversification, sécurisation des ressources) et des modes de prises de décisions (respect des anciens et prises de décision en lien avec le projet de la famille) qui les rapprochent de l’agriculture familiale. Par ailleurs, ce qui les distingue fortement des agricultures de firme, c’est un fort attachement à leur territoire : ces entreprises adoptent des stratégies et activent leurs ressources avec l’objectif de se maintenir dans leur territoire. L’analyse de leurs trajectoires professionnelles révèle de fortes capacités d’adaptation et une flexibilité pour ajuster leurs activités en fonction des opportunités et des contraintes perçues dans leur environnement (Chaxel et al., 2013 ; Gasselin et al., 2013).

Néanmoins, d’autres critères les excluent de la catégorie politique émergente de l’agriculture familiale et amènent à s’interroger sur la pérennité de ces formes d’agriculture et, au-delà, sur la durabilité des espaces ruraux pampéens.

En quoi les Efat pampéennes se rapprochent-elles des autres agricultures 

La reconstruction de la trajectoire des Efat pampéennes montre que le recours à la prestation de service (ou à des salariés aussi bien temporaires que permanents) a été et reste aujourd’hui une des modalités du développement agricole de la région pampéenne (Muzlera, 2009). Ce processus de tertiarisation s’est cependant amplifié avec l’arrivée dans le secteur productif des acteurs du monde de l’agrobusiness (multinationales des intrants agrochimiques et des semences en premier lieu) et de la finance (fonds fiduciaires, fonds souverains). Ils impulsent de nouvelles formes d’organisation de la production et du travail agricole : on passe ainsi d’un « modèle intégral » où le producteur a la maîtrise de la majorité des moyens de production et réalise (ou du moins contrôle) les travaux agricoles à un « modèle en réseau » où une ségrégation s’opère entre l’entreprise agricole elle-même, les investisseurs, les entrepreneurs de travaux agricoles et les propriétaires fonciers (Bisang, 2009). Bien que les Efat ne recourent pas à des investisseurs de capitaux non agricoles et non ruraux (comme le font les firmes), elles ont intégré cette nouvelle forme d’organisation du travail. L’allocation de la main-d’œuvre diffère suivant les cas de figures : dans le cas des Efat qui ont maintenu un volant d’activités agricoles, les enfants peuvent réaliser le travail agricole ou le déléguer à des salariés ou à des prestataires de service agricoles (selon le parc d’équipement disponible). Lorsque la famille dispose de matériel agricole, il est fréquent qu’elle propose une prestation de service à d’autres producteurs. Par ailleurs, les enfants devenus professionnels (ingénieurs agronomes, vétérinaires) peuvent diversifier leurs activités en offrant leur service de conseil ou de gestion à d’autres producteurs ou à des firmes. Les Efat agricoles intègrent par ailleurs le système de faire-valoir indirect en louant des terres dans une logique d’économie d’échelle. Dans le cas des Efat spécialisées dans la prestation de services agricoles, les membres de la famille gèrent les activités de l’entreprise et réalisent le travail agricole pour le compte de producteurs ou de firmes. Ils peuvent par ailleurs faire appel à des salariés en complément de la main-d’œuvre familiale.

Enfin, les Efat sont inscrites dans des systèmes techniques de production très intensifs et dépendants de la chimie : elles ont adopté le paquet technologique (OGM, semis direct, recours massif aux herbicides) et ne semblent pas se différencier de l’agriculture de firme au niveau de leurs pratiques. Le mode de location du foncier (contrat pour une seule saison agricole sans garantie de renouvellement) les amène à avoir, pour ces terres en location, les mêmes logiques de rentabilité que les firmes (optimiser la rentabilité avec le minimum d’investissement possible), en partant du principe que les améliorations réalisées dans une parcelle louée restent dans la parcelle. Par ailleurs, cela les conduit, pour rester compétitives, à être toujours en veille sur les innovations technologiques en participant à des réseaux d’échanges et des formations. Elles sont de ce fait tout aussi dépendantes des intrants et des grands groupes de l’agrofourniture, et contribuent au même titre que les firmes à l’appauvrissement et à la contamination des ressources naturelles dans les territoires ruraux. C’est essentiellement pour cette raison que ces Efat tendent à se voir exclues de la catégorie de l’agriculture familiale promue par le Fonaf qui défend des modèles de production alternatifs soucieux de l’équité sociale et de la préservation des ressources naturelles.

Conclusion

Les entreprises familiales agricoles territorialisées (Efat) de la région pampéenne trouvent racine dans une histoire, celle des chacareros qui ont réussi à capitaliser en terre ou en équipements agricoles (et à se transformer en farmers). Elles conservent, ou héritent, de cette trajectoire un certain nombre de particularités qui les rapprochent des schémas de l’agriculture familiale et les éloignent du modèle de l’agriculture de firme. Néanmoins, elles ont intégré le discours du nouveau schéma productif intensif et financiarisé, et certaines de ses pratiques, notamment dans certains cas une organisation du travail, des connaissances et des formes de gestion. De ce fait, elles ne sont pas toutes étrangères au modèle de l’agriculture de firme.

C’est avant tout leur fort ancrage territorial qui les distingue des firmes proprement dites. De ce fait, les Efat constituent des acteurs stratégiques pour le maintien et le développement des territoires ruraux, des acteurs reconnus et visibles dans la vie économique et politique locale. Les firmes sont au contraire les grandes « invisibles » des territoires ruraux pampéens. Seul l’observateur attentif saura distinguer leur présence en repérant un logo sur une camionnette circulant dans la bourgade. Le principal paradoxe est que ces Efat ne bénéficient plus aujourd’hui d’une représentation nationale et d’un projet politique différencié de celui de l’agriculture de firme. Elles n’ont pas d’organisation propre et tendent de ce fait à être assimilées aussi bien par la recherche, la classe politique que l’opinion publique à la figure des entrepreneurs qu’incarne l’Aapresid.

Ce constat soulève de nouveaux questionnements pour la recherche, notamment la nécessité d’interpréter ce « silence » dans la sphère politique nationale. Est-ce que le discours de modernisation impulsé par les acteurs dominants de l’agribusiness a empêché l’expression d’un discours plus nuancé qui aurait pu représenter ces entreprises familiales ? Ou est-ce que ce « silence » relève d’une stratégie des mêmes entreprises familiales ?

Les Efat sont très actives dans l’économie et la vie politique locale et peuvent participer à des mouvements de protestation quand elles ne trouvent pas de solution localement. Nombreuses sont celles qui sont dans une organisation de producteurs plus formelle (FAA, Crea[62] ou autres) ou qui se plaignent du manque de représentativité des organisations existantes. Cependant, aucune de ces organisations ne produit un discours qui les représente selon les caractéristiques que nous venons de présenter. Comment cette élite locale peut-elle ainsi s’impliquer dans un projet politique national qui la représente ? Pourquoi une catégorie si importante en nombre d’unités, en termes d’influence dans le territoire et de participation à la production n’a-t-elle pas de discours et de représentation propre ? Ces constats et interrogations conduisent à questionner le positionnement de la recherche en relation aux catégories et aux modèles généraux pour décrire la complexité des mondes agricoles. Ils invitent à penser le passé et le futur de l’agriculture pampéenne de manière différente d’une perspective duale afin de pouvoir reconnaître et faire reconnaître la diversité des acteurs qui coexistent dans les territoires ruraux.

47La réciproque est vraie et les typologies ont bien entendu parfois vocation à exclure ou à invisibiliser.
48Ce calcul reste approximatif : il ne prend pas en compte le fait que sur l’ensemble des terres converties une partie est dédiée aux infrastructures : logements, bureaux mais aussi usines de transformation, qui elles aussi sont le lieu de travail d’ouvriers permanents.
49Le terme « paternaliste » est employé ici selon une définition non normative qui caractérise la présence de protections privées, fournies par les firmes, et qui s’expriment directement dans la vie privée des ouvriers : paiement d’une partie du salaire en nature (riz), fourniture d’un logement, de soins médicaux, d’allocations pour l’éducation des enfants, de lieux de culte et de terrains de sport.
50Au cours de l’enquête menée auprès d’ouvriers de plantation, un des ouvriers rencontré exploitait une cinquantaine d’hectares.
51Ces projets de recherche sont : (i) le projet « Recherche et actions de divulgation sur la multifonctionnalité de l’agriculture familiale et le développement territorial au Brésil », coordonné par Renato Maluf et Maria José Carneiro du CPDA/UFRRJ ; (ii) le projet « De la multifonctionnalité de l’agriculture à la table : habitudes alimentaires et production d’autoconsommation, identité et stratégies de reproduction sociale des familles agricoles », coordonné par Renata Menasche (Ufpel, PGDR/UFRGS) ; et (iii) le projet ANR « La production de politiques de développement agricole durable dans leurs contextes : construction de compromis institutionnels et ajustements temporels entre le global et le local » (Propocid), coordonné par Philippe Bonnal (ART-Dev, Cirad) et Renato Maluf (CPDA/UFRRJ).
52Le municipe est l’échelle de gouvernance locale du système fédéral brésilien composé de trois niveaux : nation, État, municipe. Il s’apparente à la commune française par son caractère local, mais s’en différencie de par le système électoral et le niveau de responsabilité. En effet, le municipe, à l’instar des deux autres niveaux, est doté de responsabilités propres en matière de pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif.
53IBGE, Institut brésilien de géographie et de statistique, 2011. Censo Demográfico 2010. www.ibge.gov.br
54Selon Renk (2009), dans l’État du Rio Grande do Sul, le terme caboclo est relativement vague. Il désignerait toute personne d’origine diverse (esclave fugitif, métis, etc.) se différenciant des migrants d’origine allemande, italienne ou polonaise.
55Le cycle fondamental correspond à l’école primaire et au collège, en France. Il se termine par un niveau équivalent à la fin de la troisième, en France.
56Mais face à cette interdiction, Menache et Schmitz (2007) ont observé la pratique courante parmi les exploitants sous contrat avec l’agro-industrie d’élever des volailles et des porcs destinés à l’autoconsommation à l’insu de l’industrie, dans des bâtiments cachés ou localisés chez un voisin. Ces éleveurs se refusent à consommer les animaux engraissés selon les directives de l’industrie et préfèrent recourir aux techniques et aliments du bétail traditionnels pour produire les animaux destinés à l’autoconsommation.
57 Ce travail a bénéficié d’une aide de l’Agence nationale de la recherche et de l’Agence inter-instituts de recherche pour le développement (AIRD) dans le cadre du programme Systerra, portant la référence ANR-09-STRA-04.
58 L’Instituto Nacional de Tecnología Agropecuaria (Inta) est une institution étatique ayant une double fonction de recherche agronomique et de vulgarisation.
59 Entre 1992 et 2002, 88 000 exploitations agricoles ont disparu en Argentine (soit 25 % des exploitations au niveau national), le phénomène étant encore plus accentué dans la région pampéenne (33 %) (Obschatko et al., 2006). 50 % des exploitations qui ont disparu sont celles de moins de 200 ha correspondant en région pampéenne aux chacareros.
60 Nous ne mobilisons pas la catégorie d’« agriculture patronale » suggérée dans l’introduction de cet ouvrage dans la mesure où ce terme renvoie en Argentine à des formes traditionnelles, notamment paternalistes, de relations avec les employés (indépendamment de leur nombre), tandis que les Efat représentent une modernisation non pas seulement de l’outil de production mais aussi des modes de vie et des rapports sociaux et de travail.
61 L’agroécologie commence à être introduite dans certaines universités d’agronomie argentines. Les jeunes agronomes réceptifs à ce nouveau paradigme sont à même d’expérimenter certaines pratiques et méthodes dans l’entreprise agricole familiale dont ils font partis. Ils sont en ce sens des vecteurs fondamentaux d’un éventuel changement de paradigme productif dans cette région.
62 Groupes d’agriculteurs d’assistance et d’expérimentation technique, créés en 1957 et regroupés au sein de l’Association Argentine des Consortia Régionaux d’Expérimentation Agricole (AACREA).