Au-delà de l’agriculture familiale, des enjeux politiques et territoriaux déterminants

Introduction

Philippe Bonnal

L’agriculture a de tout temps occupé une place centrale dans la conformation et la préoccupation des États. Les raisons tiennent bien sûr à sa fonction naturelle et indispensable en matière de fourniture d’aliments, à son rôle prépondérant dans l’aménagement du territoire, à son importance dans la mobilisation et la répartition des ressources naturelles (terre et eau), ainsi qu’à son poids dans la génération de valeur et la création d’emplois directs et indirects. De ce fait, l’agriculture constitue encore, pour nombre de pays, un secteur d’activité hautement stratégique, objet d’attentions politiques.

Mais la façon dont l’État intervient dans le domaine agricole et assume une fonction de régulation est très variable d’un pays à un autre. Il peut appuyer la transformation de l’agriculture nationale, considérée dans sa globalité, et favoriser son insertion dans les échanges marchands, comme l’ont fait la plupart des pays industrialisés. Il peut aussi privilégier une forme d’agriculture par rapport à une autre, comme l’ont longtemps pratiqué des pays sud-américains au détriment de leurs agricultures familiales. Il peut également intervenir de façon discriminante et ponctuelle en concentrant ses actions sur des espaces géographiques, sociaux ou thématiques spécifiques, en répondant à des motivations de différentes natures.

Les formes de l’intervention publique en soutien de l’agriculture familiale varient ainsi très fortement d’un pays à l’autre en raison des stratégies d’intervention, comme nous venons de l’évoquer. Elles varient également en fonction des caractéristiques macro-économiques et du niveau d’indépendance économique vis-à-vis de l’extérieur, facteurs qui conditionnent la capacité d’intervention de l’État. Elle varie enfin en fonction des enjeux spécifiques des agricultures familiales nationales.

Ces enjeux sont divers et peuvent combiner des défis de différentes natures : politique (poids politique des acteurs de l’agriculture familiale), sociale (pauvreté rurale, inégalité), culturelle (valeurs symboliques), économique (part dans le PIB et structure de la balance commerciale, dynamiques intersectorielles, importance des transferts familiaux, etc.), aménagement du territoire (amélioration de l’accès aux ressources, notamment foncière et hydrique), etc.

Les études de cas réunies dans cet ouvrage font toutes mentions d’interventions publiques spécifiques. Les trois chapitres regroupés dans cette partie partagent une même particularité qui tient au poids surdéterminant du contexte politique et institutionnel global.

En Inde, alors que le milieu rural concentre l’essentiel de la population nationale et que la taille des exploitations, déjà très petite, ne cesse de diminuer, l’État est confronté à des enjeux sociopolitiques considérables, exacerbés par la taille immense de la population agricole, essentiellement familiale, la croissance démographique important (plus 19 millions par an) et une structure sociale (castes) toujours contraignante. Ces enjeux, sans cesse renouvelés, réclament des réponses concrètes et adaptées pour éviter à tout prix la rupture des fragiles équilibres sociaux et économiques dont les effets seraient incalculables. Dès lors, il s’agit, pour l’État et ses partenaires socio-économiques, de mener de front diverses activités visant tout à la fois à : limiter l’exode rural, faciliter l’accès des agriculteurs aux ressources, notamment hydriques, maintenir l’emploi rural, assurer la sécurité alimentaire, réduire la pauvreté rurale, mais aussi à contrebalancer le poids des structures et des normes sociales pour accroître les chances de la population la plus défavorisée. Il s’agit là de défis gigantesques compte tenu de l’importance numérique de la population concernée.

Dans la région nord du Tibet, les soutiens publics sont de toute évidence, du moins en partie, guidés par des motivations politiques liées à la consolidation de la légitimité de l’autorité chinoise dans une région marquée par des revendications territoriales ethniques et politiques, des préoccupations sociales et politiques en matière d’appui aux groupes ethniques minoritaires, des stratégies économiques confortant les échanges commerciaux de la Route de la soie et enfin des considérations environnementales concernant l’érosion des sols des zones pastorales.

La Nouvelle-Calédonie tente de régler petit à petit son lourd héritage colonial et d’apartheid. Les accords de Matignon (1988) et de Nouméa (1998) ont jeté les bases d’une réconciliation entre les populations d’origine calédonienne et européenne autour du projet collectif de « destin commun » ; bases qui doivent être sans cesse confirmées et consolidées. L’agriculture familiale y a une forte valeur symbolique et politique. Du côté de la communauté kanak, l’agriculture familiale est le principal marqueur culturel. Structurée par les pratiques liées à la « coutume », au don et contre-don, aux liens de solidarité, à la hiérarchie, aux rites, elle revendique sa singularité et sa légitimité face à une agriculture familiale essentiellement d’origine européenne, structurée par d’autres symboles, ceux des défricheurs et de la mise en valeur du territoire, entre autres. Si on prend en compte que le territoire calédonien jouit de revenus miniers très significatifs et de transferts publics – justifiés par le rattrapage des déséquilibres coloniaux – qui remplissent d’envie bien d’autres territoires régionaux et que, par ailleurs, la population kanak est relativement réduite, on peut s’étonner que le niveau de vie des agriculteurs kanak soit si modeste. En effet, la population kanak aurait toute légitimité politique à revendiquer des aides publiques plus substantielles. Les éléments d’explication sont sans doute à rechercher dans la force des symboles identitaires dans l’argumentaire des leaders et des positionnements politiques des élus kanak.

Le rapprochement de ces trois études de cas contrastées invite à prendre en compte la diversité des problématiques nationales dans la définition des actions publiques en matière d’agriculture familiale au-delà de l’appui restreint à la fonction de production. Il illustre le fait que les soutiens publics à l’agriculture familiale s’inscrivent dans une construction complexe et stratégique répondant à des objectifs dans lesquels les dimensions territoriales – au sens d’espace contrôlé politiquement – sont structurantes. Cette dimension territoriale se traduit toutefois par des modalités d’appuis diversifiées qui intègrent des aspects symboliques et matériels, mais également sociaux, économiques, environnementaux et politiques. Il met aussi en évidence que les modalités d’application des politiques publiques conditionnent, par effet retour, les caractéristiques et l’évolution des agricultures familiales.

Émiettement des exploitations familiales irriguées du sud de l’Inde

Frédéric Landy

Peasant… Les économistes indiens utilisent ce terme pour qualifier l’exploitant qui possède assez de moyens de production (terre, cheptel) pour s’employer, lui et sa famille, mais pas assez pour employer les autres. En pratique, cette situation n’existe pourtant quasiment jamais : soit l’exploitant, plutôt pauvre, s’engage au moins occasionnellement, lui ou un membre de sa famille, comme ouvrier agricole ou travailleur émigré ; soit, malgré sa pauvreté, il doit engager de la main-d’œuvre pour les opérations gourmandes en travail (repiquage du riz, moisson…), ne serait-ce que quelques jours par an. Il est vrai qu’il peut s’agir alors d’entraide non rémunérée entre voisins ou parents plutôt que d’emploi véritable, et jamais d’emploi permanent : on est donc bien dans le cadre d’une agriculture « familiale ». Aussi le recensement indien, qui distingue agricultural labourers et cultivators, ne définit-il ces termes que relativement : est « ouvrier agricole » celui qui passe plus de la moitié de l’année à travailler comme salarié, ce qui ne l’empêche pas de posséder éventuellement un lopin, tandis que de leur côté les cultivators peuvent fort bien être salariés agricoles, mais pour moins de 180 jours dans l’année[91]. Assurément, « on observe une fluidité considérable entre la petite production et le travail salarié » (Harriss-White, 2012).

Ce chapitre analyse de façon bibliographique les trajectoires des exploitations familiales irriguées, encore largement à dominante céréalière, du sud de l’Inde. Des études dans trois États de la péninsule permettent en effet une vision historique de l’évolution de l’agriculture familiale en milieu irrigué[92]. Elles couvrent toute la région entre le golfe du Bengale et le Karnataka méridional : ce texte demeure donc assez qualitatif et général, mais prétend apporter une belle profondeur dans le temps (un demi-siècle) et dans l’espace. Nos villages sont-ils représentatifs pour autant ? Ceux étudiés dans le centre du Tamil Nadu, près de Pondichéry, par Harriss et al. (2012b), Viramma et Racine (1994) et Marius-Gnanou (2008) sont voisins, dans une région d’assez forte industrialisation rurale, sur ou à proximité d’une route nationale ; ceux de Harriss-White et Janakarajan (2004) sont proches de la métropole Chennai (ex-Madras, 9 millions d’habitants en 2011). Un village au sud du Tamil Nadu (Harriss et al., 2012a) se trouve dans une situation quasi périurbaine comparable, même si la région est un peu moins développée et que la ville de Tirunelveli, à 16 km, ne compte que 450 000 habitants. Au Karnataka méridional, les deux villages voisins étudiés par Epstein (1973), Epstein et al. (1998) et Landy (1994) se trouvent dans une région demeurée très agricole grâce à l’arrivée d’un canal d’irrigation en 1940, un peu dynamisée aujourd’hui par la route Mysore-Bangalore et la proximité de la ville sucrière de Mandya (140 000 habitants). Les deux villages du delta de la Krishna en Andhra Pradesh étudiés par Farrington et al. (2006) leur ressemblent assez, même s’ils sont en situation bien moins continentale. Au final, on peut dire que l’échantillon surestime sans doute la diversification économique des campagnes indiennes et la polarisation urbaine. La situation relativement prospère de notre échantillon est de toute façon due avant tout au choix d’étude de régions irriguées[93].

Après une présentation des exploitations familiales, caractérisée par leur petite superficie, insérées dans une société de castes avant tout paysannes, nous verrons combien cette agriculture demeure encore « de main-d’œuvre », fondée sur des systèmes de culture et d’élevage intensifs et intégrés, avec un salariat agricole journalier important tant pour le fonctionnement de l’exploitation (dépenses) que pour les revenus familiaux. Pourtant, l’heure est désormais à la diversification, agricole et surtout non agricole, sur place et hors du village, dans le cadre de mobilités très différentes selon que l’exploitation est pauvre ou non. Dans tous les cas, les moyens de subsistance (livelihoods) apparaissent complexifiés, entraînant des recompositions dans les unités de décision et le périmètre des systèmes d’activités.

Une agriculture de l’émiettement

Manque de terre mais besoin de main-d’œuvre

Souligner l’importance des densités de population en Inde (382 hab/km2 au dernier recensement de 2011) est certes un cliché. On a une population presque égale à la Chine, sur un territoire trois fois plus petit que celle-ci. Ces densités sont moins dues à l’urbanisation (officiellement seulement 31 % de la population est urbaine) qu’au fort peuplement des campagnes (Landy, 2011) : on est dans un « monde plein », où la surface cultivée diminue légèrement désormais en raison de l’urbanisation et de la « modernisation » du pays. Nous voilà donc loin de la situation de l’Afrique sudsaharienne où c’est encore souvent le nombre d’actifs familiaux et non la terre possédée qui fonde la richesse, loin même de l’Asie du Sud-Est où les fronts pionniers ont subsisté jusqu’à aujourd’hui.

En 2004-2005, 73 % des ruraux étaient agriculteurs (NCEUS, 2007). Non seulement l’exode rural est encore limité (la population rurale continue d’augmenter en valeur absolue), mais l’exode agricole n’apparaît guère plus avancé – au contraire de la Chine par exemple. Selon le recensement agricole, le nombre des exploitations atteignait 138 millions en 2010-2011 (selon d’autres sources, il aurait tendance à baisser légèrement depuis le xxie siècle). Le tableau 16.1 illustre cette pression sur la terre agricole – encore n’inclut-il pas les quelque 10-15 % d’agriculteurs sans aucun lopin, purs salariés agricoles. Il témoigne de l’accroissement du nombre des micro-exploitations, alors que toutes les catégories de plus d’un hectare voient leur part baisser, en nombre comme en surface : signe d’une prolétarisation par simple accroissement démographique et amenuisement des exploitations, et non par un processus de concentration foncière. Nous verrons que notre échantillon est représentatif de cette tendance générale.

Tableau 16.1. L’amenuisement des exploitations indiennes. Source : Agricultural statistics at a glance 2012.

Taille1970-1971
Nombre d’agriculteurs
Part de la superficie1995-1996
Nombre d’agriculteurs
Part de la superficie2010-2011
Nombre d’agriculteurs
Part de la superficie
< 1 ha51,0 %9,0 %61,6 %17,2 %67,0 %22,2 %
1-2 ha18,911,918,718,817,9 %22,1
2-4 ha15,018,512,323,810,1 %23,6
4-10 ha11,229,76,125,34,3 %21,2
> 10 ha3,930,91,214,80,7 %10,9
Total100 (70,5 M)100100 (115,6 M)100 (137,8 M)
Taille moyenne des exploitations2,28 ha1,41 ha1,16 ha

De quel type d’exploitation parlerons-nous ? Ni des trop pauvres, ni des trop riches : du cinquième des agriculteurs indiens, cultivant entre 1 et 2 ha – ces seuils ne voulant pas dire grand-chose vu que, selon qu’il est irrigué ou pas, le revenu d’un hectare peut varier grandement. Selon Landy (1994), au Karnataka méridional, un hectare irrigué en canne à sucre demande presque cinq fois plus de travail qu’un hectare en céréales pluviales (300 jours) et rapporte 24 fois plus. Le seuil de reproduction de l’exploitation se situe alors à 0,5 ha irrigué, pour un ménage moyen de cinq personnes. En deçà, il convient d’avoir des revenus hors exploitation.

Malgré sa faible superficie, le capital foncier est important en valeur, étant donné le prix de la terre – l’achat d’un hectare de terre irriguée au Karnataka ne peut être amorti en moins de dix ans (Landy, 1994). La terre comptait pour 40 % de tous les biens (assets) au Tamil Nadu septentrional (Harriss-White et Janakarajan, 2004) et 56 % des biens productifs. Le marché foncier est très réduit voire bloqué. Sans en avoir hérité, il est très difficile d’obtenir de la terre et la croissance démographique, même relativement lente, oblige au partage des superficies. En Inde en général comme dans la région étudiée, ces exploitations sont avant tout en faire-valoir direct, parce que peu de terres sont disponibles à prendre en location, mais aussi parce que parfois, comme au Karnataka, la loi (peu respectée) interdit le faire-valoir indirect afin de supprimer définitivement les systèmes agraires « semi-féodaux » que l’Inde de Nehru a voulu mettre à bas.

Même si les processus de location ne peuvent que croître en raison de l’essor de la mobilité des villageois souligné plus bas, on a globalement des structures très simples, avec des exploitations composées de parcelles rarement très éloignées, toutes cadastrées depuis au moins un siècle dans un système juridique de droit romain. Les institutions coutumières collectives, de toute façon moins prégnantes qu’au nord de l’Inde dans les affaires sociales (mariages, etc.), interviennent à propos des communaux (étang, friches…), mais fort peu dans la gestion de l’agriculture proprement dite. Dans la région, les institutions de coopération agricole sont quasi inexistantes (les « coopératives » de crédit, qui font aussi parfois de la vulgarisation agricole, émanent en fait de l’État). Ce monde de propriétaires-exploitants est aussi un monde d’hommes, en ce qui concerne les pouvoirs de décision : le pater familias gère la marche de l’exploitation, les femmes n’étant avant tout que des exécutantes, même si les exceptions existent. Un cas de figure plus complexe est celui des familles indivises (joint families, reconnues juridiquement en Inde), qui associent sous le même toit trois générations ou parfois plusieurs frères ayant préféré ne pas dissocier leurs terres à la mort du père pour conserver des économies d’échelles.

L’émiettement de la propriété foncière n’empêche pas une certaine concentration : dans le village tamoul étudié par Harriss et al. (2012a), les ménages possédant plus de 2 ha comptent pour 3 % de la population, mais possèdent 29 % des terres. Mais cela reste des exploitations familiales : les valets de ferme ont disparu dès 1916. En revanche, l’emploi de journaliers est très répandu, même chez les petits exploitants, en raison des pointes de travail occasionnées par la moisson ou le repiquage. Notable est aussi le grand nombre d’agriculteurs qui, pour s’assurer une main-d’œuvre au moment de la coupe de la canne à sucre, immobilisent un gros capital en « avances » versées à des ouvriers qui s’engagent en contrepartie à travailler chez le « maître » quand il en aura besoin. Un hectare suffit à procurer de gros besoins. Ces ouvriers sont soit des villageois locaux (souvent immigrés depuis parfois assez peu d’années), soit des paysans originaires de régions non irriguées qui viennent passer plusieurs semaines dans les zones de canne (Marius-Gnanou, 2008).

Des systèmes de cultures de moins en moins intensifs

Vu le climat régional, les pluies sauf exception ne permettent pas la riziculture[94] : la présence d’irrigation se trouve être un facteur déterminant, qu’elle provienne de canaux collectifs branchés sur des barrages ou de forages privés[95]. Dans les deltas (Kaveri, Krishna…), les canaux laissent de plus en plus la place aux forages à pompe électrique étant donné l’indépendance qu’ils permettent envers des tours d’eau gérés de façon bureaucratique et une alimentation souvent erratique. En amont (Karnataka), les canaux sont relativement bien alimentés et de telles substitutions sont moins marquées, d’autant que les nappes souterraines se trouvent mal alimentées dans le sous-sol cristallin du plateau. De plus, l’électricité pour les pompes n’est parfois disponible que la nuit. Ce chapitre concerne une zone caractérisée par de l’irrigation suffisante pour faire deux cultures de riz par an, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait jamais de crise de l’eau (Aubriot, 2006).

Rares sont les communes à ne pas avoir gardé quelques champs en culture pluviale, mais ils se trouvent de plus en plus négligés et négligeables. Ces espaces rejoignent alors la situation des communaux, qui servent de lieu de pacage pour les troupeaux ou de réserve de bois de chauffage. Les efforts des agriculteurs portent sur la sole irriguée. Dans les deltas, trois cultures de riz pouvaient parfois être pratiquées dans l’année grâce aux variétés à maturation rapide diffusées par la révolution verte à partir des années 1960. Désormais, deux, voire une seule culture deviennent la règle en raison pour l’essentiel des problèmes de main-d’œuvre, des coûts de production (engrais) et d’opportunité (autres revenus possibles grâce à l’urbanisation et à « l’émergence » de l’Inde). Une culture de canne à sucre, qu’on laisse repousser couramment deux ou trois ans pour économiser le travail de plantation) demeure populaire et avait connu un bel essor dans les années 1970-1980 (Harriss-White et Janakarajan, 2004 ; Landy, 1994). Mais pour le reste, au moins sur la côte, des plantations (bananiers, filaos (casuarina)…) tendent à remplacer certaines cultures annuelles, témoignages de ces processus d’extensification des systèmes. Ceci se fait au détriment des plus petites exploitations, qui se reproduisaient en partie grâce au salariat agricole comme complément de revenu.

De plus, la croissance de la productivité de la terre semble fort ralentie aujourd’hui (Harriss-White et Janakarajan, 2004). Dès 1990, on était arrivé dans le Karnataka méridional à 125 tonnes de canne par hectare et à plus de 6 tonnes de paddy par hectare (Landy, 1994). La hausse des coûts de production (intrants, main-d’œuvre) n’a pas permis d’augmenter les marges nettes.

Une société de castes

Si définir une agriculture « familiale » par l’absence de salariat permanent ne correspond pas à un seuil précis de surface cultivée, c’est notamment parce que les critères économiques sont loin d’être seuls à déterminer qui emploie et qui travaille la terre : le statut social, voire religieux, joue également. Il s’agit de sociétés de castes, clivées donc non seulement par des « rangs » socio-économiques, mais aussi par des « statuts » socioreligieux. Encore les villages d’Inde du Sud ont-ils une hiérarchie relativement simplifiée, étant donné que les plus hautes castes (brahmanes) ont quitté la campagne au tournant du xix-xxe siècle. Dès lors, la majorité de la population rurale se trouve composée de castes shudra, paysannes, de statut relativement bas qui leur permet bien souvent de postuler au rang de backward castes pour jouir des bienfaits de la discrimination positive officielle (emplois réservés dans le secteur public, siège aux élections, prêts bonifiés, etc.). Il s’agit au Karnataka méridional des Vokkaliga, des Vanniyar ou Gounder au Tamil Nadu, des Kamma en Andhra Pradesh… Ce sont eux qui représentent le gros des exploitations « familiales ».

La situation des Intouchables (qu’on appelle désormais dalits, « opprimés ») est plus délicate. Ils sont les premiers bénéficiaires de la discrimination positive sous le nom de scheduled castes, mais beaucoup ne sont qu’ouvriers agricoles. Dans certaines zones du Tamil Nadu, la ségrégation demeure particulièrement violente (pas d’utilisation du puits municipal, de participation aux rituels villageois…). Au Karnataka méridional, ces interdits sont moins répandus. De plus, du fait de leurs tâches traditionnelles (garde champêtre, vidangeurs, etc.), ils y possèdent des terres qui peuvent leur donner une situation avantageuse face aux immigrés qui, attirés par l’irrigation, ne vivent que de leurs bras. Enfin, comme dans le village près de Pondichéry étudié par Harriss et al. (2012a), l’émigration précoce vers les plantations des Ghats, source de revenu, et l’action politique (conversions au christianisme, action du parti DMK dans les années 1950-1960) ont permis que les ménages intouchables aient aussi leur part dans l’agriculture « familiale ».

Ces questions de statut expliquent notamment pourquoi un petit cultivateur de haute caste, comme un Reddiyar, peut employer beaucoup de main-d’œuvre, car il rechigne à travailler dans les champs (et à y faire travailler sa femme).

Une agriculture encore fortement consommatrice d’énergie humaine et animale

L’intégration cultures-élevage

Décrit idéalement, il s’agit, ou s’agissait, de l’intégration étroite d’un système de production végétale et d’un système de production animale, incluant tous les actifs familiaux, y compris les enfants longtemps fort peu scolarisés. Aux rotations culturales présentées plus haut se combine un système d’élevage. L’essor de la viande blanche en Inde demeure limité pour des raisons culturelles (l’alimentation carnée est une nourriture « chaude » selon la médecine ayurvédique) et économique (son prix d’achat). Dans aucun des villages étudiés ne sont cités ces élevages avicoles qui commencent pourtant à fleurir, mais souvent à un stade encore assez artisanal, à proximité des villes indiennes.

Pas de porcs, là encore pour des raisons culturelles. Quant au reste, dans le village irrigué du Karnataka (Landy, 1994), on comptait, pour se limiter au cheptel adulte, un bœuf et une vache de race locale pour quatre habitants et une bufflesse pour sept. S’y ajoutait un mouton pour cinq habitants, une chèvre pour quatre, de la volaille… Le petit bétail est maximal dans les exploitations moyennes, étant donné que les plus pauvres n’ont pas les moyens d’y investir, tandis que les plus riches préfèrent des activités plus lucratives et manquent de main-d’œuvre familiale (enfants scolarisés, statut des femmes ne devant pas travailler aux champs…). On a là un paysage animal dense et divers, certes moins intégré aux cultures qu’en Asie du Sud-Est, mais bien davantage que dans l’Afrique sudsaharienne.

Dans la région, les bufflesses ne sont pas attelées et les bovins sont les seuls animaux capables de tirer charrette ou araire. Cependant, le cheptel est en diminution : le village du Karnataka eut son premier tracteur en 1989, mais en possédait neuf en 2008 pour 2 100 habitants. La production de lait demeure la fonction principale du gros bétail en Inde, grâce au réseau coopératif organisé par la « révolution blanche » indienne (Operation Flood) : depuis les années 1970, il permet de distribuer un revenu non négligeable aux petits agriculteurs, un litre de lait valant souvent le salaire d’une demi-journée de travail agricole. La fumure animale a cependant pâti de l’essor des engrais chimiques, avec une politique de subvention maintenue aujourd’hui pour les engrais azotés.

Le système d’exploitation est complété par le recours au crédit. La révolution verte a pu décoller grâce à l’obligation pour les banques d’installer des succursales en milieu rural et d’accorder une part de leurs prêts à l’agriculture. L’État a également créé des « coopératives » de crédit, qui contribuèrent à affaiblir le rôle des prêteurs du secteur informel. Las, la libéralisation économique depuis les années 1990 a permis au secteur bancaire de se retirer des campagnes indiennes, laissant la part belle aux usuriers, ce qui explique largement la vague de suicides dans les zones rurales dépourvues d’irrigation. On n’en est pas là dans notre région d’étude, mais la situation demeure très fragile, d’où les demandes d’annulation des emprunts (loan weavers) faites aux hommes politiques à chaque sécheresse.

L’importance du revenu salarié

Dans le village du Tamil Nadu septentrional (Harriss et al., 2012b), on comptait 49 % de « sans terres » en 2008 contre 29 % en 1981 – un tiers seulement sont des dalits. L’absence de polarisation par l’accumulation de terre (les surfaces cultivées diminuent pour tous les quantiles de propriété foncière) n’empêche pas la prolétarisation des plus petites exploitations.

Cruciale est donc la question des salaires agricoles, étant donné que la majorité des exploitants « familiaux » travaillent occasionnellement comme journaliers. Les gages ont augmenté en valeur réelle : au Karnataka irrigué, le salaire de base masculin permettait d’acheter moins de 3 kg de riz décortiqué en 1955, 4 kg en 1990, presque 5 en 2008. Cette hausse est moins due à la croissance des salaires nominaux qu’au fait que le prix du riz a baissé en valeur réelle. Pourtant, depuis 2006, la situation a changé : une importante possibilité d’emploi existe en Inde avec le National Rural Employment Guarantee Scheme (NREGS) qui oblige l’État à donner du travail à toute personne qui le demanderait, jusqu’à concurrence de 100 jours par an et par ménage rural : des chantiers publics sont installés à cette occasion, pour réparer des routes, creuser des canaux, mais aussi travailler sur les exploitations des ménages pauvres et des basses castes. L’organisation de ce programme laisse lieu à beaucoup de défaillances et de corruption, mais ses effets sont réels en termes de hausse des salaires. Toutefois, le NREGS ne peut qu’accentuer la tendance à la mécanisation et à l’extensification, et donc à la baisse des journées de travail disponibles pour les ouvriers agricoles : ceux-ci gagnent plus par jour, mais moins par an.

Ajoutons à cela les effets du repas gratuit à l’école et du Public Distribution System, qui délivre à prix réduit des céréales, du sucre, de l’huile et du pétrole lampant pour les ménages pauvres (Landy, 2006), et l’on aura autant de facteurs permettant – péniblement – la reproduction sociale des ménages d’ouvriers agricoles et, partant, des petites exploitations familiales. Pour aller vite, on peut dire que le NREGS, la mobilité des travailleurs, la diversification économique des campagnes ont poussé à la hausse les salaires agricoles en raréfiant la disponibilité de main-d’œuvre, suffisamment pour accélérer la mécanisation et le déclin de la riziculture, mais point assez pour créer un exode agricole et la disparition des petites exploitations.

Au final, la répartition des différents capitaux composant le livelihood apparaît caractérisée par le poids du capital humain qui constitue le fondement du système avec beaucoup d’actifs agricoles et de plus en plus de non agricoles. Les autres types de capitaux sont caractérisés de la façon suivante :

  • capital naturel : peu de terres cultivées par tête ;

  • capital physique : bétail avant tout, mais aussi matériel d’irrigation ;

  • capital financier : endettement, pas toujours productif ;

  • capital social : organisations de lignage, de caste ou factions politiques.

Des moyens de subsistance et des logiques de plus en plus complexes

Une forte composante d’autosubsistance

Dans la région comme ailleurs en Inde, la fongibilité du patrimoine familial et du capital d’exploitation est symbolisée par le fait que bâtiments d’habitation et d’exploitation ne font souvent qu’un. Dans les maisons petites, mais aussi dans les belles demeures anciennes de l’élite rurale, le bétail dort à côté des hommes. L’unité du patrimoine atteint cependant ses limites avec le devenir de la dot de l’épouse – selon qu’elle sert à elle-même, à la famille ou au mari – et de l’épargne féminine – bijoux en or. Les études citées n’évoquent pas la question de la répartition de ce genre de capital entre les individus de la famille.

Les restes de la vieille agriculture d’autosubsistance sont nombreux. L’autoproduction des semences domine, prélevées sur la récolte précédente, sauf dans le cas où de nouvelles variétés viennent d’être diffusées dans la région, qu’il faut donc acheter. De même, lorsqu’il s’agit de cultures céréalières, l’agriculteur distingue les variétés pour la vente de celles qu’il va cultiver pour l’autoconsommation familiale : celles-ci pourront avoir un rendement inférieur, mais un goût plus apprécié. Plus généralement, en ce qui concerne les relations au marché, les stratégies sont le plus souvent composites : l’alimentation familiale doit être assurée pour partie par la production de l’exploitation au nom de la sécurité (et des préférences alimentaires), mais il est rare que l’agriculteur privilégie entièrement l’autoconsommation aux dépens du profit.

Les logiques paysannes sont en fait d’une grande diversité et, observées dans le détail, ne peuvent s’inscrire dans un déterminisme réducteur de classe ou de caste, même s’il est évident que les plus gros agriculteurs, surtout quand ils sont de la caste dominante, peuvent maximiser leur revenu net bien plus facilement que les petits, souvent davantage à la recherche de sécurité. Les capitaux ne sont pas tout (Gasselin, 2012) : pour comprendre stratégies et logiques des agriculteurs, il faut aussi faire intervenir les personnalités individuelles, les peurs, les passions, les goûts de chacun, sans parler des relations de couple et des rapports intrafamiliaux (Landy, 1998).

La tardive diversification des systèmes d’activités

Or, l’éventail des choix (sous forte contrainte) en matière de stratégies d’exploitation s’est grandement élargi. La parfaite superposition entre système de production agricole et unité familiale n’existe plus que pour nos exploitations intermédiaires. Pour les plus riches (« voie haute »), l’éducation des fils a poussé à une valorisation urbaine ou du moins non agricole des diplômes, d’où des systèmes d’activités « désagricolisés » et « polysitués », même si l’actif diplômé peut garder l’essentiel de ses revenus après son mariage. Pour les plus pauvres (« voie basse »), on est passé à des systèmes d’activités intégrant le travail non agricole pour compenser l’amenuisement des terres disponibles et la raréfaction de l’emploi agricole. Cette distress diversification, « par défaut », est aussi la réponse à une grande vulnérabilité par rapport à des aléas de toute nature, à l’échelle de la famille (maladie, décès, mariage d’une fille…) ou aux échelles régionale ou nationale (mauvaises pluies, baisse des subventions agricoles…). Au Tamil Nadu septentrional, la moitié des exploitations qui jouissent de terre agricole ont au moins un adulte employé hors de l’agriculture (Harriss-White et Janakarajan, 2004), mais cela avant tout dans la construction, les briqueteries, les migrations peu qualifiées : témoignage de la faiblesse de l’offre d’emploi tout comme du faible niveau de qualification des ruraux. Les plus misérables ont moins d’emploi non agricole, car ils sont souvent analphabètes, de très basse caste et manquent donc de capital social ou de contacts en ville.

Le système d’activités familial a donc un périmètre de plus en plus lâche ou du moins de plus en plus complexe. Il était convenu jadis que le fils parti à la ville revint au village quand le père se faisait trop vieux pour labourer, même s’il était marié, à moins vraiment qu’il ait trouvé un emploi urbain particulièrement avantageux. Désormais, ce n’est plus le cas, et le père âgé préfère souvent laisser l’exploitation à des parents lointains plutôt que de perdre l’investissement dans l’éducation du ou des fils. Cela ne veut pas dire que rien du revenu urbain n’est jamais plus transféré au village, mais les liens sont de plus en plus distendus. Les études citées ne l’évoquent pas, mais on peut supposer bien des tensions et des conflits entre générations, étant donné que traditionnellement la sphère de décision est bien l’unité familiale et avant tout le chef d’exploitation : même les décisions de migrer individuellement sont (étaient ?) des décisions collectives (Racine, 1994 ; Farrington et al., 2006).

Des villages « post-agraires » ?

La diversification économique des campagnes, quoique mesurée, est patente dans les régions irriguées, étant donné les capitaux disponibles : la théorie d’Epstein (1973) selon laquelle l’absence d’irrigation était un facteur d’évolution, économique autant que politique, ne semble pas valide (Landy, 1998). Dans un village du centre tamoul (Harriss et al., 2012b), les deux tiers des actifs sont encore dans l’agriculture, mais maintenant la moitié des dalits en sont sortis (émigration, briqueteries). Ces migrations « circulaires » sont souvent de court terme, ce qui fait qu’on préfère souvent parler de « mobilité » plus que de migration (Dupont et Landy, 2010). Elles entraînent une pénurie de main-d’œuvre et accélèrent du coup la mécanisation… laquelle en retour pousse à l’émigration. Qu’est-ce qui est cause, qu’est-ce qui est conséquence dans ce cercle – vertueux plutôt que vicieux ? Selon Harriss, la mobilité est plutôt le facteur de départ : il s’agit d’un effort politique des dalits pour échapper à la tutelle des propriétaires.

Indubitablement, les stratégies familiales dépendent de la région (présence ou non d’irrigation, recharge des nappes en particulier, proximité de la ville et de la grande route, etc.), mais aussi du sexe, de la classe, et de la caste encore davantage peut-être. Dans un village du Tamil Nadu central (Harriss et al., 2012b), les dalits émigraient vers les plantations des Ghats ou la ville dans les années 1970, tandis que les Vanniyar, mieux dotés en terre, profitaient de la révolution verte au village. Mais désormais la situation est inverse : les Vanniyar émigrent, attirés par les potentialités urbaines, et non plus les Intouchables. « Ce sont les ménages avec le plus de terre et de main-d’œuvre salariée qui diversifient non seulement dans des productions agricoles à la fois élastiques au revenu et économes en eau, mais aussi dans l’économie non agricole. Une telle accumulation de capitaux (assets), dans l’économie villageoise comme, directement ou indirectement, en dehors de sa sphère, rend les ménages doublement diversifiés. Avec la combinaison d’un emploi salarié dans le secteur public ou l’économie urbaine, les voilà triplement diversifiés. Une telle diversification est étroitement associée à la différenciation agraire. À l’échelle micro-économique, cela permet à la classe accumulant le capital de gérer un portefeuille formidablement varié en utilisant la forme de la famille indivise. En retour, cette classe jouit d’une plasticité économique à l’épreuve du risque » (Harriss-White et Janakarajan, 2004). Il me semble qu’on se rapproche de l’évolution notée à propos de la France aux xviie-xviiie siècles, où « pour une large part, la hiérarchie des exploitations… est le fruit de [l’]intervention urbaine plus que du développement spontané et ‘endogène de la société rurale » (Aymard, 1983).

Au final, les activités non agricoles et l’essor des mobilités sont « associées »[96] à :

  • une relative pénurie de main-d’œuvre (qui renforce alors l’extensification des cultures et la motorisation) ;

  • une féminisation du travail agricole. Les femmes sont plus souvent analphabètes, ont une mobilité davantage contrôlée dans ces sociétés patriarcales ; elles émigrent donc moins, sauf pour se marier, et tendent à combler certains vides occasionnés par l’émigration masculine, avec des salaires nettement plus faibles que ceux des hommes, malgré la loi imposant un illusoire salaire minimum (NCEUS, 2007) ;

  • le remplacement du travail familial par du travail salarié, même parfois chez les petits exploitants ;

  • la diminution de la main-d’œuvre agricole (familiale ou salariée) par hectare cultivé.

Figure 16.1. Diversification économique et emploi agricole : interrelations entre quelques éléments clés du cadre SRL.

NB. Le nombre de flèches a été réduit au minimum pour des raisons de lisibilité. NREGS, National rural employment generation scheme.

Hennu, honnu, mannu, « les femmes, l’or et la terre », sont les trois passions qui détruisent l’homme, dit un vieux dicton kannada (Landy, 1994). Il semble avoir perdu de sa popularité quant au dernier terme. Faut-il pour autant parler d’un post-agrarian village (Harriss et al., 2012a) ? L’agriculture familiale reste dominante économiquement et socialement dans les campagnes indiennes. Il reste que c’est un fait : l’agriculture a perdu de son lustre (Gupta, 2007). Elle était un mode de vie, elle tend à ne devenir plus qu’un métier. Elle était recherchée, elle devient presque méprisée dans « l’Inde émergente ».

Pouvoirs agraires, politiques publiques et territoires

Une démocratie agraire très hiérarchisée

L’asservissement pour dettes a disparu dans sa forme héréditaire et presque autant dans sa forme moins violente de travailleur asservi – bonded labour (Marius-Gnanou, 2008). Dès les années 1980, Viramma, une vieille intouchable, s’insurgeait contre ces jeunes qui ne respectaient plus personne et notamment plus le « Grand Reddi » de haute caste (Viramma et Racine, 1994). Forte est la tentation d’associer ces dynamiques sociales aux changements physiques dans les infrastructures et les paysages : presque tout le monde a l’électricité ; l’eau potable est disponible sinon à la maison du moins à des pompes proches ; les antennes satellite fleurissent, au moins chez les ménages ayant une télévision…

Les hiérarchies agraires demeurent cependant importantes, avec au Tamil Nadu des castes dalit souvent pauvres comme les Paraiyar (dont le nom a donné nos « parias »). La segmentation spatiale des résidences de castes demeure. De fait, la prolétarisation des petits agriculteurs n’est pas due qu’à la croissance démographique. L’accumulation est permise par d’autres moyens que la propriété de la terre. La vieille relation associant intensivité de l’agriculture et petite taille de l’exploitation a disparu avec la révolution verte et la « modernisation » de l’agriculture. Les plus riches parviennent à vendre plus cher leur production, grâce au clientélisme, à de meilleures informations, à leurs pratiques des marchés publics régionaux où ils ont leurs entrées. La microfinance, si développée dans le sud de l’Inde, n’a pu contrebalancer ces travers en raison de ses insuffisances désormais dénoncées (Guérin et al., 2009). Ces élites sont encore les « maîtres de la campagne », pour reprendre l’expression de Lénine qui est le titre d’un livre de B. Harriss-White (1996) sur le commerce agricole : la nouveauté est que le facteur de puissance réside de moins en moins dans l’agriculture, encore moins dans la propriété foncière, mais dans des activités non agricoles, voire urbaines, et dans la politique.

Ce n’est pas pour autant la fin de « l’économie morale » villageoise, d’autant que celle-ci n’a sans doute jamais existé dans les termes rêvés par l’ethnographie des premiers temps ou par le Mahatma Gandhi. Paternalisme et clientélisme tendent à casser les faibles solidarités de classe, engendrant des factions verticales qui permettent aux plus pauvres de jouir d’une protection, d’un entregent, d’un « capital social vertical » (linking social capital)[97] qui compense imparfaitement l’absence d’une sécurité sociale institutionnalisée. Fort peu égalitaire est en soi cette « gouvernance verticale » (Landy, 2014), mais elle est bien adaptée à la société indienne et au système politique indien. Ces factions correspondent parfois à une caste ou une sous-caste – rassemblant alors puissants et misérables sous une même barrière ethnique ; elles correspondent toujours à un parti politique, celui-ci dispensant prébendes et libéralités, lors d’élection gagnée, en échange d’une « banque de voix ». Leur rôle reste visible dans le contexte de la décentralisation mise en œuvre au bénéfice des municipalités à partir de 1993 en Inde. Les institutions coutumières (castes) et officielles (décentralisation, discrimination positive) s’emboîtent plus que ne se contredisent. L’agriculture familiale en Inde représente la majorité des électeurs. Sa survie, cause et conséquence du fonctionnement démocratique du pays, est une affaire politique au moins autant qu’économique.

Le rôle ambigu de l’État

Les politiques publiques sont déterminantes pour expliquer la survie de cette agriculture familiale, et ce aux deux niveaux de l’État (fédéral et fédéré). Depuis quelques années cependant, elles peuvent lui témoigner une certaine hostilité, au moins par des mesures qui la touchent indirectement.

Le riche héritage du welfare state mis en place à l’Indépendance est celui des réformes agraires, qui a créé un monde de petits propriétaires-exploitants en supprimant les absentéistes. Les redistributions ont bénéficié surtout aux castes paysannes, celles-là mêmes qui, avant de bénéficier des politiques de discrimination positive, vont pouvoir se saisir des opportunités de la révolution verte. Cette dernière est fondée sur un protectionnisme et des subventions publiques, à la même époque que la PAC et sur un modèle assez proche, qui vont protéger l’agriculture familiale des importations au nom de l’autosuffisance alimentaire du pays. Les agriculteurs sont exemptés d’impôt sur le revenu. Cependant, depuis l’acquisition de l’autosuffisance céréalière en 1977, l’agriculture indienne est globalement taxée car les prix d’intervention et d’achat par l’État sont en général inférieurs aux cours mondiaux. De plus, la libéralisation engendre une fluctuation des prix dommageable.

La nouvelle politique indienne votée en 2012, supprimant quasiment toutes les restrictions à l’entrée des multinationales dans le commerce de détail, va assurément dynamiser les processus jusque-là très limités d’intégration des exploitations dans la filière agroalimentaire : les libéraux espèrent un processus de croissance agricole générale (Joshi et al., 2007), les autres craignent une différenciation accélérée au sein de l’agriculture familiale entre les plus grosses exploitations, sous contrat avec l’agrobusiness, et les petites qui seront marginalisées.

Des soutiens majeurs continuent à se faire de deux façons : achats de grains et de sucre par l’État, et subventions aux intrants (engrais, électricité, eau). Mais ces aides bénéficient avant tout aux plus gros des agriculteurs familiaux : les achats publics ne concernent que ceux disposant de surplus ; et il faut avoir une pompe pour tirer un profit des subventions à l’électricité… Pourtant, l’État demeure essentiel pour procurer une bouée de sauvetage (safety net), aussi dégonflée soit-elle, aux petits agriculteurs. Autant de soutiens à la consommation des ménages, qui ont un impact indirect sur l’agriculture familiale du fait de l’interpénétration entre la sphère du ménage et la sphère de production.

Cependant, conséquence des politiques publiques et des stratégies familiales, sévit une sévère crise écologique. Si ont cours des processus d’extensification, c’est notamment parce que les rendements répondent moins aux engrais chimiques ou aux pesticides. Dans les zones à forages privés, la baisse des nappes peut être catastrophique, obligeant à se demander pourquoi ce qui devrait être un bien commun (les eaux souterraines) est traité en libre accès, à cause des subventions à l’électricité et faute d’institutions coutumières ou modernes capables de gérer la ressource hydraulique. En Andhra Pradesh particulièrement, le rabattement des nappes a tari les puits des plus pauvres, réservant l’accès à l’eau à ceux qui ont les moyens de faire descendre une pompe submersible à 80, 100 ou 200 m – et du coup de revendre ensuite l’eau à ceux qui en sont dépourvus, pour devenir de puissants waterlords. Crise écologique veut souvent dire crise sociale…

Conclusion

L’agriculture familiale se maintient en Inde, mais peine à assurer la rétention de la population dans les campagnes, ce qui laisse présager que le taux d’urbanisation officiel ne correspond guère à la réalité, bien des migrants n’étant pas recensés ou habitant en zone rurale périurbaine (Denis et Marius-Gnanou, 2011). En Inde du Sud, les processus en cours sont dominés par une diversification (lente et limitée) des types et des lieux d’activités, qui font sortir l’agriculture familiale de l’équation « ménage = système de production agricole = unité d’enquête ». On reste cependant dans une agriculture familiale « paysanne », selon la typologie mondiale de Hervieu et Purseigle (2012), mais les plus petites exploitations tendent à rejoindre la catégorie d’« agriculture de subsistance », tandis que les plus grandes se rapprochent d’une agriculture familiale « spécialisée et standardisée ». Les causes en sont l’urbanisation de l’Inde, la facilitation des mobilités due à la meilleure circulation et aux « modernisations » culturelles, mais aussi de profondes transformations sociopolitiques, avec l’arrivée au pouvoir des basses castes et d’ambitieux programmes d’aide sociale. À la fois cause et conséquence de ces changements : la motorisation des façons agricoles. Désormais, la main-d’œuvre se féminise dans l’agriculture, ce qui n’est pas pour améliorer la situation des femmes.

Le processus d’amenuisement des exploitations au fil des partages successoraux est général. Les plus petites n’échappent pas à la prolétarisation. La reproduction de l’agriculture familiale est cependant globalement permise, grâce au multi-usage des lieux et des activités, grâce à des structures sociales fondées sur l’exploitation de la main-d’œuvre, mais dans un cadre paternaliste, et grâce à l’action de l’État. Dans quelle mesure est-elle vraiment « durable » ?

Sur le Toit du monde, les pasteurs du plateau tibétain face au changement

Ruijun Long, Xiao Jing Qi, Luming Ding, Tingting Yang, Thierry Bonaudo, Bernard Hubert, Jean-François Tourrand

Localisés dans la partie nord-est du plateau tibétain le long de la Route de la soie, les monts du Qilian ont une histoire récente mouvementée en lien, d’une part, au contexte politique changeant issu de la Révolution chinoise de 1949 et, d’autre part, à la priorité donnée par les pouvoirs publics à l’ensemble de ses terres de parcours dont font partie les monts du Qilian. En effet, selon la qualification et la source, les parcours représentent de 40 à 65 % de la surface du pays, soit de 4 à 6,5 millions de km², en grande partie dans le nord et l’ouest (Hu et Zhang, 2001 ; Ren et al., 2008). La priorité vient que les parcours sont pour la Chine à la fois le grand château d’eau et un sous-sol riche en divers minerais (uranium, lithium, etc.) et hydrocarbures, deux caractéristiques essentielles au développement industriel, agricole et économique du pays. Les parcours sont aussi un vaste espace pastoral mis en valeur principalement par des ethnies minoritaires, en particulier Tibétains, Yugus et Mongols aux côtés de pasteurs et agro-pasteurs Hans, dans le cas des monts du Qilian (Long et al., 2008).

Jusqu’au milieu du xxe siècle, les terres de parcours étaient la propriété des monastères et des tribus pastorales, le parcours étant la ressource conditionnant l’existence ainsi que le mode de vie de pasteurs transhumants, nomades pour certains (Long et al., 2008). Se référant à cette époque, les écrits récents notent le caractère communautaire de la vie pastorale, en particulier la gestion des troupeaux et des parcours à l’échelle de grandes familles, ainsi que les relations complexes entre les différents groupes sociaux fondés sur des rapports humains inscrits dans le temps. Ils mentionnent aussi une certaine harmonie entre la société pastorale pluriethnique et son environnement (Wang et al., 2010), même si l’harmonie serait plutôt à trouver dans la faible pression animale sur la ressource pastorale, c’est-à-dire le nombre plus restreint de troupeaux et leur taille réduite, tout au moins en comparaison avec aujourd’hui.

Dès le début de la décennie 1980, une fois la période postrévolutionnaire engagée, plusieurs mesures de politiques publiques ont visé à la fois à améliorer les conditions de vie des pasteurs et à prendre en compte la dimension environnementale de leurs socio-écosystèmes, notamment la dégradation des parcours, considérée comme une cause majeure de l’érosion des sols et des pertes importantes en matière aggravant les crues et inondations aux conséquences catastrophiques en aval et sur l’ensemble de l’économie chinoise. Dans les monts du Qilian, on assiste depuis une trentaine d’années à une amélioration sensible du socio-écosystème, c’est-à-dire à la fois de meilleures conditions d’existence pour les pasteurs, leurs familles et communautés, mais aussi une plus grande attention aux pratiques de gestion des parcours.

Se situant après une trentaine d’années d’action publique, l’objectif de ce chapitre est de rendre compte de la situation actuelle des familles d’agropasteurs dans les monts du Qilian quant à la gestion des socio-écosystèmes face au changement global entendu dans ses diverses composantes : climatique, sociale, économique et politique.

D’un point de vue méthodologique et en s’appuyant sur une approche SRL (Morses et al., 2007 ; Small, 2007), trois types de données ont été utilisés :

Le contexte des monts du Qilian

D’un point de vue géographique, les monts du Qilian constituent la bordure nord-est du plateau tibétain. Cependant, d’un point de vue économique, ils sont en grande partie tournés vers l’ancienne Route de la Soie, axe économique de la province de Gansu qui ceinture le plateau tibétain à l’est et au nord. Or, aujourd’hui comme autrefois pour les caravanes, la Route de la soie est la principale voie de transport routier et ferroviaire, des hommes et biens, reliant l’Extrême-Orient aux terres pastorales de l’Asie centrale.

Le double rattachement administratif des monts du Qilian, d’une part, à la province de Qinghai située entièrement sur le plateau tibétain et, d’autre part, à la province de Gansu localisée à cheval entre le plateau tibétain et la Chine centrale en fait un excellent terrain d’observation des dynamiques rurales dans la Chine pastorale. En effet, plusieurs ethnies minoritaires vivant de l’élevage coexistent aux côtés des Hans, en particulier des Tibétains, Yugus et Mongols. Si de nombreux agropasteurs hans se rencontrent principalement dans les périmètres irrigués le long de la Route de la soie, plusieurs sont aussi des pasteurs semblables aux pasteurs des ethnies minoritaires qui se rencontrent dans toute la région, avec une prédominance dans les zones d’altitude en bordure de la Route de la soie. De plus, l’ancrage ancien à la Chine de la Route de la soie, traversée par la Grande Muraille, et de ses régions environnantes, en particulier les monts du Qilian, permet de se situer en marge de la question sociopolitique posée par le Tibet, question plus épineuse dans les régions autonomes du Tibet et dans une moindre mesure de la province de Qinghai.

Les monts du Qilian sont un massif montagneux dont l’altitude varie de 2 500 à 5 000 m, c’est-à-dire légèrement plus bas par rapport à une grande part du plateau tibétain qui oscille autour de 4 000-4 500 m, surtout dans sa partie occidentale. L’altitude moyenne de la Route de la soie se situe autour de 1 500-2 000 m, avec des franchissements à plus de 3 000 m, notamment lorsqu’elle traverse la partie nord des monts du Qilian. L’altitude élevée des monts du Qilian ainsi que leur éloignement de l’océan, de surcroît en arrière de la chaîne himalayenne, induisent un climat de type continental, avec des saisons bien marquées. Les hivers sont froids et secs, avec une température moyenne négative de novembre à mars, des minimas nocturnes pouvant aller jusqu’à –30 °C, pour une pluviométrie cumulée inférieure à 20 mm. Les étés sont frais et plus humides, avec des maximas diurnes autour de 15-20 °C, pour une pluviométrie totale de l’ordre de 150-250 mm, jusqu’à 500-600 mm en fonction de la zone (Tabouret, 2009). Selon Long (2003), en raison de la basse température, la production de biomasse fourragère des alpages est de courte période. Elle débute fin mai-début juin et diminue fortement à partir de fin octobre-début novembre. Un maximum moyen de 3 000-3 500 kg de matière sèche par hectare (MS/ha) est atteint en août-septembre. En dehors de la vallée de la Route de la soie, le climat froid d’altitude limite fortement la production vivrière et explique le choix de l’élevage comme principal moyen de subsistance. Ce même climat froid induit une différenciation saisonnière dans la disponibilité de la ressource pastorale, conduisant à des pratiques de transhumance menant les troupeaux accompagnés d’une partie des familles sur les alpages de la fin du printemps au début de l’automne.

La gestion du foncier au cœur de l’action publique

Suite à la Révolution de 1949, au début des années 1950, la collectivisation des moyens de production a changé le statut du foncier et donc de la ressource pastorale. En effet, même si le passage du foncier d’un statut tribal et/ou monastique à un statut communautaire ne représentait pas un grand changement en termes de gestion collective, les rênes du pouvoir avaient eux changé de mains dans les nouvelles communautés, d’autant plus que la collectivisation concernait également les troupeaux. Très tôt, dès 1953, la dégradation des parcours communautaires fait l’objet de mesures politiques visant à la limiter. Une décennie plus tard, en 1963, un vaste programme national de gestion durable des parcours[99] voit le jour, faisant écho à un programme similaire (National Program for Agricultural Development) mis en place en 1958 pour les terres agricoles à l’échelle du pays. Cette politique reconnaît que les parcours doivent être protégés, en particulier leur fonction majeure dans le cycle de l’eau, considérant que la charge animale aurait déjà doublé dans certaines zones, notamment celles situées à proximité des centres urbains, ce qui était à l’origine d’une forte érosion du sol et d’un net recul du couvert végétal (Longworth et Williamson, 1993 ; Huang, 1996).

Deux décennies plus tard, la gestion des parcours étant toujours loin d’être satisfaisante, en particulier l’existence d’une forte dégradation des zones surexploitées, une politique de décollectivisation a été progressivement mise en place avec l’attribution de droits d’usage aux ménages, l’ensemble des terres restant toujours la propriété et sous le contrôle des communautés, en lien avec le pouvoir administratif local (Wang et al., 2010). Le HCRS (Household Contract Responsability System) est, dès le début des années 1980, le mécanisme central de la nouvelle politique chinoise pour les parcours, sorte de pivot autour duquel vont s’articuler diverses mesures de soutien et d’incitation. Le HCRS est un contrat négocié entre le ménage, d’une part, et la communauté et l’administration locale, d’autre part, sur la gestion du parcours dont le droit d’usage a été attribué à ce ménage, en particulier sur le nombre maximal de têtes de bétail que le parcours peut supporter. Le HCRS a été un grand tournant dans la société pastorale dans la mesure où, tout en maintenant la propriété collective des terres, il impose la famille, en tant que ménage, comme l’entité gestionnaire et donc responsable du troupeau et du parcours (Wang et al., 2010).

Les autres politiques mises en œuvre ultérieurement vont aller dans le sens d’un renforcement du HCRS en instaurant des mécanismes propres à tel ou tel secteur. C’est le cas notamment de la loi sur les herbages (Grassland Law) de 1985 qui protège les parcours en punissant ceux qui les mettent en culture ou en détruisent les arbres. Puis vient la loi protégeant les couverts forestiers (Natural Forest Protection Program) suite aux dégâts des crues du Fleuve Jaune et du Yangtzé au milieu des années 1990 (Liu et al., 2001 ; World Bank, 2001). C’est également le cas du programme de développement du Grand Ouest (Great West Development Program) qui, à partir du milieu de la décennie 1990, instaure au cœur de la politique chinoise les notions de développement rural et de réduction de la pauvreté via l’incitation aux initiatives locales dans le domaine économique et pour la protection des écosystèmes.

Toutefois, Wang et al. (2010) remarquent que le HCRS n’a pas été très efficace dès son application, notamment en raison de son caractère descendant copié sur celui des productions végétales mis en place dans l’ensemble de la Chine agricole. Ces mêmes auteurs considèrent que son efficacité ne s’est révélée qu’au début des années 2000, quand un autre mode de gouvernance, également fondé sur un contrat négocié entre le ménage, la communauté et l’administration locale, a pu se mettre en place. Cet autre mode de gouvernance impliquait une plus grande négociation avec, notamment, une plus grande prise en compte des réalités du contexte local et des attentes des ménages. Ainsi ont été élaborés et appliqués des programmes d’aides, comme celui pour la construction de maisons, mais aussi d’étables et de bergeries améliorant considérablement le confort des animaux pendant les nuits d’hiver et de printemps, réduisant d’autant le travail de la main-d’œuvre familiale comme nous le verrons plus en avant.

Parallèlement aux mesures politiques visant la gestion du foncier pastoral, le pouvoir central tend, au moins depuis la fin de la Révolution culturelle (1966/1976), à améliorer les conditions de vie dans les villages et communautés rurales avec une attention particulière à la maintenance des infrastructures routières, l’électrification des campagnes et les services sociaux tels que l’éducation primaire, la santé, le courrier, etc.

La ressource pastorale au cœur de la vie des pasteurs

La famille

Le ménage type dans le milieu rural des monts du Qilian est composé du couple et de deux enfants. Faire partie d’une minorité évite d’être limité à un seul enfant. Cependant, de nombreux ménages considèrent que les revenus tirés de l’élevage ne leur permettent pas d’élever un ou deux enfants de plus. Les données collectées confirment que le coût d’un jeune à l’université représente un tiers du revenu moyen du ménage, soit 17 000 ¥ [yuans](2 000 €) sur environ 50 000 ¥ (6 000 €). De plus, les deux enfants sont souvent rapprochés, souvent entre deux et trois ans. Il est donc fréquent de rencontrer un couple avec ses deux enfants à l’université, passant plus de la moitié de ses revenus dans l’éducation. De plus, il y a encore 20-30 ans, les jeunes se mariaient précocement, beaucoup entre 18 et 22 ans en milieu rural. Ils se marient un peu plus âgés aujourd’hui, en particulier ceux qui vont à l’université. Le couple de parents n’a donc pas eu beaucoup de temps pour capitaliser, essentiellement dans le cheptel, en vue du financement des études de ses enfants. En contrepartie, le couple se retrouve assez rapidement dégagé de la charge des enfants qui trouvent un emploi, pour la plupart en milieu urbain, notamment pour ceux qui sont allés à l’université. Parfois un, plus rarement les deux grands-parents sont intégrés dans le ménage. Le contraste est frappant entre le ménage, unité gestionnaire d’aujourd’hui, et la famille élargie, voire la tribu, telle qu’elle était il y a un demi-siècle, composée de plusieurs ménages à différents degrés de parenté et dans laquelle les liens sociaux étaient forcément autres. On retrouve des témoins de cette époque, notamment au départ à l’alpage comme nous le verrons plus avant. On en retrouve aussi dans la vie de tous les jours, quasiment tous les chefs de ménages mentionnant pouvoir compter sur leurs voisins en cas de besoin pour les activités champêtres. En revanche, les clôtures limitent bien les parcelles attribuées à chaque ménage, tant autour des villages qu’à l’alpage dans l’étude de cas du County de Sunan. À Tianzhu, les parcours d’hiver sont clôturés, mais cela est moins le cas à l’alpage avec encore quelques parcours collectifs à l’échelle des villages.

Pendant la fin de l’automne, l’hiver et une bonne partie du printemps, le ménage habite dans sa maison, dans ou à proximité de son village, avec accès à l’électricité, assez souvent à l’eau. Notons qu’à la tête du village, on trouve deux leaders, celui ou celle choisi(e) par les ménages et parmi eux, et celui ou celle désigné(e) par l’administration locale, qui n’est en général pas issu(e) d’un ménage du village. Les villages sont rattachés à une ville, en réalité un bourg, où les ménages disposent de la plupart des services tel qu’un centre de santé, une école primaire, une poste et quelques autres services administratifs. Comme le village, la ville est dirigée par deux entités, une choisie et une désignée, dont l’objectif premier est de se coordonner.

Pendant l’hiver les troupeaux pâturent sur les parcours situés à proximité des villages et reçoivent un complément d’alimentation fait de fourrage ou foin, produit sur les parcelles attribuées et cultivées à cet effet. Des grains et du fourrage sont également achetés, localement ou à la ville proche. Vers la fin du printemps, les troupeaux partent à l’alpage, accompagnés par les familles qui vont, pendant les mois de transhumance, vivre sous la tente aménagée en petite maison avec de l’énergie fournie par des panneaux solaires et une antenne parabolique pour la radio et la télévision. Le mobilier est sommaire : un lit, une table, une ou deux petites armoires pour le rangement, quelques sièges, ainsi que l’indispensable poêle dans lequel sont brûlées les bouses de yacks séchées (de 5 à 15 kg/jour selon la température). Comme déjà mentionné, tous les ménages partent à l’alpage à la même date, un peu comme si la vie rurale se déplaçait du village vers l’alpage de la fin mai-début juin à la fin septembre. Si tous reconnaissent le côté festif et culturel de la transhumance, nombreux sont ceux, notamment parmi les jeunes, qui en soulèvent les contraintes en termes de confort et d’isolement temporaire. Aussi, ce point constitue avec le travail d’astreinte inhérent à l’élevage, deux des principaux arguments avancés par les jeunes pour ne pas faire carrière dans l’élevage, tout au moins tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, et tenter leur chance en ville, même si les perspectives de revenu sont inférieures pour ceux n’ayant pas atteint un niveau supérieur de qualification.

La ressource pastorale

Au cours des trois dernières décennies, il y a donc eu apparition de clôtures dans les alpages des monts du Qilian. Cette clôture délimite le droit d’usage de la terre pour la famille attributaire et non le droit de propriété qui reste du domaine de la communauté. La notion de droit d’usage serait encore en cours d’évolution. En effet, il signifie que la famille fait paître ses troupeaux sur les terres qui lui sont attribuées, mais elle peut également les louer et en tirer un revenu, ou bien en louer. Le droit d’usage est transmissible des parents aux enfants sous certaines conditions, mais il paraît plus intéressant pour les familles que le jeune couple s’installant demande à la communauté un droit d’usage sur des terres qui lui seront alors attribuées. En outre, les clôtures, et donc les limites des droits sur la ressource pastorale, ont été décidées sans vraiment tenir compte de la topographie, de l’accès à l’eau et aux voies de circulation, ce qui pose dans certains cas de sérieux problèmes de gestion. De plus, ces limites ont été décidées il y a près de trente ans, à une époque où les ménages étaient autres en terme de nombre de membres, ce qui pose aujourd’hui des difficultés au moment de la transmission aux nouveaux ménages. Aussi, on peut logiquement penser qu’il s’agit d’un système en cours d’évolution, fait un peu dans l’urgence pour répondre à une demande réelle ou imposée, mais qui se remanie avec le temps.

L’attribution de droits d’usage vaut pour les parcours, en particulier ceux d’hiver, mais aussi pour les parcelles fourragères d’où viendra le supplément d’alimentation distribué aux troupeaux en hiver et au printemps, notamment aux femelles yacks, brebis et chèvres en période de mises bas et leurs jeunes. Dans ce cas, il semble que le droit d’usage ait plus tenu compte de droits « traditionnels » dans la mesure où les parcours d’hiver d’un ménage sont généralement situés autour de sa ferme, non loin de ses parcelles fourragères, à moins que ce ne soit la ferme qui ait été construite à proximité des parcours et parcelles attribués. Dans ce secteur aussi, la situation semble varier d’un village à l’autre, avec de surcroît des pratiques propres à chaque cas, Sunan et Tianzhu, dans un ensemble qui se veut relativement égalitaire entre les différents ménages et qui serait tout sauf figé.

Il est intéressant de noter que la construction ou la reconstruction des clôtures est l’occasion d’entraide entre les ménages, d’autant plus que les ménages d’une même famille disposent le plus souvent de droits d’usage côte à côte sur les mêmes alpages. De plus, des formes collectives de gestion de la ressource pastorale existent toujours au sein de la famille élargie, entre parents et enfants, entre frères et entre cousins, et entre voisins comme cela a été déjà dit. Cela se traduit par du confiage ou du gardiennage, tant à l’alpage qu’au village, lorsqu’un membre de la famille ou un ménage doit s’absenter pour un temps déterminé ou non, ou bien en cas de double activité, comme nous le verrons plus avant. Cela passe aussi par la session de parcelles fourragères pour l’hiver en cas de nécessité ou la location à un prix moindre.

Les surfaces varient en fonction de plusieurs facteurs parmi lesquels la localité, l’époque d’attribution et la taille du ménage. Pour les pâturages, les surfaces sont de l’ordre de 150-250 ha (1 200-2000 mu)[100] par ménage sur le canton de Tianzhu et de 200-400 ha (3 000-6000 mu) à Huang Cheng dans le canton de Sunan. Cela va donc du simple au double, tant pour une même zone qu’entre les deux cantons. À cela s’ajoute une différence de pluviométrie, avec environ 600-800 mm à Huang Cheng, seulement de l’ordre de 500 mm à Tianzhu. En outre, la productivité du parcours est fonction de l’exposition, de l’altitude, de la situation par rapport à la pente et bien sûr des pratiques mises en œuvre, en particulier le respect des périodes de repos. Aussi, il semble clair que lors de la négociation du contrat HCRS entre le ménage d’une part, la communauté et l’administration locale d’autre part, l’évaluation de la charge animale potentielle que le ménage s’engage à respecter est forcément grossière. Les surfaces cultivées en fourrages et attribuées à chaque ménage sont de l’ordre d’un à deux hectares. Elles sont localisées en fond de vallée, parfois avec un apport d’irrigation, à proximité des villages où les hommes et troupeaux passent l’hiver et le début du printemps, c’est-à-dire les périodes les plus froides. La location de parcelles fourragères est fréquente. Elle permet aux grands troupeaux de se procurer l’alimentation qui leur manque, mais aussi aux propriétaires de petits troupeaux d’avoir un complément de revenu. La production de fourrages pour la vente en dehors de la zone et en dehors de la province est également fréquente.

Le bétail et la conduite des troupeaux

Le cheptel type par famille est un troupeau de 30-40 yacks et un autre troupeau d’une centaine de brebis avec quelques caprins. Avoir plus de têtes, c’est-à-dire une centaine de yacks et/ou 200-300 ovins implique une main-d’œuvre supérieure à celle du couple du ménage. Les enfants aident, en particulier pendant les vacances scolaires, qui coïncident avec la période de transhumance, mais le gros de l’activité, en priorité les tâches d’astreinte, est à la charge du seul couple. La traite des yacks occupe une bonne partie de la matinée, d’autant plus que les vaches au pâturage pendant la nuit doivent être réunies tôt le matin. Les chèvres sont également traites dans quelques exploitations. Une autre astreinte concerne les soins aux animaux, tant les nouveau-nés que les jeunes et les adultes qui sont inspectés tous les jours. La fin de l’après-midi est dédiée au troupeau de petits ruminants qui sont réunis dans un enclos pour passer la nuit et ainsi soustrait aux prédateurs tels que les loups et les renards. Le troupeau est inspecté à la sortie et à l’entrée dans l’enclos, ainsi que parfois au pâturage, afin de déceler les animaux qui nécessitent un soin particulier. Le temps disponible sera consacré aux autres activités directement liées à l’élevage, comme la constitution des stocks fourragers pour la période hivernale, la vente ou l’achat de bétail ou d’autres intrants, ou bien concernant plus généralement la ferme tel que la maintenance des équipements, l’entretien des bâtiments, les courses pour la famille, etc.

À la fin du printemps démarre la transhumance vers les parcours d’été, les plus élevés, vers 3 500-4 000 m, juste en dessous de la partie rocheuse. Ils sont situés parfois à quelques dizaines de kilomètres du village. La période de départ, c’est-à-dire en début ou à la fin juin, voire à la fin mai, se décide en collectif, au niveau du village, en fonction des conditions climatiques, de la repousse de l’herbe et de la disponibilité en fourrages. Toutes les familles partent à la même période, à pied pour les troupeaux et les bergers, en véhicule pour ceux qui auront la charge de monter les tentes et les campements. Les animaux de bât sont peu utilisés, même s’il y a toujours quelques ânes qui transhument avec les troupeaux. La moto et souvent le pick-up sont devenus les outils de première nécessité. Certaines familles ont construit de petites baraques dans les estives qu’elles n’ont plus qu’à réactiver en début de transhumance. Une subvention publique pour l’acquisition de tentes permet de couvrir près de la moitié du montant total (autour de 400-450 €) de la tente équipée pour l’été.

Vers la mi-août et les premiers froids, la famille et le troupeau de petits ruminants migrent vers les parcours d’automne, à une altitude inférieure et plus proches du village. Le troupeau de yacks, moins sensibles au froid, reste sur les parcours d’été. Les vaches sont taries. Il n’y a donc plus de traite, mais le troupeau est inspecté une fois par jour ou tous les deux jours par l’homme ou la femme qui utilise la moto pour aller d’un parcours à l’autre. La transhumance des parcours d’été à ceux d’automne se fait également de manière collective à l’échelle de la communauté ou du village.

Dès la première gelée, la famille et les petits ruminants reviennent au village où le troupeau sera alors conduit sur les parcours d’hiver. Le campement est donc plié et sera remonté la prochaine année. Il est fréquent que les yacks restent encore quelques jours, voire quelques semaines sur les parcours d’été pour valoriser l’herbe encore disponible, avant de rejoindre les parcours d’automne où ils remplacent les petits ruminants déjà partis sur les parcours d’hiver. Ce n’est qu’en hiver, quand l’herbe se fait rare, que le troupeau de yacks rejoint la ferme et le village.

Tous les pasteurs considèrent que l’hiver est la période la plus difficile, même s’ils la passent dans leurs fermes et dans les villages. De novembre à mai, les petits ruminants sont conduits pendant la journée sur les parcours d’hiver à proximité des villages. Ils sont rejoints par les yacks lorsque ceux-ci quittent les parcours d’automne au milieu ou en fin d’hiver. Quand le pâturage devient insuffisant, les petits ruminants, ainsi que les yacks quand ils arrivent, reçoivent un complément alimentaire fait de fourrage d’avoine coupé sur les parcelles fourragères. À la fin de l’hiver et au début du printemps, le fourrage d’appoint est disponible pour tous les animaux, notamment les plus fragiles. Certains pasteurs achètent également des aliments concentrés à base de céréales et de tourteaux.

L’hiver est la période des vêlages et des agnelages, c’est-à-dire l’époque où les femelles requièrent le plus d’attention. Si les mises bas se font quasiment toujours sans assistance, une présence permanente est néanmoins indispensable en raison du froid intense, surtout la nuit, et de la nécessité de réchauffer les nouveau-nés en les enveloppant dans une couverture, en les frottant, en allumant des feux et même en les rentrant dans les maisons quand ils sont trop faibles. Cette contrainte majeure de l’élevage dans les monts du Qilian a été en partie levée par la construction récente et subventionnée de serres pour la production maraîchère, bâtiments qui ont été rapidement utilisés en hiver comme bergeries et étables. D’après les éleveurs, l’utilisation des serres comme bergeries et étables s’est traduite par une nette augmentation de la productivité du troupeau de l’ordre de 10 % sans tenir compte du confort de la main-d’œuvre qui reste le gros avantage de cette innovation.

L’économie familiale

L’économie familiale repose sur l’élevage, surtout la vente d’animaux, mais aussi d’autres produits comme la laine, le cuir et les bouses de yack comme combustible de chauffage, ainsi que la location de parcours d’été et d’automne (10 ¥/mu, soit 20 €/ha), d’hiver (25 ¥/mu, soit 45 €/ha) et de parcelles fourragères, en particulier pour les exploitants âgés au titre de complément de retraite.

Les agneaux sont vendus à l’âge de six mois, c’est-à-dire en juin-juillet autour de 15-17 kg poids vif, pour un montant de l’ordre de 450-600 ¥, soit environ 55-75 €, selon le format et l’état d’engraissement. Quelques variations existent en fonction de la race et de pratiques de conduite de la reproduction et de l’alimentation. Les mâles yacks sont vendus à l’âge de 4-5 ans entre 200 et 250 kg poids vif pour 4 000-6 000 ¥, soit environ 450-700 €, également selon le format et l’état d’engraissement. Les femelles de réforme sont vendues entre 12 et 18 ans pour un prix de 2000-3 000 ¥, soit environ 250-350 €.

Un troupeau ovin d’une centaine de têtes permet de commercialiser de 75 à 80 agneaux par an. Sur une production moyenne d’un agneau par an et par brebis, et une vingtaine d’agnelles gardées pour renouvellement. Un troupeau d’une cinquantaine de yacks, soit 12-15 femelles en production, autant de génisses, ce qui permet la commercialisation de 4 à 6 yacks par an. Une femelle yack donne un veau tous les 20-24 mois selon les conditions d’élevage. Des intervalles moindres sont notés. La première mise bas intervient vers 5-6 ans.

Le revenu d’une exploitation avec un cheptel de 80 ovins et de 40 yacks produit en viande un revenu de l’ordre de 40 000-45 000 ¥, soit 5 000 €. La vente de la laine permet d’accroître le revenu de 5 à 10 %, jusqu’à 15 % dans le cas d’ovins de race Mérinos, et 20-25 % dans le cas de yacks de race blanche, dont la laine et la queue sont fortement valorisées. Une brebis Mérinos donne entre 3 et 4 kg de laine par an pour un prix de l’ordre de 25-35 ¥/kg, soit 3-4 €/kg. Le cuir revient à l’abatteur pour un montant de 80-100 ¥ par peau, soit 10-12 €.

Les différentes subventions par tête de bétail et allocations perçues par la famille, en particulier avec le HCRS, augmentent le revenu d’environ 10 %, sans prendre en compte les autres subventions comme celles pour l’acquisition d’une tente pour la transhumance, la reconstruction de la ferme ou l’achat d’un appartement en ville.

Parallèlement, quelques ménages de pasteurs exercent une autre activité ; c’est le cas de l’accueil de touristes dans une tente et avec un repas traditionnels ou de la récolte du champignon yarsagumbu (Ophiocordyceps sinensis). D’autres activités exigent une absence plus longue de la ferme, notamment dans le commerce et les services, ce qui augmente la charge de la main-d’œuvre familiale restante. Il est alors fait appel à un autre ménage proche de la famille, celui des parents ou d’un frère dans une forme d’association entre les deux entités.

L’achat de fourrages, et pour certains d’aliments concentrés, ainsi que la location de parcelles fourragères constituent la principale dépense des élevages. La construction d’étables et de bergeries représentent un investissement majeur, mais il semble être largement compensé par la baisse de mortalité et l’augmentation de la productivité pondérale, d’autant plus qu’il est fortement subventionné.

Le futur envisagé par les acteurs des monts du Qilian

Pris dans le tourbillon du changement depuis leur enfance, les pasteurs des monts du Qilian et les acteurs locaux en charge du secteur de l’élevage portent des regards originaux et parfois surprenants sur leur avenir. Le premier regard partagé par un grand nombre de pasteurs concerne l’amélioration des conditions de vie dans les prochaines années, considérant que ces mêmes conditions s’améliorent depuis plus de vingt ans. Le second porte sur des différentes facettes du changement. Le changement climatique ne les préoccupe pas vraiment. Autant ils notent un changement dans le climat, en particulier dans l’ensoleillement, plus fort à leurs yeux, autant ils sont plus partagés sur une variation significative de la pluviométrie, tout au moins en dehors des normales habituelles. Il y aura peut-être des ajustements à faire quant à la gestion des troupeaux, notamment en termes de chargement, mais cela devrait se faire sans problème majeur. Le changement technique est une réalité, en particulier les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) : tous les ménages ont au moins un téléphone portable, une télévision, un ou deux moyens de locomotion ; le numérique se développe. Les campements des estives en sont une parfaite illustration avec l’énergie solaire. Un autre changement noté par tous les éleveurs est la bonne tenue des prix de la viande et du marché pour des animaux tant maigres que gras, ce qui, outre produire un revenu supérieur, crée une concurrence entre les maquignons les poussant à proposer des prix plus élevés et à aller jusque dans les villages.

Le grand changement a trait aux jeunes et à leur éducation. Tout pasteur, homme et femme, espère que ses enfants iront à l’université, s’intégreront dans la société urbaine pour y vivre et créer leurs propres familles. Peu voient leur progéniture dans le milieu rural, tout au moins comme éleveur, allant jusqu’à considérer comme un échec une telle éventualité. Aussi, comme déjà mentionné, tous disent faire un effort significatif pour que leurs enfants étudient à l’université, quitte à y consacrer environ un tiers de leurs revenus par enfant, sachant que l’éducation primaire a toujours été gratuite et que l’éducation secondaire l’est depuis le milieu des années 2000. Quant au futur de leur propre ménage, les plus âgés le voient dans les villages et les bourgs de la région, vivant de leurs retraites, dans leurs propres maisons et appartements qu’ils ont déjà acquis ou auront acheté en épargnant petit à petit tout au long de leurs vies de pasteur.

On peut néanmoins penser que si ce scénario est dominant, des alternatives au système actuel devraient également apparaître, ne serait-ce qu’en raison de la moindre pression sur le foncier et donc sur la ressource pastorale du fait de la sortie des plus âgés du système pastoral. Ces alternatives pouvant a priori bénéficier d’un accès plus important à la ressource pastorale sont l’opportunité d’élaborer de nouvelles formes de gestion des parcours, nécessairement plus respectueuses d’un point de vue écologique et plus intensives dans l’utilisation de la main-d’œuvre. Dans l’attente de cette moindre pression sur le foncier pastoral, quelques éleveurs, généralement parmi les plus jeunes, envisagent de nouvelles formes d’élevage, notamment le découplage entre d’une part la production de broutards, bovins et ovins, à partir de la ressource pastorale, un peu à la manière de ce qui se fait actuellement et, d’autre part, des ateliers d’engraissement de ces mêmes broutards à partir de fourrages produits en irrigués et d’aliments concentrés. A été mise récemment en œuvre une mesure de politique publique visant à favoriser ces nouveaux systèmes en incitant les pasteurs à se regrouper par communauté et par village pour constituer des ateliers d’engraissement de taille significative, de plusieurs centaines de bovins à quelques milliers d’ovins. Les premiers résultats laissent penser un développement de ces formes duales d’élevage avec une phase pastorale aux mains des parents et une phase intensive aux mains des jeunes ménages.

Des ateliers de production laitière fondés sur le même principe, en stabulation et alimentation issue de l’irrigation, sont également envisagés à partir de races bovines, déjà présentes dans les exploitations irriguées des agropasteurs de la Route de la soie, et améliorées par croisement avec des races laitières.

La ressource pastorale devra quant à elle continuer à être préservée. Il s’agit d’un bien commun tant à l’échelle locale que pour l’ensemble de la Chine, de par sa fonction dans le cycle de l’eau et la préservation des sols, mais aussi la fixation du carbone et le maintien de la biodiversité, ce qui n’empêche pas de la valoriser dans des produits spécifiques[101], ainsi que comme support d’un écotourisme qui se développe dans la région et qui devrait être une source non négligeable de revenus dans l’avenir.

En conclusion, les pasteurs des monts du Qilian ont connu successivement trois phases de changements au cours du dernier demi-siècle. Tout d’abord, la Révolution chinoise de 1949, suivie de la Révolution culturelle jusqu’au milieu des années 1970, ont à elles deux fait sauter les structures foncières traditionnelles qui assuraient une gestion à peu près durable des parcours. Débutée dans les années 1980, la deuxième phase se caractérise par une action publique d’envergure, organisée autour des HCRS, qui vise à améliorer les conditions de vie des ménages tout en cherchant à réduire la dégradation des parcours. Dans la troisième phase, initiée au cours des années 2000, la forte demande locale en produits animaux vient renforcer les effets positifs du HCRS sur la vie pastorale. En revanche, il n’y a pas toujours d’amorce de gestion durable des parcours, bien au contraire, car la pression animale augmente avec la taille des troupeaux. Par ailleurs, cette phase s’accompagne de la sortie des jeunes de l’élevage pastoral, le plus souvent pour aller trouver un emploi en ville. Quoique problématique, cet exode rural est peut-être aussi l’opportunité de faire émerger de nouvelles formes d’élevage allant dans le sens de la durabilité du socio-écosystème, d’autant plus que les pouvoirs publics maintiennent leur appui. Les pasteurs des monts du Qilian ont fait face à des changements importants sans pour autant avoir profondément modifié leurs élevages qui reposent toujours sur une gestion minière de la ressource pastorale. Les changements sociaux en cours, notamment la faible attractivité de l’élevage pour les jeunes, ainsi que les nouvelles alternatives sociotechniques, en lien avec les NTIC, ouvrent de réelles perspectives allant dans le sens d’une plus grande durabilité.

L’agriculture familiale dans la société kanak contemporaine

Séverine Bouard, Leïla Apithy, Stéphane Guyard

En Nouvelle-Calédonie, la population kanak, reconnue comme peuple premier par l’accord de Nouméa, est la première communauté du pays (40 % en 2009, soit environ 100 000 individus) et constitue la principale force démographique rurale dont la majeure partie réside aujourd’hui en tribu[102] (65 000 personnes). Pour ces ruraux, l’agriculture familiale, considérée en opposition à des agricultures de type patronale ou entrepreneuriale, reste un fait indiscutable qui participe à l’organisation de la société kanak. Toutefois, les familles ne pratiquent que rarement l’agriculture de manière spécialisée et la pluriactivité (à un niveau individuel et au niveau des unités familiales) constitue la règle.

Dans le contexte actuel de fort développement économique et de concurrence des activités salariales, la permanence de l’agriculture familiale nécessite une approche compréhensive des stratégies des ménages afin d’en appréhender le(s) rôle(s) contemporain(s). En mobilisant des données issues d’une enquête statistique réalisée en 2011 sur le poids de l’agriculture en tribu à travers le cadre SRL, l’objectif de ce chapitre est double. Il s’agit de mesurer les différents capitaux mobilisés au sein des unités familiales kanak combinant agriculture et autres activités, et d’évaluer la pertinence du cadre SRL pour éclairer la place de cette agriculture familiale dans la société kanak contemporaine.

L’agriculture familiale kanak, histoire d’une marginalisation multiforme

Confiscation du foncier et cantonnement

Fortement structurée par sa riche culture agricole, la société kanak est organisée sur la base d’une unité sociale et spatiale particulière : le clan, groupe humain composé de plusieurs familles ou lignages (qui ont chacun leur nom patronymique transmis de manière patrilinéaire), descendant d’un ancêtre commun. Les membres d’un clan vivent sur une terre qu’ils gèrent en communauté selon des rapports sociaux hiérarchiques bien définis. Partant de cette identification par la terre, la manifestation des relations sociales entre individus et groupes sociaux dépend du degré de parenté, de l’âge de l’individu et du caractère « d’aîné », selon un principe de liens de parenté ascendante (Godin, 2000). En outre, la « coutume » est l’ensemble des règles non écrites qui organisent en particulier les dons et contre-dons de produits agricoles issus du foncier clanique. Ces échanges marquent tout acte social (mariage, deuil) et tracent les contours des alliances entre les clans. L’« appropriation » du foncier, et dans une moindre mesure de l’espace maritime lagonaire, repose sur un faisceau de droits issus de la trajectoire historique du clan et la coutume réglemente les échanges des produits et de travail agricole au sein du clan et entre les clans.

Mais la structuration de la société kanak et les systèmes de production associés ont été profondément modifiés par la colonisation. Les transformations sont apparues dès le choc démographique et sanitaire des premiers contacts. Puis, après la prise de possession par la France en 1854 et les tergiversations entre les différents projets coloniaux (bagne, colonisation libre et mine), le plan Feillet (1893-1905) marque le début de la colonisation agricole libre. En parallèle à la confiscation des terres pour les colons libres, l’administration organise le cantonnement des Kanak, soumis au régime de l’Indigénat[103]. Ainsi, la diminution des terres disponibles du fait du cantonnement et la nécessité de dégager du temps de travail pour des activités rémunérées nécessaires au paiement de l’impôt de capitation font que les systèmes de production kanak se simplifient radicalement et les faisceaux de droits fonciers des Kanak sont bouleversés. Les grands aménagements précoloniaux (terrasses, billons), vraisemblablement accompagnés d’une maîtrise millénaire de la culture des tubercules (Haudricourt, 1964), deviennent rares. Le nombre des combinaisons, des rotations et les temps de jachère diminuent. Si le savoir-faire horticole reste le socle du modèle agricole kanak, son raffinement s’estompe (Barrau, 1956) et des champs nécessitant moins de soins apparaissent. Le jardin, toujours organisé autour de la culture du taro et de l’igname, subsiste mais les densités sont moindres. D’autres plantes, plus rustiques et s’accommodant de soins moindres (taro des Nouvelles-Hébrides, légumineuses) intègrent les systèmes de culture (Barrau, 1956 ; Saussol, 1979). L’élevage bovin kanak reste rare, mais les porcs intègrent les systèmes, surtout dans les îles Loyauté. La chasse, ancestrale pour la roussette, se développe suite à la multiplication mal contrôlée des cochons et des cerfs sauvages, initialement introduits pour la domestication.

À la rareté des terres et à l’obligation de travailler, les Kanak répondent par la simplification des itinéraires techniques et l’intégration rapide de solutions alternatives, mais l’adaptation passe aussi par une diversification des systèmes d’activités. Les ménages combinent agriculture, pêche, chasse et salariat. En effet, la période dite du « boom minier » à la fin des années 1960 se traduit par une diversification des systèmes d’activités vers les métiers de la mine, puis l’État français décidant d’aider à la gestion du contre boom, vers l’administration (Freyss, 1995).

Aujourd’hui, la Nouvelle-Calédonie bénéficie d’un statut spécifique, produit des accords politiques de Matignon-Oudinot (1988) et de Nouméa (1998), signés en réponse aux revendications indépendantistes qui se sont violemment exprimées dans les années 1980. Outre une marche programmée vers l’autonomie, ce statut instaure trois provinces dotées d’importantes compétences. Après des décennies de marginalisation liée à la colonisation de peuplement d’origine européenne, ces changements politiques récents ont considérablement amélioré l’insertion des Kanak dans l’économie marchande.

L’agriculture familiale en tribu

Aujourd’hui, l’agriculture familiale en tribu existe toujours, mais les dispositifs d’observation utilisés rencontrent désormais des difficultés pour mesurer les dimensions non marchandes (autoconsommation et échanges) et « informelles » de la production agricole. Les recensements généraux de l’agriculture offrent des photographies du secteur et des synthèses diachroniques intéressantes, mais la majorité des ménages participant à la production agricole sont invisibles dans ces statistiques du fait que l’information repose principalement sur la mesure des productions faisant l’objet d’un enregistrement comptable, d’une part, et sur la définition d’un seuil correspondant à un niveau de production et/ou de surface minimum mise en valeur, d’autre part. La population agricole n’est donc que partiellement décrite et les volumes qu’elle produit sont sous-estimés. Une enquête réalisée en 2011 auprès de 1786 ménages kanak représentant 12,5 % de la population résidant en tribu (Guyard et al., 2014) montre que la quasi-totalité des familles des tribus possèdent au moins un champ, mais que les quantités produites sont très variables (25 % des familles produisent 60 % des volumes agricoles en tribu).

Surtout, cette étude confirme l’importance économique des activités agricoles et de prélèvement pour les populations résidant en tribu : en 2010, l’agriculture a permis de dégager un produit brut de 65 millions d’euros[104]. Les mesures du temps qui leur est consacré, des volumes produits et circulant, et de la contribution aux revenus, à l’alimentation et au capital social, ne laissent pas de doute : l’agriculture, la chasse et la pêche continuent d’occuper une place centrale dans l’économie (entendue au sens large) des tribus, et ce dans toutes les parties du territoire, y compris à proximité des centres urbains et des pôles de développement (Guyard et al., 2014). Même si elle a été historiquement marginalisée, rejetée sur des terrains peu favorables, l’agriculture familiale kanak continue de jouer un rôle clé dans les processus de sécurisation alimentaire des ménages, dans les échanges non marchands, l’économie de proximité et l’entretien des liens coutumiers, familiaux et sociaux.

Cette enquête montre également la place centrale des revenus salariaux dans les revenus des ménages vivant en tribu, ce qui traduit potentiellement une transformation des systèmes d’activités. Les salaires et les autres revenus issus du « travail indépendant et des petits boulots » représentent aujourd’hui, en moyenne, 60 % des revenus monétaires des unités domestiques. C’est plus spécifiquement sur cette forme d’agriculture familiale, associée aux activités de prélèvement et à d’autres activités de travail (salariat, entreprenariat, etc.) que le cadre SRL sera appliqué. Il s’agit de revenir sur cette agriculture sans a priori et d’en mesurer les contributions dans un contexte de pluriactivité.

L’agriculture familiale en tribu analysée grâce au SRL

Le groupe domestique

Composant le quart de la population calédonienne, l’ensemble des familles résidant en tribu pratiquent une agriculture familiale. Cette dernière est organisée autour d’une unité de production qui se superpose à une unité de consommation. Ces unités correspondent à un groupe domestique composé le plus souvent d’un ménage (famille nucléaire ou élargie) et parfois de plusieurs ménages partageant les repas quotidiens et les facteurs de production. La force de travail y est familiale et ne fait pas appel au salariat de manière permanente et structurelle.

Cette unité a été construite en référence à des travaux antérieurs. Ce concept renvoie d’abord à une tradition sociologique (Mendras, 1978), où le groupe domestique correspond à l’ensemble des individus, parents ou non, qui vivent « au même pot et au même feu ». Cette notion a été forgée pour penser l’organisation des sociétés paysannes européennes, mais elle prend aussi tout son sens dans le contexte calédonien : « Les études de cas réalisées montrent que les décisions pour la gestion des parcelles et des emplois du temps sont plutôt individuelles, mais qu’elles se prennent en référence à un ménage, assimilable à une unité de résidence, de production et de consommation » (Gaillard et Sourisseau, 2009). Ici, le ménage est entendu comme étant composé du couple, des enfants (y compris adoptés) et des alliés vivant ensemble. Par ailleurs, ces décisions concernent autant les activités marchandes que les « activités non marchandes et la question de l’identification sociale et culturelle » (Ibid.). D’autres recherches menées en Nouvelle-Calédonie sur les activités agricoles et les systèmes d’activités des familles kanak ont permis de tester et d’affiner l’unité domestique autour de laquelle se structure cette forme d’agriculture familiale (Bouard et Sourisseau, 2010 ; Djama, 1999).

Le concept de groupe domestique (éventuellement élargi à des dépendants revenant régulièrement et contribuant à sa reproduction) correspond, dans l’organisation kanak, à une unité de résidence, qui se superpose aux unités de production et de consommation où sont partagés (mis en commun) les moyens d’existence.

Nous proposons la définition suivante du groupe domestique : c’est un ensemble de personnes, apparentées ou non, résidant, au moins la plus grande partie de l’année, sur une même parcelle d’habitation (mais potentiellement sous plusieurs toits), reconnaissant l’autorité d’un chef de groupe domestique qui décide, en partie tout au moins, de l’organisation du système d’activités, de la mobilisation des facteurs de production et des modalités de mise en commun ou de partage des moyens d’existence nécessaires, notamment, à la constitution des repas, le plus souvent pris ensemble.

L’enquête sur les activités des familles résidant en tribu a privilégié ce niveau d’observation. L’approche par le groupe domestique permet de disposer des informations complètes sur le système d’activités et la mise en commun des revenus pour la consommation, y compris en intégrant, par exemple dans le système d’activités, des transferts liés à des migrations saisonnières ou de courte durée.

Choix de la forme familiale étudiée

De manière générale, un groupe domestique résidant en tribu combine quatre types d’activités : des activités agricoles et d’élevage, principalement la culture de tubercules et de bananes, mais aussi quelques arbres fruitiers, l’élevage de poules et de cochons ; des activités de chasse, des activités de pêche (en rivière et/ou en mer) ; des activités de travail extérieures qui prennent la forme d’emplois salariés, d’entreprise individuelle ou de petits contrats payés à la tâche.

Une des principales caractéristiques de l’activité agricole et de prélèvement menée en tribu est sa dimension non marchande : sur les volumes agricoles totaux produits par les familles des tribus, 13 % sont commercialisés, alors que 36 % dont destinés à l’autoconsommation, 33 % aux dons et 19 % aux intraconsommations (semences pour la campagne suivante, alimentation des animaux, etc.). La primauté accordée à l’autoconsommation et aux dons vaut aussi pour l’élevage, la chasse et la pêche. Ce résultat insiste sur le poids des fonctions sociales, d’entretien de réseaux, d’alimentation du groupe domestique et de solidarité familiale – ou plus large – que remplissent ces activités agricoles et de prélèvement. Menées en partie collectivement, ces activités facilitent les échanges intergénérationnels et la transmission des savoirs, d’autant que beaucoup de dons intrafamiliaux proviennent de parents ou grands-parents vers leurs enfants et petits-enfants, et peuvent s’accompagner de conseils sur la conduite des parcelles, sur la transmission de techniques de pêche et de chasse. Outre la transmission des histoires des clans, des contes et légendes associés, tout le partage de temps autour de ces activités participe au maintien et au renouvellement des identités kanak. Par ailleurs, la faiblesse relative des revenus monétaires issus de la vente des produits agricoles et de prélèvement invite aussi à ne pas analyser le fonctionnement de ces activités indépendamment des autres activités développées par les membres des groupes domestiques.

Les résultats issus de cette enquête agricole révèlent sept profils de groupes domestiques selon la structuration du temps de travail annuel sur les quatre catégories d’activités (Guyard et al., 2014) : les familles privilégiant les autres activités de travail (emplois salariés, entreprenariat, etc.), les familles « peu actives »[105], les familles occupant la majorité de leur temps aux activités agricoles, celles combinant agriculture et autres activités de travail, celles privilégiant la pêche, celles associant la pêche et les autres activités de travail, et celles combinant les quatre grands types d’activités de manière équilibrée (profil « multi-activités »), etc. Nous proposons ici de nous intéresser au profil que l’on a nommé « multi-activités », qui rassemble 10 % de la population des groupes domestiques des tribus et qui correspond à un investissement relativement équilibré entre les quatre types d’activités identifiés (agriculture, chasse, pêche et autres types de travaux) du point de vue du temps alloué. La combinaison de ces activités est visible sur les deux figures ci-après : la figure 18.1 représente les moyennes du nombre d’heures passées pour chacune de ces activités, temps pondéré par le nombre d’actifs que compte chaque groupe domestique ; la figure 18.2 illustre plutôt la composition moyenne des revenus issus de ces systèmes d’activités (part du revenu total – monétaire et non monétaire – issue des produits agricoles et d’élevage, part du revenu total issue des activités de prélèvement, part du revenu issue des transferts sociaux, retraites, assurance chômage et part du revenu issue des autres activités telles que le salariat, les petits contrats, etc.).

La présence de manière relativement équilibrée (du point de vue du temps alloué et de la production de richesse) de toutes les activités au sein de ce profil le rend particulièrement intéressant pour appréhender l’articulation entre ces différentes activités.

Figure 18.1. Temps de travail annuel moyen par groupe domestique (en heures pondérées par actif).

En moyenne, les groupes domestiques associés à ce profil consacrent 35,7 % de leur temps de travail à l’agriculture, 31,1 % aux autres activités, 17,8 % à la chasse et 15,7 % à la pêche. C’est dans ce profil que le temps moyen affecté à la chasse est le plus élevé. Ce profil est plus fréquent en province nord et, en particulier, à l’ouest, dans la zone de Vook (Voh), Koohnê (Koné) – chef-lieu de la province Nord –, Pwëbuu (Pouembout), Nèkö (Poya) (VKPP) et, à l’est, dans le sud minier, où l’activité minière est dynamique.

Figure 18.2. Profil moyen de la composition des revenus des groupes domestiques « multi-activités » (%).

Sur ce profil de groupes domestiques, 25 % des revenus totaux sont issus des activités agricoles et de l’élevage, un peu plus de 22 % proviennent de la pêche et de la chasse, 21 % proviennent des transferts sociaux et, enfin, 32 % sont issus d’autres activités de travail telles que le salariat, l’entreprenariat ou des petits contrats. En moyenne, ces groupes domestiques ont un revenu total (monétaire et non monétaire) s’élevant à un peu moins de 2 500 euros/mois.

L’analyse des différents capitaux (SRL) permet d’expliciter la situation d’activités de ces groupes domestiques.

Les cinq capitaux et leur mobilisation

Les systèmes d’activités de ces groupes domestiques s’appuient principalement sur un capital naturel élevé (figure 18.3) avec un score de 7,4[106]. La mesure de ce capital s’est faite à travers l’estimation de la superficie mise en valeur au cours de l’année 2010. Seules les parcelles effectivement cultivées ou sur lesquelles des récoltes ont eu lieu ont été prises en compte. Ce score s’explique par la faible densité de la population en Nouvelle-Calédonie (7 hab/km² en moyenne sur les quatre communes de VKPP selon le recensement général de la population de 2009), une disponibilité foncière plutôt élevée et surtout des espaces de chasse et de pêche facilement accessibles encore préservés, où les ressources halieutiques et cynégétiques sont abondantes. L’accès à la mer et/ou aux rivières est assuré partout et n’est pas limitant. La localisation géographique est plus discriminante en ce qui concerne la chasse. De manière générale, le gibier est abondant sur l’ensemble du territoire (la chasse aux cerfs et aux cochons sauvages est même encouragée par les services du gouvernement), cependant les cerfs n’ont pas été introduits dans les îles Loyauté, les groupes domestiques n’ont donc pas directement accès à ce type de gibier et les animaux chassés sont surtout les roussettes et les cochons sauvages. Par ailleurs, pour les groupes domestiques du Grand Nouméa, l’accès au gibier nécessite de se déplacer hors de l’agglomération vers la « brousse », c’est pourquoi nous leur avons affecté un score moins élevé. De plus, ces groupes domestiques ont tendance à disposer de parcelles situées soit à proximité directe de l’habitation, soit à moins de 15 minutes à pied.

L’estimation du capital naturel repose également sur l’accès au foncier cultivable. Le disponible foncier permet à la quasi-totalité des groupes domestiques de cultiver au moins un champ ; les différences entre les groupes reposent sur l’accessibilité à ces parcelles, en termes de distance entre l’habitation et les champs et de facilité d’approche. Une estimation du potentiel agronomique des parcelles cultivées est également prise en compte selon la qualité du sol et la pente de la parcelle. Un troisième critère est la sécurisation foncière dont bénéficient les groupes domestiques pour ces parcelles cultivées. Si presque tous les groupes accèdent à des terres cultivables, la pérennité de cet accès dépend en partie du statut du foncier concerné. Les parcelles sur foncier relevant du droit d’usage coutumier, d’attributions de l’Adraf ou de la propriété privée jouissent d’une sécurisation forte, tandis que celles en location ou sur GDPL bénéficient d’une sécurisation modérée et les parcelles squattées – sur terrain privé, domanial ou stock Adraf – sont très peu sécurisées.

Figure 18.3. Pentagone des capitaux pour le profil « multi-activités ».

Pour estimer la force de travail mobilisée, nous avons choisi le taux de dépendance économique du groupe (rapport entre le nombre d’actifs et le nombre total d’individus au sein du groupe). Notons que seuls les individus de plus de 14 ans ayant eu une activité génératrice de revenu (salariat, petits boulots, agriculture, pêche, etc.) pendant au moins l’équivalent d’un mois à temps plein ont été considérés comme actifs. Le capital humain repose également sur le niveau de formation des individus en âge de travailler (plus de 14 ans). Le score attribué au niveau de formation individuel a été ramené à une moyenne par groupe domestique. Le niveau de formation agricole a aussi été spécifiquement pris en compte et l’indicateur considéré est la somme des durées de formation des membres concernés pour chaque groupe domestique.

Ainsi, malgré un taux de dépendance économique bas, le capital humain est relativement faible (3,9) ; ceci est notamment lié à la marginalisation des habitants des tribus du système éducatif jusqu’à la fin des années 1980. Plus de la moitié (56 %) de ces chefs de groupes domestiques n’ont aucun diplôme et même si les autres membres, plus jeunes, ont tendance à obtenir des diplômes plus élevés (CAP, BEP, baccalauréats) (Guyard et al., 2014), le niveau de formation reste modeste.

Le capital social et l’inscription des groupes domestiques dans les réseaux sociaux s’expriment, d’une part, à travers l’échange de travail bénévole dans le domaine agricole (nous avons pris en compte la participation des individus de 15 ans et plus aux travaux sur les champs de personnes extérieures à leur propre famille). Il s’exprime d’autre part à travers des dons ponctuels d’argent en cas de nécessité ou à l’occasion d’événements sociaux, notamment des mariages et des deuils.

Surtout, le capital social relève de la mise en circulation d’une partie des produits agricoles, tels que l’igname ou certaines variétés de bananes au cours de cérémonies coutumières ou dans les rapports quotidiens. La quasi-totalité des groupes domestiques est concernée par ces pratiques et ce sont en moyenne un tiers des volumes agricoles récoltés qui sont destinés aux dons et aux cérémonies coutumières, soit autant que de produits de consommation des groupes domestiques. Le capital social se mesure également à travers l’inscription des membres des groupes domestiques dans des organisations officielles. Ainsi, le capital social de ces familles combinant agriculture et autres activités est estimé à 4,4. Ce chiffre traduit le maintien de forts liens sociaux, visibles notamment à travers la quantité de produits échangés lors des coutumes, mais il reste mesuré parce que cette population est faiblement inscrite dans les organisations, agricoles ou non.

Le capital physique, estimé à 6,4, traduit une tension entre l’amélioration globale des conditions de vie[107] et la faiblesse des investissements en équipement agricole. La mesure du capital physique repose essentiellement sur l’accès à un habitat durable, à l’eau courante et au réseau général électrique, très généralisé pour ces groupes domestiques. Les maisons principales sont en grande majorité des maisons en dur, mais les maisons en tôles, moins durables, restent nombreuses, et les cases représentent approximativement 10 % des habitations principales. De même, l’accès à l’eau courante, au réseau général électrique, ainsi que la possession d’un téléphone sont généralisés. En revanche, l’équipement agricole et le matériel utilisé pour la pêche et la chasse sont très réduits, limités, pour la plupart des ménages, à du petit matériel manuel (sabres d’abattis, barre à mine, etc.).

Enfin, le capital financier a été évalué à travers le revenu total annuel des groupes domestiques (revenu du travail, des activités agricoles et de prélèvement, des transferts sociaux et du capital) qui permet la reproduction des activités agricoles d’année en année à travers l’achat de matériel, de semences, etc. L’endettement des groupes domestiques a également été pris en compte dans le calcul de ce capital, ainsi que leur capacité à rembourser les emprunts contractés. Pour les groupes domestiques « multi-activités », le capital financier a donc été estimé à 5,9. Cette valeur rend compte de deux phénomènes. D’une part, ces groupes domestiques ont accès et ont tendance à saisir les opportunités d’emploi qui apparaissent à proximité des tribus où ils résident. D’autre part, ce chiffre traduit l’évolution récente des politiques de transferts sociaux, notamment l’accès généralisé aux allocations familiales, jusqu’à il y a peu réservées aux parents salariés, ainsi qu’à l’allocation solidarité vieillesse réservée il y a encore quelques années aux personnes ayant occupé un emploi.

Les capitaux et les « capabilités » des ménages kanak

Historiquement, l’agriculture familiale kanak reposait essentiellement sur la mobilisation des capitaux naturel, social et humain ; les investissements physiques et/ou financiers étaient extrêmement réduits. De plus, l’importance de la terre et la valeur symbolique accordée au travail des champs (avec la possible mobilisation du capital social sous forme d’entraide) renforçaient la contribution des ressources humaines et sociales des groupes domestiques aux productions agricoles.

Mais depuis les accords de Matignon (1988) et le processus de rééquilibrage du pays engagé, les conditions de mise en œuvre de l’agriculture familiale évoluent. La pluriactivité, même si elle a toujours été présente sous plusieurs formes (contrainte ou souhaitée, selon la période historique), se développe. L’agriculture familiale est aujourd’hui souvent menée en parallèle à d’autres activités qui mobilisent le travail familial. Ce phénomène est d’ailleurs visible dans la surreprésentation du profil de groupes domestiques combinant de façon équilibrée agriculture, chasse et pêche et une autre activité de travail sur la zone VKPP qui connaît un essor économique inédit en province nord (ce profil représente un groupe domestique sur cinq). La construction d’un complexe métallurgique de dimension internationale et les politiques de rééquilibrage menées depuis les années 1990 ont profondément modifié les capitaux et les capabilités des ménages ruraux kanak pour les mobiliser. Ainsi, l’estimation des capitaux sur lesquels reposent les systèmes d’activités des groupes domestiques varient selon l’ancrage territorial.

Le projet industriel minier a fortement augmenté les opportunités d’emplois sur la zone depuis 2008 et, si tous les postes ne peuvent pas forcément être occupés par la population locale, du fait notamment de la faiblesse du niveau de formation initiale (capital humain assez faible), une politique volontariste de formation professionnelle et de promotion de l’emploi local a permis d’augmenter les « capabilités » des ménages kanak à saisir ces opportunités de travail extérieur. Par ailleurs, des politiques publiques volontaristes ont permis de multiplier les établissements scolaires dans ou à proximité des tribus. Ainsi, même s’il reste faible, le niveau de formation initiale des membres les plus jeunes des tribus tend à se rapprocher de celui de l’ensemble de la population calédonienne. Ce phénomène devrait contribuer à modifier la structure des capitaux des groupes domestiques en faveur du capital humain et social et, plus globalement, devrait améliorer les capabilités des individus et des groupes domestiques à maintenir des systèmes d’activité complexes. De plus, les politiques de rééquilibrage menées depuis 25 ans ont permis de mieux répartir l’accès aux équipements de santé et aux équipements domestiques, puisque sur la zone VKPP l’accès à l’eau courante et à l’électricité est quasi généralisé (respectivement, entre 93 et 99 % et entre 85 et 98 % des groupes domestiques). De même, les politiques de transferts sociaux (allocation familiale, retraite, etc.) ont réduit très largement les inégalités territoriales et ont stabilisé les dotations en capitaux financiers (Guyard et al., 2014). Le profil « multi-activités » illustre assez bien l’importance de ces transformations institutionnelles et du contexte industriel et leurs impacts sur les activités des familles.

Pourtant, pour ces familles, un capital financier important ne se traduit que très rarement par un abandon des activités agricoles et de prélèvement. Cela confirme l’importance et le maintien d’une agriculture familiale pour sa dimension identitaire et culturelle, mais aussi pour réduire la dépendance des familles au marché des produits alimentaires. En effet, d’un point de vue identitaire, les activités agricoles sont maintenues, même si le temps passé « à la tribu » est de plus en plus réduit et fragmenté. Ces quelques citations illustrent la valeur sociale et identitaire accordée à l’agriculture : « L’agriculture en tribu est très importante pour notre vie afin de pérenniser notre culture et nos traditions. » « Un Kanak doit avoir son champ d’igname, de taro, de banane. » « Les Mélanésiens doivent avoir un champ pour promouvoir l’avancement et la construction du chemin coutumier. » D’ailleurs, du point de vue de la destination des produits, les groupes domestiques ne « profitent » que rarement d’un marché local favorable pour commercialiser leurs produits. En outre, dans le contexte de prix élevés qui caractérise l’économie calédonienne, l’autoconsommation des produits cultivés, élevés ou prélevés est fondamentale et perçue comme telle : « C’est bon, il y a des bananes, des ignames… il y a de l’équilibre, pas question de faire de grandes courses. » « [Face à la] vie chère : le champ est indispensable pour nous ! » La citation suivante traduit parfaitement cette double fonction attribuée à l’agriculture kanak : « L’agriculture, c’est sacré, c’est quelque chose qui vient des vieux, il ne faut pas oublier de respecter la terre nourricière… la vie chère va faire revenir les jeunes au champ. »

Les données collectées pour l’année 2010 ne semblent pas montrer que le capital financier soit, pour l’instant, réinvesti directement dans l’agriculture notamment dans le capital physique via l’achat de matériel. Certaines études qualitatives localisées montrent cependant que des transformations sont à l’œuvre, mais leur ampleur et fréquence ne sont pas encore mesurées. Ainsi, les pratiques culturales évoluent selon les objectifs de commercialisation (Gaillard et Sourisseau, 2009) et l’usage d’engins du BTP est parfois « détournés » pour l’agriculture par certains entrepreneurs kanak (Bassuel, 2013).

In fine, même s’il conviendrait de disposer de données régulièrement collectées pour juger d’une évolution temporelle, ces résultats montrent que les activités agricoles et de prélèvement se maintiennent pour les groupes domestiques kanak dont certains membres partent travailler à l’extérieur. L’essor des pôles de développement, l’augmentation du niveau de formation et des conditions matérielles de vie ne sont pas systématiquement synonymes de recul des activités agricoles et de prélèvement. Ce maintien des activités agricoles et de prélèvement à travers les capitaux naturel et humain s’explique par leur dimension non marchande, par l’autonomie relative par rapport au système alimentaire marchand, mais aussi, peut-être, par le caractère récent du développement économique dans le nord. De plus, une stratégie de conservation des capitaux naturels et l’entretien d’un capital social élevé à travers les dons de produits agricoles pourrait se révéler pertinente dans le contexte fluctuant d’une économie reposant sur la rente minière, d’autant que les générations précédentes ont le souvenir du « retour à la terre » qui a marqué le contre-boom du nickel des années 1970. L’agriculture familiale kanak conserve ainsi son rôle, même dans un contexte de changement économique majeur, marqué par une industrialisation de l’économie locale.

91Pour une carte de la répartition des cultivators en Inde du Sud, cf. l’atlas en ligne d’Oliveau (éd), 2003 : www.atlasindia.parisgeo.cnrs.fr/files/cawf_si.htm . En 2004-2005, 36 % des agriculteurs étaient ouvriers agricoles, tandis que 64 % étaient propriétaires exploitants (self-employed) (NCEUS, 2007).
92Travaux complétés par les études statistiques à plus vaste échelle de la National Sample Survey Organisation (NSSO), que reprend largement NCEUS (2007).
93Officiellement, 62 % de la SAU indienne est désormais irriguée (2009-2010), mais seulement 37 % a plus d’une culture par an.
94La riziculture pluviale sans inondation est quasiment inconnue dans la région.
95L’irrigation par étangs collinaires villageois (tanks) est plus un appoint ponctuel d’eau que le moyen de pratiquer une culture de contre-saison, vu en général les faibles apports hydrauliques.
96On emploie ici à dessein un terme vague, étant donné qu’il est difficile de faire la part de ce qui est cause et conséquence, tout fonctionnant en boucles de rétroaction (figure 16.1).
97On reprend ici la terminologie du World Development Report 2000-2001 de la Banque mondiale.
98International Center for Tibetan Plateau Ecosystem Management, Lanzhou University, Gansu Province, China, dont la base de données est constituée de rapports d’enquêtes et d’entrevues, mémoires et thèses, ainsi que quelques publications.
99Regulations on Policies for the Minority Ethnic Groups and People’s Communes in Pastoral Areas.
100Le « mu » est l'unité de surface chinoise : 1 ha = 15 mu et 1 mu = 0,066 ha.
101Bonbons au lait de yack, beurre de yack, amuse-gueules à vase de viande de yack séchée, phanères de yacks…
102Les tribus constituent une invention coloniale de la fin de xixe siècle qui visait à regrouper les clans (unité coutumière rassemblant plusieurs familles ou groupements familiaux) sous la forme d’une agrégation légale, fondée sur des liens sociaux, culturels, linguistiques et surtout territoriaux. Elles s’apparentent à des hameaux ou petits villages ruraux.
103Le « régime de l’Indigénat » est un cadre légal appliqué dans les colonies françaises de la fin du xixe siècle à 1944-1947. Ce « régime » confère un statut légal inférieur aux populations des colonies françaises et crée un nouvel espace juridique concernant spécifiquement les indigènes (Merle, 2004).
1049 millions d’euros, soit 15 % de ce produit brut, sont issus de la commercialisation des produits agricoles.
105Ces familles se distinguent par un total d’heures travaillées inférieur aux autres profils (en moyenne 703 heures/an par groupe domestique).
106Les scores ont été attribués sur un total de 15 points.
107Cela s’explique par la mise en place de politiques publiques visant l’amélioration des conditions de vie et de l’habitat depuis 1990 (Sourisseau et al., 2006).