Diversification des activités entre les stratégies de survie et d’accumulation

Introduction

Pierre Gasselin

Depuis Tchayanov, la permanence des formes familiales d’agriculture a souvent été expliquée par les stratégies de diversification des activités, qu’elles soient salariées ou indépendantes, dans le secteur agricole ou non, rurales ou urbaines. La pluriactivité, permanente ou temporaire, s’observe dans toutes les agricultures familiales du monde, qu’il s’agisse d’accéder à un revenu de survie, de se doter d’une capacité d’investissement (agricole ou non), de pallier des étiages de trésorerie ou encore de disperser les risques. Les trois études présentées dans cette partie sont illustratives d’une diversité de stratégies dans lesquelles la pluriactivité s’affirme dans des bassins de production spécialisés (arachide au Sénégal, riz à Madagascar, cacao au Cameroun), fortement marqués par l’histoire coloniale puis soumis au désengagement de l’État dans le cadre des politiques libérales des années 1990.

Au Sénégal, Ibrahima Hathie et Cheikh Oumar Ba retracent l’évolution des formes et des stratégies d’agricultures du centre-nord du Bassin arachidier en les resituant dans l’histoire longue. Les sécheresses répétées des années 1970, suivies par le démantèlement des soutiens publics, fragilisent des exploitations familiales qui ne parviennent plus à couvrir les besoins alimentaires de la famille, situation qui se traduit par des migrations, l’augmentation de la pluriactivité et in fine par une perte d’influence des « chefs de famille » élargie. Une des originalités de l’étude est d’appliquer l’analyse des capitaux aux activités agricoles puis aux activités non agricoles. En attestant du recul relatif de l’agriculture dans les exploitations familiales, les auteurs montrent que la pluriactivité a contribué à élargir le territoire et le champ des opportunités économiques.

Dans la zone du lac Alaotra, le grenier à riz de Madagascar, Nicole Andrianirina analyse la place de la diversification des revenus dans des exploitations familiales modestes régulièrement excédentaires en production de riz. Cette capacité de commercialisation du riz se fait au détriment de l’autoconsommation en période de soudure, le riz étant alors substitué par d’autres produits. Dans un apparent paradoxe, les revenus extra-agricoles sont plus élevés dans cette catégorie d’exploitation que chez celles moins articulées aux marchés du riz. Le salariat se substitue graduellement à la main-d’œuvre familiale et les agriculteurs les mieux dotés en terres sont ceux qui préfèrent un avenir hors de l’exploitation pour leurs enfants. Pour l’auteure, « l’efficacité de la diversification extra-agricole reste hautement liée à la prospérité régionale ».

Au Cameroun, Philippe Pédelahore étudie les stratégies et trajectoires d’accumulation en capital de trois générations de 82 planteurs de cacao (1910-2010) dans deux zones contrastées du bassin cacaoyer : l’une de colonisation récente, l’autre plus ancienne. Il met en évidence des trajectoires contrastées et périodisées où les formes familiales restent dominantes dans la zone cacaoyère ancienne tandis que les formes patronales et capitalistiques se développement dans la zone de front pionnier. L’émergence des formes patronales et capitalistiques dépend de revenus non agricoles, notamment permis par l’investissement dans la formation des enfants dont certains deviennent « hauts cadres » ou « hommes d’affaires », et qui réinvestissent dans le secteur cacaoyer une partie de leurs capitaux financiers suite à la crise économique des années 1987-1994. Mais ce « retour à la terre » n’est pas qu’un jeu d’opportunité d’investissement financier : il répond à des enjeux identitaires, patrimoniaux et de réalisation personnelle. Il n’est possible que par l’activation de réseaux socioprofessionnels ou ethniques qui permettent l’accès au foncier.

Ainsi, les trois études témoignent de situations contrastées entre des stratégies de diversification d’activités pouvant conduire à des niveaux variables d’accumulation ou au contraire permettre la survie du groupe familial. Certains processus vertueux d’accumulation économique, même modestes comme à Madagascar, conduisent à des choix de sortie de l’agriculture pour la génération suivante. Au Sénégal, la crise est invoquée pour expliquer les cessations d’activités agricoles et des migrations vers la ville. Au Cameroun, c’est la crise qui induit un réinvestissement de capitaux financiers urbains dans l’agriculture et la pluriactivité qui permet l’émergence de formes d’agriculture entrepreneuriales. Mais dans tous les cas le projet migratoire est familial.

Outre ses fonctions économiques, la pluriactivité suscite des reconfigurations des systèmes techniques en raison des contraintes d’organisation du travail et des processus d’innovation permis par les interactions entre secteurs d’activités (artisanat du fer et mécanisation agricole au Sénégal, par exemple). La pluriactivité, souvent associée à des mobilités géographiques, est aussi à l’origine de mutations sociales dans l’organisation et les relations familiales : gain d’autonomie individuelle des migrants, émancipation des femmes à Madagascar et au Sénégal, pertes d’autorité des « chefs familiaux » au Sénégal, etc.

Dans les trois cas étudiés, la pluriactivité est une réponse des agricultures familiales à la carence de politiques publiques, notamment pour réguler des variations de prix des produits et des intrants, financer des infrastructures en milieu rural, soutenir les organisations de producteurs, organiser un accompagnement technique, favoriser l’investissement, etc.

L’agriculture familiale à l’épreuve de la sécheresse et de la libéralisation au Sénégal

Ibrahima Hathie, Cheikh Oumar Ba

L’agriculture a constitué pendant longtemps le socle de l’économie sénégalaise par sa contribution à la sécurité alimentaire des populations urbaines et rurales et la provision de ressources en devises, grâce notamment au dynamisme des exportations de produits arachidiers. Ces dernières décennies, la contribution de l’agriculture à la formation du produit intérieur brut a progressivement diminué. Malgré tout, le secteur agricole continue de jouer un rôle primordial dans l’offre d’emplois à la population. Près de 70 % de la population active sénégalaise travaille dans l’agriculture malgré sa faible rémunération (FAOSTAT, 2013). En plus, l’agriculture a d’importants effets d’entraînement sur les autres secteurs, notamment sur les activités de transformation agro-industrielle, le transport et le commerce.

L’agriculture sénégalaise est dominée par des exploitations de type familial qui occupent environ 95 % des terres agricoles du pays. Ce type d’exploitation, de taille modeste, est marqué par une grande diversité, selon les conditions agro-écologiques et socio-économiques. À ses côtés se développe peu à peu une forme d’agriculture entrepreneuriale que l’on retrouve particulièrement dans la zone périurbaine des Niayes de Dakar, à travers des productions horticoles et d’élevage intensif. Elle est aussi présente dans le delta du fleuve Sénégal, en zone irriguée. Pour l’instant, ces entreprises agricoles emploient 1 % de la population active et contrôlent seulement 5 % des terres agricoles (DAPS, 2009).

Du fait de la prédominance des exploitations familiales dans l’agriculture sénégalaise, l’essentiel des activités de production agricole est assuré par la main-d’œuvre familiale. En fonction des zones agro-écologiques, on peut noter un recours important aux groupes d’entraide. L’utilisation d’un personnel temporaire salarié est assez limitée (environ 6 %), tandis que le personnel permanent salarié ne représente que 2,4 % de la main-d’œuvre globale (DAPS, 2009).

Cette étude vise à décrire l’agriculture familiale dans le contexte du centre-nord du Bassin arachidier (CNBA), en utilisant le cadre Sustainable Rural Livelihoods (SRL), et à analyser les évolutions passées et à venir du caractère familial des unités. Elle s’appuie principalement sur des données de l’étude Ruralstruc[63], conduite entre 2007 et 2009, et comprenant des analyses de cas sectorielles et régionales, appuyées par des enquêtes auprès de 1 000 ménages ruraux situés dans quatre zones agro-écologiques du Sénégal (Ba et al., 2009). Dans le CNBA, l’échantillon comprenait 253 ménages tirés au hasard à partir de villages préalablement choisis sur la base d’un zonage effectué par l’équipe de recherche.

Après avoir abordé l’historique du CNBA, à travers les mutations qui s’opèrent et bouleversent les modalités de fonctionnement de l’agriculture familiale, nous utiliserons le cadre d’analyse SRL pour caractériser l’agriculture familiale du CNBA, puis nous mettrons l’accent sur la nature et la forme des liens entre famille et unité de production.

Transformations économiques et sociales à l’œuvre dans le CNBA[64]

Pour des raisons historiques, économiques et démographiques, le Bassin arachidier a occupé une place prépondérante dans l’économie sénégalaise. Il couvre le tiers du pays et abrite environ la moitié de la population. Par sa production d’arachide et de mil, cette zone a longtemps été le principal pourvoyeur de céréales locales pour le reste du pays et la source de matières premières de l’huilerie. La péjoration du climat, les changements structurels de l’économie sénégalaise, la mondialisation et la crise arachidière ont induit de fortes mutations dans les exploitations agricoles de cette région.

Le Bassin arachidier peut être subdivisé en deux sous-zones distinctes : le centre-nord (CNBA) et le centre-sud (CSBA). Le CNBA, qui fait l’objet de la présente étude, correspond aux régions administratives de Diourbel, Louga et Thiès, et constitue un condensé des changements de l’économie rurale en général et des exploitations agricoles en particulier. Il s’étend sur 14 783 km2, soit 7,4 % du territoire national, et est limité au nord par la zone sylvo-pastorale, au sud et à l’est par le centre-sud du Bassin arachidier (Dione et al., 2008).

La fondation du royaume du Cayor au milieu du xvie siècle marque l’apogée du système féodal dans la zone et contribue à amplifier les effets de la traite esclavagiste. La conquête coloniale met fin au règne des féodaux en 1886 et marque le début de la traite de l’arachide[65]. Afin d’atteindre ses objectifs de développement de la culture arachidière, le pouvoir colonial noue une alliance avec le pouvoir féodal. C’est ainsi que les jaraaf et spahis[66] imposent aux paysans la production de l’arachide. Par la suite, le pouvoir religieux se rallie à cette politique arachidière par la multiplication de foyers d’apprentissage religieux (daras) dont la main-d’œuvre est mobilisée pour la production.

La création de la ligne du chemin de fer Dakar-Saint-Louis offre de nouvelles perspectives économiques et des débouchés au Bassin arachidier. La ville de Mékhé acquiert peu à peu le statut de comptoir commercial et voit l’installation de libano-syriens, véritables traitants[67], qui joueront un rôle clé dans la collecte de la production d’arachide. Dès 1930, ils instaurent un système de crédits d’équipements et de consommation, remboursables sur les récoltes à venir. Ce système établit des rapports de dépendance entre le paysan et le « traitant », crée de nouvelles habitudes de consommation dans le paysannat (vêtements, bijoux, etc.) et expose la paysannerie au crédit usuraire, avec parfois la mise en gage de son équipement agricole et de ses bijoux.

Peu à peu, le Bassin arachidier affiche sa spécificité et la monétarisation de l’économie paysanne s’accélère. La traite de l’arachide est source de vitalité économique et sociale par les divers emplois créés (commis, manutentionnaires, porteurs…) dans les nouveaux comptoirs commerciaux comme Mékhé. Des améliorations sont également introduites dans le système de production avec l’apparition des premiers semoirs mécaniques en prélude à l’adoption de la culture attelée. À côté de ces « progrès », il faut néanmoins signaler la persistance des travaux forcés pour tout ce qui concerne la réalisation des grands travaux comme les routes. Les paysans ont également payé un lourd tribut au cours des deux grandes guerres mondiales (ponctions humaines et matérielles, famines, etc.).

La période des indépendances (années 1960) inaugure une nouvelle ère pendant laquelle les nouveaux dirigeants tiennent à promouvoir les masses paysannes comme socle du développement économique et social du pays. Le nouvel État mise toujours sur l’arachide mais met fin à l’économie des traites, jugée défavorable aux paysans[68]. Désormais, le paysan est au centre du dispositif. Des moyens humains, techniques, législatifs et financiers sont déployés pour son encadrement. Le « programme agricole » et les institutions de mise en œuvre telles que l’Office de commercialisation agricole (OCA), la Banque sénégalaise de développement (BSD) et les centres régionaux d’assistance au développement (CRAD) encadrent les paysans organisés en coopératives. À la fin des années 1960, les réalisations n’étaient pas à la hauteur des résultats escomptés. Des ponctions substantielles sont opérées dans la filière arachidière au profit des autres secteurs et cette péréquation défavorable à l’économie rurale aboutit à la fin de la décennie au « malaise paysan[69] ».

La vulgarisation de la production de l’arachide pendant la période coloniale et le réinvestissement du nouvel État indépendant dans la promotion de cette production ont certes généré des modifications notables dans les systèmes de production, mais la forme d’agriculture familiale n’a pas été bouleversée. La maîtrise du foncier et des équipements par le chef de famille ainsi que la mobilisation de toute la main-d’œuvre familiale pour la production de céréales demeurent une constante. La monétarisation a néanmoins induit des réaménagements dans l’espace et dans le temps pour tenir compte des besoins individuels des membres des exploitations agricoles familiales. Ainsi, les dépendants peuvent désormais disposer de champs où ils peuvent s’adonner à une production individuelle (en général d’arachide) à des moments précis (après-midi, jours spéciaux, etc.), décidés par le patriarche. L’arrivée de main-d’œuvre saisonnière est aussi notée surtout au moment de la récolte de l’arachide.

La sécheresse des années 1970 et la libéralisation consécutive aux politiques d’ajustement structurel des années 1980 vont profondément transformer l’économie rurale dans le centre-nord du Bassin arachidier et bouleverser les modalités de fonctionnement de l’agriculture familiale. Le choc de la grande sécheresse de 1972 à 1974 et ses conséquences (déficit vivrier, disparition du cheptel, déplacements de populations) ont laissé de profonds stigmates au sein des populations du CNBA. Le déficit céréalier accélère les changements de consommation alimentaire et introduit de nouvelles habitudes, en provenance des villes, et plus particulièrement de Dakar. Le riz acheté prend une place de plus en plus importante dans les habitudes alimentaires, tandis que la consommation de pain à base de blé se répand, au détriment de celle du mil. La mobilité permet de pallier ces déficits structurels. L’exode rural s’amplifie et concerne particulièrement les jeunes, garçons et filles.

La politique d’ajustement structurel engagée par le gouvernement au début des années 1980 exigeait la fin du « programme agricole » avec le démantèlement du système de crédits aux intrants, la fin des subventions et la dissolution des principales structures d’encadrement. De façon brutale, les paysans sont « responsabilisés » et doivent assurer seuls (ou par le biais de la banque) la couverture de leurs besoins en semences et en engrais. Ces différents chocs vont accélérer les transformations économiques et sociales déjà à l’œuvre au sein de l’économie rurale. Progressivement se construisent les fondements d’une nouvelle économie moins dépendante de l’agriculture et au sein de laquelle les familles développent des stratégies nouvelles non agricoles.

L’artisanat et le commerce constituent les deux principales activités alternatives à l’agriculture. Deux filières artisanales prennent de l’importance : l’artisanat du fer supplée les carences de la Sismar[70] dans la fabrication du matériel agricole et des charrettes, et plus emblématique est l’essor de l’artisanat du cuir dont la ville de Mékhé a tiré bénéfice jusqu’à développer un label de qualité reconnu aujourd’hui à l’échelle nationale (label Ngaay). La vannerie est l’autre facette de l’artisanat dont les femmes rurales du CNBA ont su tirer profit. Les femmes sont aussi très actives dans le petit commerce des produits de consommation courante et répondent aux besoins primaires des familles dans les villages.

L’agriculture familiale est fortement marquée par ces mutations. Avec le recul relatif de l’agriculture et l’amplification de l’exode rural, l’autorité des chefs de famille s’affaiblit. Le statut social des femmes au sein des familles s’améliore sensiblement du fait des activités économiques nouvelles qu’elles mènent et des contributions subséquentes au revenu familial. L’absence des jeunes pendant les travaux d’hivernage est de plus en plus tolérée. Les familles organisent la mobilité de leurs membres en envoyant certains d’entre eux en ville pour acquérir une qualification ouvrant la voie à de nouveaux métiers. Certains jeunes s’installent dans les zones de pêche de Mbour et de Saint-Louis. C’est durant cette période que démarrent les migrations en direction des pays africains (Gabon, Côte d’Ivoire, Burkina, Congo, Zaïre).

L’agriculture familiale à travers la mobilisation des capitaux

Les capitaux mobilisés pour l’agriculture

Le capital naturel foncier joue un rôle de premier plan dans la production agricole malgré son état de dégradation et sa saturation. En moyenne, les exploitations agricoles disposent de 12,45 ha avec une forte variabilité (de 1 à 49 ha). La surface cultivée par exploitation est d’environ 5,21 ha, soit 0,82 ha par actif et 0,42 ha par personne[71] (Ba et al., 2009). Deux situations caractérisent le CNBA : une zone à dominante production de manioc et une zone à dominante production céréalière. Dans les deux zones, on produit également du niébé et de l’arachide sur de petites surfaces. La pression foncière est plus forte dans la zone manioc en raison d’une densité humaine plus importante (concentration de villages) et d’une demande en production de manioc plus vigoureuse. La solidarité autour du foncier, qui permettait à ceux qui n’en possédaient pas assez d’en emprunter gratuitement à leurs voisins, commence à s’effriter, les parcelles étant généralement mises en location ou en métayage. La zone céréales dispose de quelques parcours à bétail et est utilisée, durant la saison sèche, par les transhumants en provenance du nord (figure 11.1).

Figure 11.1. Capitaux mobilisés pour l’agriculture.

La déforestation touche l’ensemble des zones avec la disparition de certaines espèces fauniques et végétales. Dans la zone manioc, on note l’introduction de l’arboriculture fruitière (manguiers, anacardiers), alors que les producteurs de la zone céréales ont plutôt opté pour un reboisement d’espèces forestières. La nappe phréatique a baissé fortement et la plupart des villages nécessitent des forages pour la satisfaction des besoins en eau potable. Jusqu’ici, cette eau reste très faiblement valorisée par l’irrigation.

En principe, le capital physique aurait dû occuper une place importante dans le système de production agricole du CNBA, mais le recul de la production arachidière et le regain d’intérêt pour le manioc rendent les équipements agricoles moins stratégiques. Plusieurs études menées dans la zone (Dione et al., 2008) indiquent que le matériel disponible (semoir, houe sine, houe occidentale, charrette) est ancien et date du « programme agricole » des années 1960 et 1970. Sa maintenance a été assurée par l’artisanat local. Presque toutes les exploitations ont au moins un cheval ou un âne. La traction bovine n’est pas pratiquée. Une étude de l’Union des groupements paysans de Mékhé (UGPM, 2007a) montre que 2 % des exploitations sont soit sans équipement ou sans terre et 20 % des exploitations sont sous-équipées. Leurs membres vendent en général leur force de travail aux autres exploitations.

Les activités d’élevage ont connu un certain recul sous l’effet combiné des contre-performances de l’agriculture et de la pression foncière. Environ 14 % des 253 exploitations agricoles enquêtées (Ba et al., 2009) possèdent un troupeau d’au moins cinq vaches. Si l’on considère les troupeaux de dix vaches et plus, ce chiffre baisse à 8 %. L’élevage des petits ruminants (moutons et chèvres) occupe une place importante avec en moyenne onze têtes par exploitation et seulement sept exploitations sur 253 n’en ont pas… Ces animaux constituent une source importante de ressources monétaires[72] pour le ménage ; ils sont vendus pour faire face à des dépenses scolaires, religieuses, familiales ou pour l’achat des produits vivriers de base (mil, riz).

La mobilisation du capital humain revêt un caractère particulier dans la mise en œuvre d’un système de production agricole à essence familiale. Dans le système du CNBA, le capital humain occupe une place importante dans le processus de production agricole. Malgré les éclatements, les héritages et la recomposition des familles, la taille des exploitations agricoles familiales est toujours importante, avec en moyenne 15 personnes par exploitation (minimum 3 et maximum 50). Le nombre d’actifs moyen est de huit avec une forte variabilité (1 à 30)[73]. Enfin, 44 % des exploitations agricoles familiales comptent au moins un migrant de longue durée parmi leurs membres.

En ce qui concerne le niveau d’éducation, 86 % des chefs d’exploitation n’ont pas été à l’école, alors que 12 % ont fréquenté ou conclus le primaire et seulement 2 % ont au moins fréquenté le secondaire. Mais si l’on s’intéresse au niveau moyen d’éducation de l’exploitation agricole familiale, la situation est nettement meilleure, car seuls 14 % n’ont pas été à l’école alors que 65 % ont le niveau du primaire et 21 % le niveau du secondaire. Les progrès réalisés dans la scolarisation des enfants ces dernières décennies contribuent à améliorer de façon sensible le niveau d’éducation moyen des ménages. Il n’est cependant pas prouvé que cette scolarisation ait eu un impact sur la productivité agricole, compte tenu du peu d’importance donnée aux jeunes dans la sphère de décisions de l’exploitation agricole et leur faible accès aux ressources, notamment foncières, même si cette situation commence à changer.

L’analyse du capital social fait ressortir de nombreuses adhésions à diverses organisations. Mais parmi les organisations associatives et religieuses qui prolifèrent, deux retiennent l’attention : l’Union des groupements paysans de Mékhé et ses associations de base dans les villages qui remplissent d’importantes fonctions d’animation, de conseil agricole (y compris introduction de nouvelles technologies), d’accès au crédit (mutuelle d’épargne et de crédit), d’accès à l’énergie solaire au profit de leurs sociétaires ; et l’organisation de tontines par les femmes (forme d’épargne) permettant de préfinancer des activités de petit commerce, des équipements domestiques et aussi de faire face à des dépenses exceptionnelles (cérémonies). Mais, par rapport au passé, les solidarités se sont effritées et le capital social traditionnel a perdu sa place d’antan au profit de cercles plus restreints.

Le capital financier est le maillon faible des ressources pour la production agricole. L’absence d’un système de financement formel accessible aux paysans (depuis le démantèlement du programme agricole), la faiblesse des ressources du système financier décentralisé et le coût élevé du crédit font du financement de l’agriculture une des contraintes fortes pour le développement de l’agriculture familiale. Des financements sont mobilisés de plusieurs façons, selon les circonstances et le type de production. Les producteurs de manioc peuvent parfois recevoir des avances de commerçants désireux d’assurer leur approvisionnement dans des conditions favorables. Les exploitations familiales disposant de migrants peuvent s’autofinancer grâce aux envois de fonds de leurs membres placés surtout en Europe. Les exploitations qui ont un capital foncier important sans l’équipement ou la force de travail nécessaires ont recours au métayage. Enfin, les animaux « épargnés » peuvent aussi être mobilisés pour l’achat d’intrants destinés à la production agricole. En plus du manioc, la production d’arachide requiert des fonds importants pour l’achat de semences et d’engrais. Le recours aux engrais minéraux est d’ailleurs très limité. Les champs de mil sont parfois fumés durant le séjour des transhumants.

Les capitaux mobilisés hors de l’agriculture

En 2007, l’UGPM (2007a) avait conduit un suivi des comptes de dix exploitations agricoles familiales. Les résultats indiquent que les activités agricoles ne couvrent plus les besoins alimentaires des familles[74] et celles-ci doivent désormais compter sur des activités non agricoles et des ressources en provenance des non-résidents. La nouvelle économie rurale du CNBA est fortement alimentée par des activités telles que le transport, le petit commerce, l’artisanat et les ressources des émigrés.

La contribution du capital naturel est presque insignifiante. Les capitaux physiques et humains constituent les principales ressources mobilisées hors agriculture. Du point de vue du capital physique, les charrettes jouent un rôle de premier plan, en assurant le transport intervillageois et la jonction avec la ville. De même, beaucoup de villageois partis vers les grandes villes comme Dakar ont pu exercer une activité lucrative grâce à leurs charrettes à cheval. Certains ont pu accumuler jusqu’à de quoi acheter un taxi. Les infrastructures routières de désenclavement ont contribué au développement du secteur du transport (figure 11.2).

Figure 11.2. Capitaux mobilisés hors agriculture.

Le capital humain est déterminant pour les revenus non agricoles. Les initiatives prises par la plupart des exploitations familiales d’envoyer leurs enfants apprendre des métiers tels que la menuiserie (bois et métallique), la maçonnerie, la cordonnerie et la conduite de véhicule de transport (chauffeur) ont été déterminantes dans leurs capacités d’adaptation à la nouvelle situation. De même, les femmes ont acquis un savoir-faire reconnu dans la vannerie, la couture et la broderie ; la vannerie pouvant procurer des revenus conséquents. Certains migrants ont pu réussir grâce à l’investissement fait dans le renforcement de leurs capacités et l’amélioration du capital humain de l’exploitation (chauffeur, tailleurs, menuisiers métalliques, écoles).

Le capital social n’est pas aussi important qu’attendu en référence aux solidarités villageoises traditionnelles. Il est cependant mobilisé pour le financement de certaines activités sur crédit pour suppléer l’absence d’un financement formel adapté. C’est ainsi que la plupart des activités de vannerie des femmes sont financées de façon informelle par les époux, les parents proches, les émigrés ou par l’intermédiaire des tontines. Le capital social est primordial pour la réussite de l’émigration. En ville, les réseaux de ressortissants assurent la fonction d’accueil et d’orientation du nouveau migrant.

Liens entre famille et unité de production

Dans le Bassin arachidier, la complexité des liens entre famille et unité de production s’apprécie à l’aune de l’imbrication entre production et consommation. Le groupe familial fonctionnait suivant un système de droits et obligations des membres par rapport à l’allocation des ressources foncières et humaines et la prise en charge des besoins alimentaires. En général, c’était une famille élargie composée de plusieurs générations, le chef de famille vivant dans la même concession avec ses enfants mariés et quelquefois ses frères mariés. Les décisions de production étaient prises par le chef de famille qui était responsable de la gestion du capital foncier familial, procédait aux allocations de parcelles collectives et individuelles et gérait le matériel agricole. Tous les membres de la famille participaient aux travaux agricoles dans les parcelles collectives de céréales (mil surtout), sous la responsabilité du chef de famille. Les dépendants disposaient de parcelles individuelles, le plus souvent cultivées en arachide, principale source de leurs revenus (Benoit-Cattin et Faye, 1982). Le chef de famille tirait aussi ses revenus de la production d’arachide, étant entendu que l’essentiel de la production de céréales servait à la subsistance de la grande famille. Autant le chef de famille régentait le processus de production, autant il était entièrement responsable de la couverture des besoins alimentaires de la famille. Il assumait cette responsabilité grâce à la production agricole.

La crise de l’agriculture et les transformations socio-économiques subséquentes ont induit de profonds changements dans la nature et la force des liens entre famille et unité de production. Les chefs de famille ne peuvent plus assumer toutes leurs obligations, en particulier de couverture alimentaire des besoins, sur la base des seules productions agricoles. Cette défaillance est source d’effritement de l’autorité des chefs de famille et l’éclatement des centres de décisions (Sakho-Jimbira et Benoit-Cattin, 2008). Quelles sont les implications de cette nouvelle situation sur les relations de travail au sein de la famille ?

Dans le passé, l’aîné de la famille suppléait entièrement aux charges du père dès son décès, en gérant le patrimoine foncier et matériel et en continuant à subvenir aux besoins alimentaires de la grande famille. En retour, les autres dépendants (mariés ou pas) offraient leur force de travail pour les travaux dans les champs collectifs et ceux du chef de famille. Aujourd’hui, on note un éclatement des grandes cellules familiales et plusieurs situations intermédiaires sont rencontrées :

  • l’éclatement de la grande famille et le morcellement du disponible foncier, chaque cellule secondaire cherchant à s’autonomiser. En plus des difficultés agricoles, cette situation a été favorisée dans les années 1970 par le processus de lotissement des villages ;

  • les différents ménages (du même patriarche) restent dans la même concession, mais disposent de parcelles séparées et préparent leurs repas séparément ;

  • dans certains cas, le disponible foncier de la grande famille est toujours géré par l’aîné, mais chaque ménage fonctionne de façon autonome (ils peuvent parfois manger ensemble, mais le plus souvent chacun prépare son repas séparément).

La mobilisation des actifs familiaux est rendue difficile par la perte d’influence du chef de famille due principalement à la baisse de productivité de l’agriculture, la multiplicité des activités non agricoles, notamment pour les femmes, et le rôle accru de l’émigration. Femmes et jeunes ont acquis plus d’autonomie et les décisions familiales importantes sont prises de façon un peu plus collégiale avec une réelle influence des jeunes émigrés et des femmes. L’autorité du chef de famille demeure intacte en général dans les cas où ses revenus agricoles et non agricoles sont substantiels et lui permettent d’assumer pleinement ses responsabilités antérieures. Le recours au travail salarié a presque disparu avec la baisse de production de l’arachide dont la récolte coïncidait avec une arrivée massive de travailleurs saisonniers en provenance du sud du pays.

Lorsqu’on s’intéresse à la fongibilité du patrimoine familial et du capital d’exploitation, ce qui frappe de prime abord, c’est la faiblesse du capital d’exploitation. En dehors d’une enclave où l’élevage joue un rôle important, l’essentiel du cheptel bovin a disparu lors de la sécheresse des années 1970 et n’a pu être reconstitué. Seules quelques familles plus aisées disposent de troupeaux bovins. Le niveau d’équipement agricole est relativement faible, mais ne constitue pas une contrainte compte tenu du recul de l’agriculture. Le foncier dans la zone manioc peut faire l’objet de location et peut apporter des rentes pour les familles qui disposent d’un patrimoine important. Mais là aussi, on note une dégradation des sols due à la monoculture du manioc et à l’absence d’utilisation de fertilisants. Les hommes gagnent plus dans la filière du manioc du fait de leur maîtrise du patrimoine foncier et de l’asymétrie dans la transmission de ce patrimoine puisque les femmes sont exclues de l’héritage.

L’ancienneté de la crise de l’agriculture dans le CNBA et ses conséquences sur l’allongement de la période de soudure[75] ont façonné une nouvelle économie rurale dans laquelle certaines activités non agricoles ont pris de l’ampleur (artisanat, petit commerce et transport) avec un rôle accru des femmes.

L’évolution la plus importante dans la zone est certainement liée à la migration. Selon les résultats des enquêtes Ruralstruc (Ba et al., 2009), 52 % des migrants du CNBA exercent leurs activités dans le transport, 35 % dans le commerce et 7 % dans l’artisanat. Cette migration a revêtu plusieurs formes :

  • le déplacement des jeunes vers les côtes (Mbour, Joal, Kayar, Saint-Louis). Dans ces zones, ils s’adonnent aux activités liées à la pêche. Dans les Niayes, ils peuvent être des ouvriers agricoles. Au début, ces jeunes revenaient pendant l’hivernage pour participer aux travaux agricoles. Aujourd’hui, ils reviennent de moins en moins. Certains préfèrent s’installer en ville comme marchands ambulants ;

  • une autre vague de migrations concerne des jeunes qui partent en ville avec le dessein d’apprendre un métier. Ils travaillent ainsi comme apprentis chez un artisan et peuvent obtenir des revenus journaliers de 2 000 à 3 000 F CFA dont une partie est envoyée au village. L’absence de ces jeunes réduit aussi le nombre de bouches à nourrir ;

  • les filles migrent différemment. Elles partent vers les centres urbains (Dakar, Thiès, Tivaouone, Mékhé) pour travailler comme employées de maisons ou « bonnes ». Certaines évoluent dans la restauration ou sont lingères. En général, les salaires mensuels varient entre 7 500 et 25 000 F CFA. Les filles de la zone céréales migrent plus que celles de la zone manioc qui bénéficient de plus d’opportunités notamment avec la vannerie ;

  • la stratégie d’émigration considérée comme la plus réussie est celle où la famille est parvenue à placer un membre de la famille dans un pays européen (Italie, Espagne, France). « Cette stratégie de placement d’un membre de la famille est souvent gérée de façon collective par l’ensemble des membres du ménage. Le chef de ménage identifie parmi ses enfants celui qui dispose de plus de chance de réussite (capacité de débrouillardise, initiative personnelle…) et mise sur lui, en mobilisant les économies du ménage à la suite d’une bonne campagne agricole, la vente de son cheptel ou le recours à la parentèle pour “acheter le visa” et financer le voyage » (Ba et al., 2009).

Malgré leur éloignement, les migrants continuent de participer à la vie familiale, surtout lorsqu’ils ont laissé sur place épouses et enfants. En plus de leur contribution régulière à la couverture des besoins alimentaires, certains améliorent le patrimoine bâti et investissent dans la production de manioc. Il est probable que ceux qui restent en ville finissent par s’éloigner des préoccupations de la famille élargie au village, surtout s’ils fondent une famille sur place.

Conclusion

Le recul relatif de l’agriculture dans les exploitations agricoles familiales du CNBA s’est accompagné d’une évolution notable du caractère familial de l’exploitation avec le développement concomitant de stratégies individuelles et collectives. La nouvelle économie rurale adossée sur une prolifération d’activités non agricoles offre plus d’espaces d’expression aux femmes et aux jeunes et consacre une « démocratisation » du pouvoir au sein de la famille. Dans la plupart des familles, la contribution économique des femmes et des jeunes migrants redistribue les modalités de prise de décision familiale. Le chef de famille est toujours le « chef d’orchestre », mais ses décisions sont davantage concertées. La gestion du foncier est néanmoins toujours assurée par le chef de l’exploitation familiale, ce qui explique sans doute l’éclatement de certaines familles au décès du patriarche.

La mobilité des membres de l’exploitation, particulièrement pendant la saison sèche, est une donnée fondamentale qui continuera à structurer les activités de l’exploitation agricole familiale. On note encore le retour de certains jeunes pendant l’hivernage pour s’occuper des travaux champêtres, tandis que ceux qui ont pu trouver une position stable en ville ou dans les régions côtières compensent leur non-retour par des envois d’argent pour contribuer à l’alimentation des membres restés au village. Récemment, sous l’effet de la crise économique en Europe et des conditions de plus en plus difficiles en ville, certains jeunes préfèrent revenir au terroir pour s’investir dans des activités de production maraîchère combinées à de l’embouche bovine.

Les politiques publiques ont largement contribué à façonner les contours du CNBA. L’installation du chemin de fer et des comptoirs commerciaux pendant la période coloniale ainsi que le prolongement de la politique arachidière par les pouvoirs post-indépendance avaient mis le CNBA au centre du développement national. La crise écologique et les politiques d’ajustement structurel ont sonné le glas de ce modèle fondé sur l’arachide. Pour s’en sortir, les populations rurales de cette zone ont opté pour des stratégies de diversification (amélioration ou survie) dont l’essence est la pluriactivité dans un territoire beaucoup plus large dont les contours dépendent des opportunités accessibles.

En lieu et place d’une politique de développement agricole visant le renforcement des capacités productives des exploitations familiales, les modalités d’intervention publique ont basculé vers la dotation d’équipements collectifs (forages, infrastructures scolaires et sanitaires, moulins à mil pour alléger le travail des femmes, etc.). La construction de routes et pistes accroît les possibilités de connexion avec la ville et les marchés. Un programme de décentralisation est mis en œuvre, mais avec une faible implication des organisations de producteurs. Ces dernières ont connu d’ailleurs un développement notable en réponse à la crise du monde rural pour suppléer les retraits des principales structures d’encadrement. Malgré des succès relatifs, les interventions des organisations de producteurs ne peuvent prétendre répondre entièrement aux besoins complexes de conseil et d’accompagnement des exploitations agricoles familiales.

Les mutations en cours dans l’environnement et au sein des exploitations agricoles familiales augurent de lendemains incertains. Une croissance démographique soutenue et l’émiettement du foncier consécutif aux héritages et aux lotissements administratifs des villages vont continuer à marquer l’évolution de l’agriculture du CNBA avec une influence certaine sur sa forme familiale et ses activités essentielles. La forte tendance pour l’autonomie est néanmoins tempérée par des initiatives de gestion commune de la soudure qui expliquent le maintien de champs collectifs au-delà de la sphère familiale (village, lignage). De façon progressive, la diversification en cours va conduire certaines exploitations familiales à perdre leur activité agricole. En même temps, d’autres exploitations agricoles familiales, dotées de capitaux physiques conséquents, continueront d’exploiter les opportunités de la région par une intégration de l’arboriculture et/ou du maraîchage à l’embouche. Les retours récents de jeunes (jadis occupés dans l’informel à Dakar ou dans des villes secondaires) et leur réintégration sous la bannière de l’exploitation agricole familiale mais avec des activités plus productives (maraîchage, embouche) indiquent que le caractère familial survivra encore longtemps en dépit de ses transformations inéluctables.

Stratégies d’accumulation à long terme et exploitations familiales agricoles au Cameroun

Philippe Pédelahore

La question de l’évolution de l’importance relative des différentes formes de production agricole (familiale, patronale, capitaliste…) et de leurs avantages et inconvénients respectifs, bien que fort ancienne (Weber, 1991), se pose à nouveau aujourd’hui avec acuité. Le renforcement des liens entre l’exploitation agricole et des marchés de plus en plus mondialisés, standardisés et concurrentiels, et le nouvel intérêt que portent les fonds d’investissement transnationaux à l’achat de terres arables, interrogent sur l’avenir de l’agriculture familiale (Areion group, 2012), sur les processus de transformation et leurs déterminants.

Les systèmes agroforestiers à base de cacao du Centre Cameroun offrent à cet égard une situation intéressante à étudier. Jusqu’en 1977, la filière cacaoyère représentait 30 % du PIB primaire (Losch et al., 1992). Lors du dernier recensement agricole en 1984, elle concernait 262 000 exploitations et 349 000 ha de plantation (DNRA, 1987). Pour la seule province du Centre, cette spéculation occupait 154 000 ha et 123 000 exploitants, soit 76 % des agriculteurs de la province. En une vingtaine d’années, la production nationale est passée de 110 000 tonnes dans les années 1990 à plus de 200 000 tonnes entre 2010 et 2012 (CTA, 2012). Si au départ le développement de cette filière a reposé sur de grandes exploitations coloniales de type patronal ou capitaliste (Assoumou, 1977), depuis 1930 et jusqu’à récemment il a été quasi exclusivement porté par la formidable dynamique des petits planteurs camerounais et donc sur des formes de production agricole familiale (Weber, 1977). La filière est toujours en expansion, mais les évolutions dans les formes de production agricole interrogent sur la permanence du caractère familial de cette agriculture de plantation.

Ainsi, les questions que ce chapitre vise à instruire sont les suivantes : cette filière agricole représente-t-elle un archétype du dynamisme et de la permanence historique des formes familiales de la production agricole ? Dans le cas contraire, quelles sont les nouvelles formes de production que l’on observe, quels sont les processus de transformation des agricultures familiales et quels en sont les déterminants ?

Les matériaux de ce chapitre sont issus d’un travail de thèse réalisé entre 2010 et 2012 (Pédelahore, 2012).

L’utilisation sur le temps long du cadre livelihoods

L’absence de recensement agricole depuis 1984 et notre choix de travailler sur le temps long imposent, pour étudier l’évolution de la structure des exploitations agricoles familiales, de collecter des données primaires auprès des exploitants eux-mêmes. Deux sites représentatifs du principal bassin cacaoyer au centre-sud du Cameroun ont été retenus. Il s’agit des zones d’Obala et de Talba qui permettent de rendre compte de la diversité des densités de population et des dynamiques agricoles. Dans l’ancienne zone cacaoyère d’Obala, la densité est élevée avec 111 habitants/km2. Elle est bien plus faible sur le front pionnier de Talba qui présentait, lorsqu’il a été ouvert à la colonisation agricole à la fin des années 1970, une densité de seulement 3 habitants/km2. Les deux zones sont localisées au nord de Yaoundé : Obala à 40 km est reliée à la capitale par une bonne route goudronnée ; Talba à 120 km est reliée, sur une partie du trajet, par une piste dont l’état peut fortement se dégrader en saison de pluies et lors de l’absence prolongée de travaux d’entretien.

Pour étudier les processus d’évolution de la structure des exploitations agricoles, nous avons mobilisé le cadre d’analyse Sustainable Rural Livelihoods ou SRL (Chambers et Conway, 1991). Ce cadre permet de décrire comment un individu, ou une famille, mobilise ses ressources matérielles (capital naturel, physique ou financier) et immatérielles (capital humain ou social) à travers la réalisation de différentes activités agricoles et non agricoles, en relation avec le contexte macro-économique et institutionnel (Bebbington, 1999) pour parvenir à satisfaire ses différents besoins et à conduire – si possible – des processus d’accumulation dans les cinq formes de capital.

Les processus d’accumulation impliquant usuellement plusieurs générations, nous avons conduit notre recherche sur un siècle (1910 à 2010). Cela constitue une ouverture méthodologique. En effet, le cadre d’analyse SRL a généralement été utilisé pour décrire les stratégies individuelles ou familiales à un temps t (Brock et Coulibaly, 1999) pour comparer les stratégies de familles contemporaines situées dans des environnements ou des pays différents (Sourisseau et al., 2012) ou pour analyser les stratégies développées par les familles rurales en réponse à une perturbation du contexte naturel ou socio-économique et évaluer leurs capacités de résilience (Soini, 2005). Peu de travaux ont mobilisé ce cadre pour des analyses diachroniques portant sur le temps long. Ce chapitre permet donc d’explorer et de discuter la pertinence de cet outil conceptuel pour des analyses portant sur la longue période.

Le cadre d’analyse SRL cherche à aborder les stratégies des exploitants dans leur complexité. Il s’intéresse aux différents capitaux mobilisés et à la diversité des activités développées par les membres des unités familiales (Paul et al., 1994). Les analyses diachroniques, en particulier sur temps long, ajoutent un niveau de complexité en s’intéressant à l’évolution des configurations stratégiques au cours du temps. Ainsi, pour éviter l’écueil d’une collecte de données pléthoriques, difficiles à analyser, nous avons centré nos travaux sur les processus d’accumulation en capital physique appréhendé à travers la « surface cacaoyère possédée » et sur les chefs d’exploitation qui en sont les détenteurs. Ce capital présente l’intérêt de pouvoir être chiffré de façon relativement aisée et assez précise. Il permet également de définir plus facilement une chronologie des rythmes et des niveaux d’accumulation et d’identifier des dates de basculement. Les autres capitaux mobilisés ou accumulés ne sont pas évacués des enquêtes et de l’analyse SRL, mais les informations collectées concernent leur rôle par rapport à l’indicateur principal que sont les processus d’accumulation en surface cacaoyère.

Dans les deux zones retenues, une typologie des exploitants agricoles a été élaborée à dire d’experts (Landais, 1998) avec comme critère principal les surfaces cacaoyères possédées par le planteur (tableau 12.1). Quatre types de planteurs ont ainsi été définis par les personnes ressources interrogées : les petits planteurs avec 2 ha comme maximum de surface en cacaoyer, les moyens planteurs avec de 2 à 6 ha, les grands planteurs entre 6 et 30 ha et les très grands planteurs qui possèdent plus de 30 ha de plantation cacaoyère. Les onze experts (cinq pour Obala, six pour Talba) ont également estimé l’importance de chacun de ces types en nombre de planteurs et de surfaces cacaoyères. Un échantillon de 82 exploitants (36 pour Obala et 46 pour Talba) a été constitué par « tirage au hasard » des exploitants à l’intérieur de ces quatre types. Ne disposant pas de liste exhaustive des planteurs, nous nous sommes appuyés sur différents intermédiaires locaux (responsables de centre de santé, de coopérative, coutumiers…) et sur nos propres tournées de terrain pour identifier les planteurs à enquêter.

Des entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de ces 82 exploitants pour préciser leur propre parcours de vie (Bertaux, 2005), celui de leur père et celui de leur grand-père. Ces entretiens ont permis d’identifier les principales dates et étapes de ce parcours, les systèmes d’activités (agricoles et non agricoles) développés et leur lieu d’exercice, ainsi que les stratégies et trajectoires d’accumulation dans les différents types de capitaux. Les entretiens ont également porté sur les raisons de leurs choix et des décisions stratégiques prises.

Pour le capital physique, l’évolution des « surfaces cacaoyères possédées » a été précisée, de même que leur origine (héritage, achat…), la main-d’œuvre utilisée pour la plantation et l’entretien des cacaoyères (familiale ou salariée) et l’origine des capitaux financiers lorsqu’ils existaient (activité agricole ou non agricole). En plus de la caractérisation des trajectoires d’accumulation en capital physique « surfaces cacaoyères », l’analyse des discours des exploitants a permis de disposer d’informations plus qualitatives sur l’utilisation et l’accumulation des autres formes de capitaux. L’analyse du contenu a été réalisée selon la méthode d’objectivation proposée par Bardin (1993) et a conduit à catégoriser (Charaudeau et Maingueneau, 2002) les éléments du discours se rapportant aux différentes formes de capitaux mobilisés ou accumulés et à leur importance respective. Les règles de la triangulation, de la récurrence et de la saturation proposées par Olivier de Sardan (1995), Kaufmann (1996) et Bertaux (2005) ont permis de garantir la validité des profils de dotation en capitaux et les catégories de trajectoires d’accumulation. Ces règles conduisent respectivement à recouper les informations recueillies auprès de différentes personnes ressources, à donner du poids aux informations confirmées par plusieurs personnes ressources et à poursuivre le travail d’enquête jusqu’à ce que les dernières données recueillies n’apprennent plus rien ou presque. Les profils de capitaux pour chaque grand type d’exploitant et chaque période historique ont été ainsi caractérisés. Ces profils sont représentés par un diagramme (figure 12.1), utile pour traduire de façon synthétique les informations apportées par les exploitants quant à l’importance relative de chacun des cinq types de capitaux (naturel, humain, social et institutionnel, physique et financier) dans leurs stratégies d’accumulation.

Les formes de production utilisées dans nos analyses sont celles proposées par Bergeret et Dufumier (2002). Dans la forme familiale, la main-d’œuvre familiale utilisée sur l’exploitation est supérieure (en nombre d’heures travaillées/an) à la main-d’œuvre salariée, que celle-ci soit permanente ou temporaire, et le propriétaire de la plantation réside sur son exploitation. La forme patronale se caractérise par une main-d’œuvre salariée supérieure à la main-d’œuvre familiale et par le fait que le propriétaire de la plantation réside sur son exploitation. La forme capitaliste est celle où la main-d’œuvre salariée est supérieure à la main-d’œuvre familiale et où le propriétaire de la plantation ne réside pas sur son exploitation, ce qui le conduit à en confier la gestion à un chef d’exploitation salarié.

Résultats

Des formes de production contrastées

Il existe un fort contraste entre les deux zones étudiées. Le tableau 12.1 présente les résultats de la typologie des exploitants réalisée « à dire d’experts ». Elle est fondée sur les surfaces cacaoyères que possèdent les exploitants ou « planteurs ». Ce tableau montre que dans la zone d’Obala les petits et moyens planteurs (< 6 ha) représentent 97 % du total des planteurs et détiennent 86 % des surfaces plantées en cacao. Dans la zone de Talba, 75 % des surfaces cacaoyères sont concentrées entre les mains des grands et des très grands planteurs (> 6 ha) qui ne représentent que 30 % du nombre total des planteurs.

Tableau 12.1. Importance des différents types de planteurs identifiés au démarrage de l’étude.

Surface cacaoyère possédée par type de planteur
PetitMoyenGrandTrès grand
ObalaNombre de planteurs (%)59382,90,1
Surfaces cacaoyères (%)2462122
TalbaNombre de planteurs (%)2545255
Surfaces cacaoyères (%)3225124

Le tableau 12.2 est fondé sur les enquêtes réalisées auprès des 82 exploitants de notre échantillon. Il montre l’importance relative des différentes formes de production (familiale, patronale, capitaliste). Ces données indiquent l’importance des formes patronales et capitalistes de la production agricole dans la zone de front pionnier de Talba. Ces dernières qui ne représentent que 36 % du nombre total des planteurs contrôlent 70 % du capital cacaoyer planté, alors qu’elles n’en contrôlent que 29 % dans la zone historique d’Obala.

Tableau 12.2. Importance relative des différentes formes de production agricole pour les zones d’Obala et de Talba en % de la surface cacaoyère totale de la zone.

Formes de production agricole
FamilialePatronaleCapitaliste
ObalaNombre de planteurs (%)82171
Surfaces cacaoyères (%)71254
TalbaNombre de planteurs (%)64288
Surfaces cacaoyères (%)304228

La comparaison des données des tableaux 12.1 et 12.2 montre qu’il existe un lien entre la surface cacaoyère possédée et la forme de production agricole. À partir d’une surface en cacao de 5 à 6 ha, la plupart des exploitants utilisent de la main-d’œuvre majoritairement salariée et relèvent donc des formes patronales et capitalistes. Les petites et moyennes exploitations qui détiennent moins de 6 ha relèvent majoritairement des formes familiales de production.

Des trajectoires d’accumulation dépendante des revenus non agricoles

L’analyse et la synthèse des données collectées auprès de l’échantillon des 82 planteurs ont permis d’identifier deux grandes catégories de trajectoires d’accumulation qui expliquent la construction historique des différentes formes de production dans ces deux zones. Ces deux trajectoires sont synthétisées dans la figure 12.1. La première trajectoire (première flèche en haut du schéma) concerne les petits et moyens planteurs, c’est-à-dire les exploitations de type familial. Ce type de trajectoire concerne la très grande majorité des planteurs de la zone d’Obala. La seconde trajectoire (flèche qui bifurque à partir des années 1960) concerne les grands et très grands planteurs, c’est-à-dire les exploitations de type patronal ou capitaliste. Ce second type de trajectoire se rencontre surtout dans la zone de Talba. Les stratégies et trajectoires d’accumulation des capitaux se développent dans deux secteurs d’activités : les activités agricoles, essentiellement cacaoyères, et les activités non agricoles, généralement exercées en milieu urbain. On distingue quatre périodes de 1910 à 2010.

Figure 12.1. Processus de construction historique des différentes formes de production agricole.

La première période (avant 1930) précède le développement généralisé du système colonial dans le Grand Sud Cameroun. À cette époque, les clans regroupaient plusieurs familles nucléaires avec des liens de parentés. Ces clans vivaient essentiellement des activités de chasse, de pêche et de cueillette, et d’une agriculture de subsistance itinérante. Ils mobilisaient les ressources cynégétiques, halieutiques et des produits forestiers non ligneux. L’accès à ces capitaux naturels était déterminé par l’importance numérique et la puissance guerrière du clan et le statut (homme, femme, jeune, dépendant) de l’individu dans le clan, c’est-à-dire par le capital social dont il disposait. Les possibilités de valoriser ces capitaux naturels étaient fonction des compétences et des habiletés dont disposait chaque individu et donc de son capital humain. Elles étaient également dépendantes du statut de l’individu dans son clan. Les chefs de clan pouvaient ainsi mobiliser la force de travail de l’ensemble du clan à leur profit. Les stratégies étaient plus orientées vers la reproduction du clan et vers l’accumulation de capitaux sociaux que vers l’accumulation de biens matériels ou économiques. Les stratégies s’appuyaient donc essentiellement sur la mobilisation du capital naturel, du capital humain et du capital social au sein du clan (profil de capitaux 1, figure 12.1).

La seconde période (1930-1960) correspond à l’introduction du cacao par le colonisateur (profil de capitaux 2 et 3, figure 12.1). L’introduction de cette culture pérenne va sédentariser les clans autrefois itinérants et conduire à une appropriation progressive de la terre et des revenus monétaires procurés par le cacao au niveau des différentes unités familiales qui composaient le clan. L’accumulation sera ainsi progressivement gérée au niveau des exploitations agricoles familiales et non plus au niveau de la communauté. Durant la période coloniale, le capital physique va prendre une place de plus en plus importante dans les stratégies des familles rurales. Utilisé au départ comme simple source de revenus monétaires permettant de faire face aux dépenses obligatoires (impôt per capita), ce capital plantation cacao va s’affirmer progressivement comme l’un des principaux vecteurs de la différenciation socio-économique entre les exploitations agricoles familiales au fur et à mesure que le système marchand impose de nouvelles « règles du jeu ».

Tout au long des années 1930 et jusqu’au début des années 1960, il y a une forte dynamique de plantation avec une augmentation importante du capital planté dans la zone cacaoyère historique d’Obala. Les surfaces cacaoyères accumulées par les exploitations familiales de la zone d’Obala sont de 2,5 ha/famille en moyenne, mais peuvent atteindre 10 ha. Les écarts entre familles sont fonction de l’importance des ressources foncières héritées de la génération précédente et de la force de travail familiale que le chef de famille peut mobiliser dans sa cacaoyère. Le cacao devient la principale source de revenus monétaires qui iront croissant jusqu’aux années 1960. Les discours des planteurs indiquent que ceux qui ont réussi leur trajectoire d’accumulation en capital planté cacaoyer entre 1930 et 1960 seront en mesure d’aborder la troisième période en « bonne position ». La zone de Talba n’est que très peu concernée par cette phase de développement du capital physique dans la période coloniale, avec une colonisation agricole qui ne démarrera vraiment que dans les années 1970 et avec les investissements de personnes originaires, pour la plupart, des zones cacaoyères plus anciennes comme Obala.

La troisième période (1960 à 1990) débute avec l’indépendance du Cameroun. Elle est caractérisée par une forte urbanisation et le développement des secteurs secondaire et tertiaire qui vont offrir aux planteurs et à leur descendance des opportunités d’activités généralement bien mieux rémunérées que l’activité agricole. Une part des revenus du cacao (capital financier) va être investie dans la formation des enfants (capital humain) et dans la création d’entreprises (capital physique) ou de sociétés commerciales en milieu urbain (capital financier et physique). L’expansion cacaoyère est ainsi privée d’une part considérable de la force de travail et du capital financier qui sont investis dans des secteurs non agricoles.

Cependant, l’analyse des trajectoires d’accumulation montre que tous les planteurs et leurs enfants n’ont pas pu bénéficier de la même manière de cet « ascenseur social et économique » procuré par la formation et les emplois urbains. Il se produit à partir des années 1960 une bifurcation entre ceux qui sont restés pour l’essentiel sur des stratégies d’accumulation fondées sur l’activité agricole ou qui n’ont bénéficié que de revenus non agricoles très modestes (profil 4a, figure 12.1) et ceux qui ont pu avoir des activités plus rémunératrices, le plus souvent en milieu urbain (profils 3b et 3b’, figure 12.1).

Les premiers (profil 4a) ont poursuivi les trajectoires d’accumulation cacaoyères « modestes » initiées par la génération précédente, fondées sur la mobilisation et l’accumulation des mêmes types de capitaux que dans les années 1960. Ces trajectoires sont celles suivies par le groupe des petits et moyens planteurs actuels (2010) et donc des exploitations agricoles de type familial.

Les seconds vont profiter pendant les « trente glorieuses » camerounaises (1960-1990) de la bonne rentabilité des investissements qu’ils ont réalisés dans la formation de leurs enfants et/ou dans la création d’entreprises urbaines. Les « hauts cadres » (profil 3b) ont cherché à accumuler et à valoriser au mieux leur capital humain (diplômes et compétences). Les « hommes d’affaires » (profil 3b’) ont cherché à accumuler et à valoriser au mieux leurs capitaux physiques (entreprises, immobilier, parcs d’autobus et de camions pour le transport…) et financiers (dans l’import-export et le commerce). Ils vont durant cette période être en mesure d’accumuler des capitaux financiers importants.

La quatrième période va des années 1980 à nos jours (2010). Elle se superpose donc en partie à la période précédente. Elle marque un retour vers les activités agricoles d’une partie des capitaux financiers accumulés par les « hauts cadres » et les « hommes d’affaires ». Ce réinvestissement du secteur agricole s’intensifiera à partir des années 1990, suite à la crise économique que traverse le Cameroun entre 1987 et 1994. Ces agriculteurs d’un nouveau genre sont à 93 % des fils ou des petits-fils de planteurs du bassin cacaoyer dans le département de La Lékié où est située la zone d’Obala. Le retour dans la sphère agricole, et en particulier cacaoyère, est motivé par des raisons de réalisation personnelle (« Moi, j’aime la culture du cacao ! »), identitaire (« Chez nous, si tu n’as pas de cacao, tu n’es pas un homme ») et patrimoniale (« Il faut laisser quelque chose aux enfants »), mais également par des objectifs de profit financier et de diversification de leur portefeuille d’activités économiques. Ils vont réaliser leurs investissements agricoles dans des zones de front pionnier comme Talba où l’importante disponibilité en terres bon marché (80 euros l’hectare) et l’utilisation de nombreux salariés agricoles originaires de la province du Nord-Ouest Cameroun et travaillant pour un salaire mensuel de l’ordre de 40 euros vont permettre des dynamiques de plantation cacaoyère. Ce sont ces trajectoires d’accumulation, avec le retour dans la sphère agricole des descendants de planteur qui ont accumulé dans des activités non agricoles, qui expliquent en grande partie la montée en puissance des formes patronales et capitalistes dans la zone de Talba.

L’importance des capitaux financiers d’origine non agricole a ainsi permis de créer rapidement de grandes surfaces cacaoyères. Les enquêtes réalisées montrent que l’accès à des revenus non agricoles moyens ou élevés multiplie par 3 et jusqu’à par 20 les capacités d’accumulation en surfaces cacaoyères (tableau 12.3).

Tableau 12.3. Surfaces moyennes possédées en cacao pour les différentes situations de pluriactivité.

Planteurs stricts, sans activité non agricolePluriactifs à revenus non agricoles
FaibleMoyensÉlevés
Surfaces moyennes possédées en cacao (en ha)4,5a4,7a14,5b88,2c

a, b, c Groupes statistiquement distincts pour le test de Fischer pour un intervalle de confiance de 95 %.

Le diagramme représentant leur profil de dotation en capitaux est noté 4b sur la figure 12.1. Le discours d’un grand planteur résume bien cet effet décisif des revenus non agricoles : « Pour planter le cacao, tu as deux voies. Soit tu cherches à te battre dans les affaires qui ne sont pas dans l’agriculture et tu épargnes. C’est comme ça que tu avances vite. Ou tu passes par la voie de la souffrance directe et tu pars travailler tous les matins au champ avec ta machette. Mais c’est pénible et les gens qui ont commencé en même temps que moi, ils n’ont pas quatre hectares, alors que moi j’ai beaucoup. Que les gens disent la vérité aux jeunes : il faut de l’argent pour réussir dans l’agriculture ! »

Alors que la forte augmentation de la pression foncière et l’attachement à la terre léguée par les ancêtres conduisent dans la zone d’Obala à une patrimonialisation du foncier familial (pas ou peu de ventes de terres), on assiste durant cette période (1980-2010) dans la zone de Talba à une marchandisation progressive de la terre et de la force de travail qui va rendre possible l’évolution des formes familiales de la production agricole vers des formes patronales et capitalistes. Il est intéressant de décrire plus précisément l’évolution des types de capitaux mobilisés pour accéder à la terre et à la force de travail dans la zone de Talba, car ces deux facteurs de production constituent les fondements récents de l’accumulation cacaoyère.

Avant 1980, dans la zone de Talba, l’acquisition de terres n’était pas liée à un échange marchand. L’acquéreur faisait au propriétaire coutumier des dons, généralement en nature, qui symbolisaient le respect du nouveau venu pour le pouvoir coutumier, et marquait sa reconnaissance pour l’accueil qui lui était réservé et pour l’autorisation qui lui était faite de planter du cacao. Même dans le cas où une certaine somme d’argent était versée, celle-ci entrait dans la même logique d’échanges non marchands. Ainsi, le montant versé en espèces n’était pas proportionnel à la surface. Ces pratiques de dons, qui se rencontrent encore aujourd’hui dans quelques parties « reculées » et peu peuplées de la zone de Talba, ont été progressivement complétées par le versement d’un montant en espèces qui est venu s’ajouter, puis progressivement se substituer, aux « cadeaux » initialement offerts. La somme versée en espèces est maintenant proportionnelle aux surfaces acquises. Bien que la partie financière du paiement prenne une importance de plus en plus centrale dans l’échange, des cadeaux accompagnent toujours le versement et témoignent du caractère social de ces transactions foncières : « J’ai acquis plus de 50 ha. La règle, c’est que l’hectare est à 50 000 F CFA, plus les petits cadeaux, qui sont toujours obligatoires (le vin, la nourriture…), car c’est un symbole d’intégration. »

Un autre aspect témoigne de la permanence et de l’importance du capital social dans l’accès à la ressource foncière. Dans un marché libre et transparent, toute l’information disponible devrait être accessible à l’ensemble des acteurs. Le marché foncier de Talba est loin d’être parfait. Si l’information sur les zones d’expansion et le prix de la forêt circule dans différentes sphères socio-économiques incluant les autochtones et des allochtones, la rencontre des deux partenaires de la transaction se fait rarement par annonce publique ou par simple rendez-vous. Cette rencontre suit en fait les réseaux sociaux préexistant à la réalisation de la transaction. Les planteurs interviewés expliquent ainsi qu’ils sont venus à Talba avec un frère, un cousin, un ami, un collègue de bureau qui connaissait quelqu’un qui avait de la terre à vendre. C’est cet intermédiaire qui va présenter l’acheteur potentiel au vendeur. C’est lui qui va attester de la bonne moralité de l’acheteur et de la légitimité du propriétaire coutumier. La confiance, dans ces transactions rarement encadrées par des relevés et des bornages cadastraux ou des actes notariés, est primordiale. La recherche d’une terre est donc d’abord la mobilisation d’un capital social capable de sécuriser la transaction et de garantir, autant que faire se peut, la durabilité de la possession. L’aspect ethnique de ces réseaux sociaux est particulièrement déterminant. Ce n’est pas un hasard si 97 % des allochtones qui ont acquis de la terre dans la zone de Talba appartiennent à l’ethnie Eton, qui est aussi l’ethnie de la zone d’Obala. Cette ethnie est en mesure d’invoquer, voire de reconstruire, des liens généalogiques avec l’ethnie autochtone de la zone de Talba, l’ethnie Sanaga, et de légitimer ainsi son installation et son maintien dans cette zone de front pionnier où les convoitises et les conflits fonciers sont quotidiens et parfois violents.

Les mêmes commentaires peuvent être faits pour décrire la marchandisation progressive de l’accès à la force de travail. Si celle-ci reste à 71 % familiale dans la zone historique d’Obala, elle est à 71 % salariée dans la zone de Talba. Là encore, si le capital financier (développement du salariat agricole) devient de plus en plus déterminant dans cette zone de front pionnier pour capter la force de travail, l’activation des réseaux sociaux ou ethniques intervient de façon importante pour trouver, faire venir et conserver des ouvriers sur la plantation.

Ainsi, dans le profil de ces nouveaux opérateurs économiques, le capital financier et physique domine (profil 4b, figure 12.1). Cependant, ce profil s’appuie également sur la mobilisation et l’accumulation de capital naturel et social. Le capital naturel renvoie à l’utilisation de terres forestières avec une bonne fertilité « naturelle ». De même, les capitaux sociaux sont mentionnés, car pour accéder à des salariés agricoles et à la terre, ces planteurs mobilisent, en plus de leurs ressources financières, leurs réseaux socioprofessionnels et ethniques pour capter et conserver sur la durée ces deux facteurs de production.

Discussion

Évolution de l’importance relative et du rôle des différents capitaux

Au-delà de l’évolution des profils de capitaux du cadre d’analyse SRL, il est utile de mettre en évidence les interactions qui existent entre les divers types de capitaux et de montrer comment celles-ci évoluent dans le temps.

Valenduc et Warrant (2001), se basant sur le triangle de Wuppertal, proposent de classer ces interactions en trois types : synergie, complémentarité, substitution (figure 12.2).

L’évolution des stratégies des planteurs au cours de la période 1910-2010 peut être caractérisée par la substitution du capital naturel et du capital social et institutionnel par du capital physique et du capital financier qui traduit le développement des échanges marchands et la monétarisation de l’économie.

Durant la période 1930-1960, dans la zone d’Obala, c’est essentiellement du capital physique, de type capital fixe, c’est-à-dire les plantations cacaoyères, qui vont progressivement se substituer au capital naturel et au capital social. Cette substitution va permettre de financer les investissements réalisés durant la période 1960-1990 dans le capital humain : formation des futurs « hauts cadres » et des futurs « hommes d’affaires ».

Figure 12.2. Le triangle de Wuppertal.

Durant la période 1980-2010, et surtout dans la zone de Talba, c’est le capital financier qui va se substituer au capital social. Cependant, comme nous l’avons déjà souligné pour l’établissement du marché du foncier et pour celui de la main-d’œuvre agricole, il n’y a pas eu substitution totale du capital social et institutionnel par du capital financier. Le capital social et le capital institutionnel ne jouent pas le même rôle que le capital financier pour l’accès à ces deux facteurs de production essentiels. Le capital social et le capital institutionnel sont donc actuellement complémentaires du capital financier. Par ailleurs, dans le cas de litiges fonciers, c’est en s’appuyant sur la mobilisation des synergies entre les différents types de capitaux (humain, financier, social) dont il dispose que le planteur va chercher à pérenniser son appropriation du foncier et des plantations cacaoyères.

Des transformations impactant les sociétés et les territoires agraires

À l’intérieur de la famille, la substitution progressive du capital social par du capital financier pour l’accès à la force de travail a entraîné une autonomie croissante pour les femmes et les jeunes de cette région. Cette autonomisation prolonge le processus d’éclatement des clans originaux ou « Nda Bot » provoqué par le pouvoir colonial (Leplaideur, 1985 ; Weber, 1977). En un peu plus d’un siècle (1884-2010), les unités sociales de base des populations du Centre Cameroun ont évolué des grands Nda-Bot qui réunissaient, pour des raisons de défense militaire et d’accès aux ressources naturelles, plusieurs dizaines d’individus, vers la famille nucléaire au temps du cacao, puis vers la situation actuelle où chaque individu (homme, femme, jeune) s’insère de façon de plus en plus autonome dans les échanges marchands et le salariat.

Ces transformations vont également conduire à un accroissement et à une accélération des processus de différenciation socio-économique entre familles de planteurs. Ces résultats confirment ceux indiqués par Folefack (2010) pour l’ensemble de la zone cacaoyère du Cameroun. Par ailleurs, l’accroissement de la pression sur les ressources foncières et la marchandisation de la terre vont entraîner une exclusion partielle ou une prolétarisation des exploitants ou des fils d’exploitants les plus modestes, comme cela a été montré pour d’autres zones du pays (Mope Simo, 2011).

Ces transformations vont également conduire à la construction de deux territoires agraires différents où les fonctions remplies par les systèmes agroforestiers à base de cacao ne sont pas les mêmes.

Dans la zone d’Obala, les systèmes familiaux agroforestiers remplissent essentiellement une fonction identitaire et patrimoniale, et constituent un lieu de solidarité et d’intégration socio-économique, où se « réfugient » en particulier les personnes les plus âgées ou les plus démunies. Établis sur de petites surfaces et générant des revenus cacaoyers et agricoles modestes, leur équilibre financier et leur durabilité s’appuient également aujourd’hui sur le développement d’activités et de revenus non agricoles (Pédelahore et al., 2011).

Dans la zone de Talba, les systèmes agroforestiers apparaissent de plus en plus comme des lieux d’investissement des capitaux financiers et de profit, et de distribution de revenus monétaires par le biais du salariat agricole.

Des transformations confirmées par les données macro-économiques et démographiques

Il est intéressant de croiser les informations fournies par les exploitants interrogés avec des données bibliographiques ou statistiques concernant le niveau régional ou national. Les déclarations des exploitants sur l’attrait des revenus urbains et sur l’investissement dans la formation des enfants (capital humain) durant les années 1960-1970 sont confirmées par l’étude réalisée par la Sedes qui montre que les revenus moyens des familles urbaines de Yaoundé sont quatre fois supérieurs à ceux des exploitants du Centre Cameroun (Sedes, 1966a, b) et par les études portant sur l’exode rural et la formation de ces mêmes populations (Champaud, 1973 ; Franqueville, 1971). De même, le faible investissement dans le capital cacaoyer indiqué par les exploitants durant la période 1960-1990 et le retour d’une partie de la force de travail et des capitaux financiers vers la production cacaoyère à partir de 1980, et de façon de plus en plus conséquente entre 1990 et 2010, sont confirmés par la courbe de la progression de la production cacaoyère camerounaise. Celle-ci marque en effet un net ralentissement entre 1960 et 1995 et connaît une nette progression entre 1995 et 2010 (Assoumou, 1977 ; Champaud, 1966 ; Kamdem, 2010 ; Varlet et Berry, 1997).

Pertinence du cadre SRL pour l’analyse des transformations sur le temps long

L’une des principales critiques faite au cadre d’analyse SRL par les utilisateurs de ce modèle et certains économistes (Bebbington, 1999 ; Gaillard et Sourisseau, 2009 ; Scoones, 2009) est relative à la difficulté de chiffrer plusieurs des capitaux utilisés dans ce cadre d’analyse. C’est le cas du capital naturel, du capital humain et du capital social. Bien que nous ayons rencontré ces mêmes difficultés et que nous n’ayons pu produire qu’un schéma (figure 12.1) rendant compte d’informations à la fois quantitatives et qualitatives, il nous semble que l’amélioration des performances de ce cadre d’analyse se situe en grande partie sur d’autres plans. Plus que le chiffrage exact de l’ensemble des différents capitaux, nous illustrons l’intérêt de quatre orientations méthodologiques pour réaliser des analyses sur le temps long.

Premièrement, et avant de renseigner le cadre SRL, il est important de réaliser une phase exploratoire s’appuyant sur des personnes ressources pour :

  • préciser le ou les principaux capitaux qui font sens pour analyser les transformations de la société agraire étudiée ;

  • identifier un capital, si possible facilement chiffrable, qui permettra d’organiser et de mieux structurer les différentes données collectées sur les autres capitaux du modèle SRL ;

  • réaliser une typologie quantifiée des exploitants permettant ensuite de monter en généricité et de porter des jugements sur les impacts des transformations étudiées au niveau des familles sur les autres échelles d’analyse (petite région, nation…).

Deuxièmement, il est intéressant de compléter le cadre SRL par l’utilisation du triangle de Wupertal qui permet de décrire les interactions qui existent entre les divers types de capitaux et de montrer comment celles-ci évoluent dans le temps. Dans la perspective d’analyses sur le temps long, c’est en effet plus les dynamiques d’évolution du profil des capitaux et des interactions entre capitaux qui sont intéressantes que le poids relatif exact de chaque capital à un temps t.

Troisièmement, il apparaît plus pertinent de chercher à constituer un faisceau d’arguments et de convergences traversant les différentes échelles de l’analyse des sociétés agraires (région, nation…) pour étayer les évolutions des profils de capitaux qui sont présentés.

Enfin, la caractérisation et l’explicitation de l’évolution des profils et des stratégies d’accumulation en capital au niveau des familles agricoles sur le temps long prennent tout leur sens si l’on mobilise ces informations pour préciser les impacts de ces évolutions sur les sociétés et les espaces agraires dans leur ensemble et dans une perspective historique.

Conclusion

Les résultats obtenus montrent que si dans la zone cacaoyère historique d’Obala les formes familiales restent dominantes et témoignent de leurs capacités de résilience, la marchandisation de la terre et de la force de travail conduisent dans la zone de front pionnier de Talba à la montée en puissance des formes patronales et capitalistes de la production cacaoyère.

Ces évolutions invitent à porter une plus grande attention à l’évolution de l’importance respective de ces différentes formes de production et à leurs interactions pour l’accès à la force de travail ou à la terre.

Ces évolutions montrent également que l’on assiste peut-être à une bipolarisation des formes de productions agricoles qui aboutirait à la constitution durable de territoires où les exploitations familiales restent dominantes et d’autres où dominent les formes patronales et capitalistes de la production agricole.

Nos résultats montrent enfin que le cadre SRL est opérationnel pour analyser et décrire l’évolution des stratégies d’accumulation des exploitants agricoles et caractériser les transformations des formes de production agricole sur la longue période.

L’incertaine intégration marchande des exploitations familiales à Madagascar

Nicole Andrianirina

Le monde est à la recherche d’options de développement qui pourraient débloquer la concentration de la pauvreté rurale, avec des performances de production agricole permettant de nourrir la population et de favoriser une bonne dynamique économique tout en minimisant les coûts environnementaux. Une capitalisation de ces options a notamment été synthétisée par la Banque mondiale sur la base de résultats empiriques et d’études de cas sur plusieurs pays (World Bank, 2007). Bien que les réussites subsahariennes demeurent rares, certaines observations à des échelles « locales » permettent de déceler et d’étudier des évolutions positives. C’est le cas, à Madagascar, de la zone du lac Alaotra située dans le centre-est de l’île.

Fournisseur de près de 20 % du riz vendu à Madagascar, l’Alaotra détient une place stratégique sur l’échiquier économique[76] et sociopolitique du pays. Il concentre une majorité d’exploitations agricoles vendeurs nets qui entretiennent le statut de « grenier à riz » de la zone et contribuent à la sécurité alimentaire nationale. Aujourd’hui, cette zone représente l’image d’une agriculture modernisée et d’un milieu rural plutôt prospère comparativement à d’autres régions (Andrianirina, 2013).

Cependant, les rendements stagnent ou diminuent en raison de la dégradation progressive des infrastructures (Devèze, 2008 ; Droy, 1998). La pression démographique à l’échelle de la région augmente en raison de la croissance naturelle, de l’installation de salariés agricoles et de l’afflux de saisonniers en provenance d’autres régions. À l’heure où la pertinence d’une agriculture au service du développement est à nouveau affirmée et où on s’interroge sur le rôle potentiel des agricultures familiales, une compréhension fine des modes de fonctionnement des exploitations agricoles familiales et de leur évolution est indispensable afin de déterminer les priorités d’action. Afin de comprendre quelles seraient les conditions économiques et institutionnelles qui permettraient d’assurer la pérennité de la fonction de grenier à riz de Madagascar de cette zone, et de capitaliser sur ses atouts, il est stratégique de se questionner sur ce que sont les exploitations familiales de la zone, d’identifier celles qui sont excédentaires, de préciser de quels moyens elles disposent et enfin de préciser les stratégies qu’elles mettent en œuvre et de s’interroger sur leurs perspectives de durabilité.

Lac Alaotra : un grenier à riz malgache

Une intégration marchande précoce

Zone d’élevage extensif du temps des royaumes, la vocation rizicole de l’Alaotra est une création de la période coloniale (1896-1960) avec la réalisation d’infrastructures ferroviaires et d’aménagements hydro-agricoles d’envergure, la création de concessions coloniales et la mise en place d’un système d’imposition qui a induit une monétarisation des échanges. Ce contexte a favorisé le développement précoce de logiques commerciales chez les paysans de cette zone comparativement à d’autres régions de Madagascar (Desjeux, 1979). Vers les années 1950, l’Alaotra exportait annuellement près de 45 000 tonnes de riz et, vers la fin de la période coloniale, la plupart des terrains en bas-fonds étaient mis en valeur (Penot et Rakotoarimanana, 2010).

Au cours de l’histoire, la production rizicole a été le fait de types très différents d’exploitations, des concessions coloniales aux exploitations familiales actuelles, suivant les options des politiques d’aménagement et des politiques commerciales.

De l’Indépendance aux prémices de la libéralisation

L’Indépendance (1960) marque la refonte de la structure agraire et la réaffectation des domaines coloniaux dans la zone. Des exploitations agricoles d’une moyenne de 4 ha sont créées, mais le statut des terrains n’autorisait aucune transaction foncière hormis l’héritage. Sur les décennies suivantes, faute de politiques et de modes de gouvernance adaptés, la production et le marché se sont progressivement désorganisés et, à partir des années 1980, les importations de riz pour l’approvisionnement national se firent régulières (Droy, 1998 ; Azam et Bonjean, 1995). Avec la libéralisation du marché, engagée dans les années 1990 pour la filière rizicole, les petits exploitants font face à de nouvelles conditions : fluctuations de prix, démultiplication des acteurs privés (rizeries, transporteurs, collecteurs et autres intermédiaires, fournisseurs d’intrants). Néanmoins, l’État intervient de manière ponctuelle notamment pour endiguer la flambée des prix du riz à la consommation et maintenir la paix sociale : exemptions exceptionnelles de taxes à l’importation, création de « filets de sécurité », etc. Les importations de riz se sont stabilisées autour de 10 % de la consommation nationale.

Les exploitations agricoles du lac Alaotra aujourd’hui

Les orientations productives des exploitations sont de plus en plus en relation avec la demande et, de manière simultanée, la saturation foncière et la pression sur les principales ressources s’accentuent. Les systèmes techniques de production évoluent avec le développement du repiquage en ligne et des pratiques améliorées, l’extension des cultures pluviales, les investissements en équipements ou encore l’usage de la traction animale (Penot, 2009).

Après plus d’un siècle d’interventions publiques pour organiser la production rizicole, les exploitations du lac Alaotra sont décrites aujourd’hui comme dotées « d’une capacité à s’adapter aux situations et aux divers aléas » grâce à « un capital technique et un savoir-faire » (Penot et Rakotoarimanana, 2010). À l’échelle nationale, une très grande majorité d’exploitants agricoles cultive le riz, mais peu de ménages sont autosuffisants (11 %) et moins du cinquième des ménages agricoles sont des vendeurs nets (Minten et Dorosh, 2006), dont une part importante est localisée dans la zone du lac Alaotra. Les exploitations agricoles de cette zone produisent 12 % du paddy du pays[77]. Selon le plus récent recensement général agricole[78] (MAEP, 2005), il n’y a pratiquement pas d’« exploitation moderne » ou de « grande exploitation » dans cette zone. Cependant, la variabilité de la taille est plus grande qu’ailleurs : 22 % des exploitations disposent de moins de 0,25 ha, contre 15 % à l’échelle nationale, et 25 % ont plus de 1,5 ha, contre 17 % à l’échelle nationale. La main-d’œuvre mobilisée est essentiellement familiale, avec des recours temporaires au salariat lors des pics de travaux agricoles. Ainsi, en faisant référence à la littérature traitant de l’économie agricole (Tchayanov, 1966 ; Ellis, 1993 ; Lamarche, 1991) et aux travaux de recherche pour caractériser les exploitations africaines (Benoit-Cattin et Faye, 1982 ; Chia et al., 2006 ; Gafsi, 2007), la production régionale demeure ainsi essentiellement le fait d’exploitations agricoles familiales (EAF), qui ont su s’adapter à l’évolution des politiques et qui contribuent de manière effective à la sécurité alimentaire à l’échelle nationale.

À la lecture des différentes définitions proposées, la conception française de l’agriculture familiale rejoint sur de nombreux points la définition de peasant, donnée par Ellis (1993) selon laquelle « les paysans sont des ménages qui tirent leur moyens d’existence (livelihood) principalement de l’agriculture, qui utilisent principalement la main-d’œuvre familiale dans la production agricole et qui sont caractérisés par une intégration partielle dans les marchés des intrants ou des produits agricoles, des marchés qui sont souvent imparfaits ou incomplets. » Dans le cadre de notre analyse, nous utilisons les données du réseau des observatoires ruraux, qui est un dispositif original conçu pour apprécier les impacts des politiques sur les ménages ruraux à Madagascar. Ce dispositif, bien que non statistiquement représentatif, permet de dresser une illustration réaliste de l’évolution des campagnes malgaches (Droy et al., 2000) et à partir de la constitution de données en panel, de suivre des trajectoires de ménages (Andrianirina, 2011). Conformément aux définitions et références ci-dessus, un échantillon de ménages agricoles a été constitué ; il comprend 223 ménages, suivis annuellement de 2003 à 2008.

Parmi les grandes options de sortie de la pauvreté rurale, analysées notamment par la Banque mondiale, l’insertion au marché constitue une option majeure (World Bank, 2007). Bien que l’efficacité de cette option doive être largement contextualisée, le cas de zones comme le lac Alaotra où le riz est à la fois un produit d’autoconsommation et d’échange, et où les EAF présentent des dotations et des profils diversifiés, l’exploration des interactions entre intégration marchande et développement des EAF aboutit à des observations et des résultats utiles pour les politiques de développement.

Mise en œuvre du cadre SRL

En Alaotra, les prix du riz fluctuent de manière saisonnière et des structures peuvent permettre au producteur d’optimiser ses gains dans la commercialisation, comme les greniers communautaires villageois ou les organismes de crédit. Ainsi, la capacité du producteur à vendre à un prix optimal, sans devoir racheter pour sa consommation à un prix plus élevé, est un élément caractéristique de la qualité de son intégration au marché pour la sécurité qu’elle procure.

L’analyse repose dans un premier temps sur l’identification des EAF vendeurs nets stables de riz, qu’on assume être les mieux intégrées aux marchés agricoles, au moyen d’une typologie dynamique. La participation au marché pouvant varier selon les conditions climatiques ou les chocs, la mobilisation de données longitudinales[79] permet de concevoir une typologie dynamique plus robuste, renseignant sur la stabilité de la participation au marché. Dans un second temps, une analyse fine du fonctionnement, des résultats et des évolutions de ce type d’exploitation est menée en utilisant le cadre des moyens d’existence durables (SRL) (Bebbington, 1999 ; Chambers, 1986 ; Ellis, 1999 ; Scoones, 2009). L’approche holistique de ce cadre est particulièrement adaptée pour situer une exploitation dans son environnement de production : contexte, institutions en présence, chocs (Sourisseau et al., 2012) et permet d’identifier les critères de performance de ces ménages, à l’origine de l’appellation de « grenier à riz », ainsi que d’évaluer leur durabilité.

Une distinction par le niveau d’intégration au marché

Les différents groupes d’exploitations sont, dans un premier temps, constitués en considérant le volume et la valeur du bilan de la vente de riz (vendeurs nets, acheteurs nets, etc.). Or, une EAF peut changer de groupe d’une année à l’autre sous l’effet d’aléas climatiques et de chocs divers. Est-ce que le groupe de vendeurs nets est constitué des mêmes exploitations tout au long de la période ? Si certaines exploitations changent de groupe, combien sont stables dans leur situation de vendeurs nets ?

La typologie d’intégration au marché est ainsi affinée progressivement en tenant compte des évolutions de chaque EAF, par le biais d’une typologie dynamique. Elle est construite sur la base d’une analyse des séquences. Sur la période étudiée, la succession des groupes auxquels appartient une exploitation constitue une « séquence » observée. Dans notre cas comprenant 223 EAF sur six années, le nombre de combinaisons est très élevé, jusqu’à 179 séquences distinctes, parmi lesquelles certaines ne diffèrent que pour une année, alors que d’autres diffèrent pour toutes les années. Pour simplifier et rendre possible les analyses, nous avons regroupé entre elles les séquences proches. Aux moyens d’algorithmes de comparaisons entre chaque séquence, des valeurs de « coûts » sont affectées à chaque observation (EAF), correspondant à l’ampleur de l’écart entre sa succession d’états (groupes) et celle d’une autre observation[80]. Ces coûts permettent par la suite de grouper les séquences (EAF) en classes par la méthode de classification ascendante hiérarchique, pour obtenir de nouveaux groupes présentant des successions d’états proches. Avec cette méthode, les typologies sont plus robustes car moins sensibles aux évolutions conjoncturelles. Une typologie construite sur les données annuelles risquerait, par exemple, de classer parmi les vendeurs nets stables une EAF qui réalise des ventes à perte une année pour faire face à des nécessités urgentes de liquidités, et sans possibilité d’achats ultérieurs. On obtient ainsi cinq types d’EAF (tableau 13.1).

Tableau 13.1. Répartition des EAF selon les types d’intégration au marché du riz.

TypeDescriptifEAF
1Instables16 %
2Acheteurs nets stables35 %
3Vendeur net ou acheteur gagnant principalement13 %
4Vendeur net ou vendeur perdant principalement10 %
5Vendeurs nets stables25 %
Total100 %

Il existe des groupes plutôt stables de vendeurs nets d’un côté (type 5, 25 % des EAF) et d’acheteurs nets à l’autre extrême (type 2, 35 % des EAF)[81]. L’importance des groupes instables indique que certaines EAF ont pu profiter d’opportunités exceptionnelles (campagne agricole favorable de 2003, prix favorable) pour se constituer temporairement « vendeur net ».

Une différenciation par les dotations en capital

Les dotations en capital constituent le cœur du cadre des SRL : il s’agit des capacités dont dispose le ménage pour mettre en œuvre ses stratégies de développement. La suite des analyses consiste à déterminer les différences de dotations entre les différents groupes.

Les cinq types de capitaux ont été renseignés à partir des variables disponibles et certaines variables font défaut pour renseigner de manière très complète les multiples facettes de chaque capital, tels les réseaux d’influence concernant le capital social, les valeurs financières des matériels disponibles ou de la terre pour les capitaux tangibles, les compétences particulières pour le capital humain. Néanmoins, le SRL ne se fixe pas comme objectif d’évaluer les « capitaux » au sens économique du terme (DFID, 1999), mais de disposer d’un ensemble de variables permettant de caractériser les dotations, parfois de manière indirecte. Ainsi, nous avons mobilisé le recours au crédit comme proxy du capital financier et les transferts reçus comme proxy de la capacité du ménage à mettre en place des réseaux sociaux d’entraide. À partir de l’ensemble des variables retenues, une analyse des correspondances multiples est menée pour chacune des cinq formes de capital afin d’obtenir un score de dotation par forme de capital pour chaque EAF. Pour chaque type d’EAF, des tests de différences permettent de comparer les niveaux de dotations initiales. Ces résultats sont représentés visuellement sur des pentagones (figure 13.1).

Parallèlement, pour affiner les déterminants de l’appartenance au type vendeurs nets stables, une régression logistique (modèle probit) a été menée[82] d’une part sur les dotations initiales des ménages comme point de départ des stratégies élaborées et d’autre part sur les dotations moyennes sur la période pour déceler les éléments influant sur la probabilité d’appartenir au type.

Analyse des stratégies des moyens d’existence via le portefeuille de revenus

Le portefeuille des revenus reflète le système d’activités des exploitations et est proposé pour illustrer les stratégies mises en œuvre à partir des dotations. Pour les besoins de l’analyse, les revenus des EAF ont été classés en six catégories :

  • les revenus agricoles incluant l’autoconsommation ;

  • les revenus du salariat agricole ;

  • les revenus du salariat non agricole ;

  • les revenus des activités d’exploitation des ressources naturelles incluant la chasse, la pêche et la cueillette ;

  • les revenus des activités indépendantes (commerce et services, rentes foncières) ;

  • les transferts.

Les revenus annuels sont calculés par personne en termes constants se référant à l’année 2008[83]. La composition et les niveaux de revenus de chaque type d’EAF sont analysés, notamment en termes d’importances respectives des activités agricoles et non agricoles, comme indicateur des stratégies des EAF.

Une évaluation de la durabilité des EAF

Conformément au cadre SRL, les « résultats » des EAF peuvent être évalués à partir de leurs niveaux de revenus, de leur sécurité alimentaire, de leurs capacités d’accumulation ou d’autres indicateurs de bien-être. Pour notre analyse, outre les niveaux de revenus obtenus précédemment, des indicateurs de sécurité alimentaire ont été utilisés. Par ailleurs, l’évolution des différentes formes de capital sur la période est analysée aux fins de déceler les formes d’accumulation ou de décapitalisation. L’évolution de cet ensemble d’indicateurs renseigne sur la durabilité de l’EAF et sur l’évolution de son caractère familial.

Ces exploitations qui constituent le grenier à riz du « lac »

Sur l’ensemble de la période et en moyenne, tous les types d’EAF vendent des quantités relativement importantes sur le marché (plus de 200 kg de paddy par an et par exploitation). Cependant, et en particulier pour les exploitations des types 2 et 3, il y a des années sans vente et même sans production de riz. Les vendeurs nets sont ceux qui écoulent le plus de production – et de la manière la plus régulière – sur le marché, à hauteur de 2 t/an en moyenne, sur une base de production moyenne supérieure à 4 t/an. Les autres types totalisent en moyenne 1,6 tonne de production de paddy par an, à la fois destinée à la consommation familiale, aux ventes et au règlement des différents frais en nature.

Ainsi, quels sont les critères pour demeurer « vendeur net » d’une manière stable ?

La distribution de la terre au centre des enjeux agricoles et de développement

La figure 13.1 présente une synthèse des différenciations du type « vendeur net stable » par rapport aux autres types d’EAF en termes de dotations, en reprenant la représentation en pentagone caractéristique du cadre SRL. Un score élevé correspond à une dotation initiale significativement plus élevée pour une forme de capital donnée.

Figure 13.1. Différenciation en termes de dotations initiales du type « vendeur net stable ».

Différences significatives des scores au seuil de 1 % (***) et 5 % (**).

La représentation de la figure 13.1, ainsi que les résultats de la régression, démontrent en premier lieu l’importance permanente et significative de la dotation foncière dans la probabilité d’être – ou de devenir – un « vendeur net stable » (capital naturel[84]). La composition du ménage y joue aussi un rôle majeur, puisque les ménages à ratio de dépendance faible sont plus fréquemment affectés à ce type. Les chefs de ménage ont également été scolarisés plus longtemps que d’autres du même village (capital humain). Les dotations en équipements domestiques jouent peu, mais la taille du cheptel bovin joue positivement sur l’ensemble de la période (capital physique). Il en est de même pour le recours au crédit, analysé individuellement (capital financier). Bien que ces éléments ne puissent que suggérer partiellement des relations de causalité, ils dessinent un mode de fonctionnement caractéristique de ces ménages. Sur la plupart des dotations, les ménages vendeurs nets stables se caractérisent par des dotations supérieures. La dotation foncière semble être le facteur structurel de différenciation le plus stable, permettant le maintien des ménages dans le type « vendeurs nets stables ». Un constat partagé avec Zezza et al. (2011) qui a effectué une comparaison entre plusieurs pays en développement. De plus, les différences de dotations foncières sont assez élevées dans la zone : plus de 35 % des EAF possèdent moins de 50 ares, tandis que seuls les 16 % les mieux dotées possèdent plus de 2 hectares. La distribution de la terre, notamment dans les zones dotées d’aménagements pour l’irrigation, est ainsi au centre des enjeux agricoles et de développement dans ce type de cas.

Un couplage efficace de l’agriculture avec les activités secondaires

La composition et les revenus moyens de chaque type d’EAF sont présentés sur la figure 13.2.

Figure 13.2. Composition des revenus des EAF suivant leur type d’appartenance.

Les EAF du type 5 (vendeurs nets stables) se distinguent nettement par des revenus totaux plus élevés dont une majeure partie est issue de l’agriculture. Les salaires non agricoles et les revenus d’activités indépendantes sont également notables. Les revenus provenant des salaires non agricoles ont même augmenté en fin de période (2008). Si la pluriactivité et l’évolution à la hausse des revenus extra-agricoles sont une tendance générale sur la zone, les membres des EAF de vendeurs nets restent « principalement agriculteurs »[85], alors que les membres des EAF des autres types ont tendance à évoluer vers d’autres activités principales (voir tableau 13.2). Néanmoins, les revenus des activités secondaires augmentent plus vite chez les vendeurs nets stables : les EAF vendeurs nets stables réalisent des formes de pluriactivité relativement plus efficaces tout en maintenant l’agriculture à titre principal. Le métier de commerçant en produits agricoles figure en tête des activités secondaires de ces EAF. Les jeunes membres de l’EAF font aussi des prestations sur d’autres parcelles avec les matériels de l’exploitation (attelage ou matériels motorisés).

Tableau 13.2. Affectation des actifs dans l’exploitation agricole et évolution des revenus des activités secondaires.

VariablesVendeurs netsAutres EAF
Avant 2005Après criseÉvolutionAvant 2005Après criseÉvolution
Nombre de membres « agriculteurs » à titre principal, rapporté à la taille du ménage0,530,530 %0,470,42–9 %
Revenus des activités secondaires (MGA/an par EAF)15 42134 945127 %12 44926 517113 %

Il est à noter une modification de l’affectation des actifs dans les travaux agricoles : à cette hausse des revenus d’activités secondaires (en complément du fait d’être « agriculteur » à titre principal) correspond une substitution de la main-d’œuvre agricole familiale par le recours à plus de salariés agricoles (figure 13.3) et à la mécanisation (figure 13.4) : les superficies travaillées par motoculteur ou tracteur ont augmenté de 197 % pour ces EAF entre 2005 (débuts de la motorisation) et 2008 (figure 13.3). Ceci sans que les superficies rizicoles aient significativement évolué (tableau 13.4).

Figure 13.3. Évolution du recours des EAF à la main-d’œuvre extérieure salariée.

Figure 13.4. Évolution de la mécanisation du labour sur les parcelles rizicoles.

La crise du riz de 2004-2005 a augmenté les dépenses en main-d’œuvre rizicole de 57 % des EAF, bien que les salaires agricoles moyens n’aient pas augmenté avec la même ampleur. C’est la demande en main-d’œuvre qui a considérablement augmenté (figure 13.3). Malgré le développement de la mécanisation, la main-d’œuvre demeure essentielle pour certains travaux (par exemple pour le repiquage ou la moisson). Ce qui fait toujours de l’Alaotra un pôle d’attraction pour des emplois agricoles et de services (petites réparations de matériels agricoles, commerce et services, curage de canaux, etc.).

Quelle « durabilité » pour les vendeurs nets stables ?

Si les performances des vendeurs nets en termes de production rizicole et de revenus (figure 13.2) sont élevées, celles en termes de sécurité alimentaire peuvent être questionnées. En effet, dans ce type de système, le principal produit de rente est aussi un produit vivrier de base et ces deux fonctions peuvent entrer en concurrence (de Janvry et al., 1991).

Une intégration marchande au détriment de la sécurité alimentaire ?

Les EAF du type 5 (vendeurs nets stables) se caractérisent par une consommation de riz très variable au cours de l’année : elles enregistrent la consommation la plus faible en période de soudure et un doublement en période « hors soudure ». Le statut de vendeur net stable s’entretient ainsi à force d’ajustements de la consommation avec une substitution par d’autres céréales (maïs) ou d’autres produits. Cependant, leur période de soudure est relativement plus courte que celle des autres EAF (2 mois/an).

Tableau 13.3. Indicateurs de sécurité alimentaire selon le type d’appartenance.

Type d’EAFConsommation de riz en soudure (g/personne par j)Consommation de riz en hors soudure (g/personne par j)Durée de la soudure (mois)Autoconsommation de manioc (kg/EAF par an)Autoconsommation de maïs (kg/EAF par an)
123346124819
230123992816
328230964214
427741033125
519244623726

Ainsi, une intégration stable au marché, dans le cas où l’aliment de base est aussi produit de rente, nécessite forcément des stratégies de rationnement de la consommation au sein de l’EAF, avec des substitutions alimentaires plus ou moins importantes. L’autoconsommation permet néanmoins une meilleure satisfaction des besoins au cours de l’année.

Quelles sont les perspectives pour ces exploitations familiales ?

Entre les périodes avant et après crise, la plupart des EAF ont connu une amélioration de leurs capacités d’épargne et se sont mieux équipées (bicyclette, téléphone). Les EAF vendeurs nets stables figurent parmi celle qui investissent le plus en capital productif, notamment en bovidés. Elles font également l’acquisition de divers autres équipements de communication et de confort (téléviseur, radio). Par ailleurs, contrairement aux tendances promues de diversification agricole à l’échelle de la zone, celle-ci a tendance à décroître à l’échelle des EAF. Cette tendance est le reflet de formes de spécialisation. Enfin, au sujet du capital humain, la taille du ménage moyen se réduit, en raison d’émigrations de leurs membres pour l’exercice d’activités plus rémunératrices ou pour mener leur scolarité. Cette émigration se retrouve moins fréquemment chez les autres types (tableau 13.4).

La crise de 2004-2005 est ainsi une période charnière à l’issue de laquelle une nette amélioration des conditions de vie des vendeurs nets de riz s’est opérée. Ces EAF comptent-elles faire perpétuer l’agriculture par les générations futures ? Leurs réponses sont partagées. Le quart des EAF souhaitent que leurs enfants vivent plus tard hors de l’exploitation. Cependant, plus de 60 % défendent l’idée d’une continuité de l’exploitation à travers leurs enfants. Paradoxalement, les EAF disposant de plus de terres sont celles qui préfèrent un avenir hors de l’exploitation pour leurs enfants.

Tableau 13.4. Évolution des dotations en capital des EAF vendeurs nets stables.

Période2003-20042005-2008Différence
Capital humain
Taille du ménage (nombre de personnes)5,95,4**
Nombre d’enfants scolarisés5,14,8*
Capital social
Transferts cédés (MGA)35 41721 700
Transferts reçus (MGA)23 72912 176
Capital financier
Ménages épargnants62 %83 %***
Ménages recourant au crédit67 %59 %*
Capital matériel
Cheptel bovin (nombre de têtes)3,25,2***
Cheptel porcin (nombre de têtes)0,00,1*
EAF possédant une radio7 %17 %***
EAF possédant un téléviseur6 %14 %**
EAF possédant un téléphone0 %9 %***
EAF possédant une bicyclette28 %65 %***
Capital naturel
Superficies rizicoles (ares)167166
Superficies rizicoles irriguées (ares)134154
Nombre de cultures6,63,6***
EAF pratiquant l’exploitation de ressources naturelles7 %5 %

Différences significatives des moyennes à 1 % (***), 5 % (**) et 10 % (*).

Conclusion

Les stratégies des exploitations agricoles du lac Alaotra ont été façonnées par un siècle de politiques agricoles et de développement parfois versatiles. Précocement intégrées au marché dès l’époque des premières perceptions fiscales sur le bétail et la terre, et renforcées par des aménagements hydroagricoles conséquents et rarement retrouvés dans d’autres parties de l’île, les transformations de ces EAF se font au gré des chocs socio-économiques, climatiques et des nouvelles règles d’ouverture des marchés.

Les EAF vendeurs nets stables sont dans un processus évolutif où la productivité agricole augmente et le salariat (à la journée ou à la tâche) se substitue graduellement à la main-d’œuvre familiale, qui est réaffectée à des activités « secondaires » rémunératrices ou à des formes d’investissement dans le capital humain via la formation et l’éducation. Il y a ainsi une évolution du caractère familial de l’exploitation, en réponse à un environnement propice et un choc économique « favorable ». Néanmoins, on pourrait plus parler de « stratégies – plutôt évoluées – d’adaptation » que de « transformations structurelles » à ce stade. Les effets des investissements en capital humain, notamment, ne pourront être captés que sur les décennies suivantes. L’efficacité de la diversification extra-agricole reste hautement liée à la prospérité régionale.

À plus long terme, la question de la durabilité de la contribution de ces EAF à la sécurité alimentaire nationale reste en suspens et conditionnée principalement par les possibilités d’extension du capital naturel valorisable ou tout au moins par l’innovation agricole qui peut faire évoluer les performances des systèmes. La distribution de la terre et son aménagement demeurent une question fondamentale, autant pour ces EAF dont le risque à terme est la saturation foncière compte tenu des faibles possibilités d’extension et des rendements peu évolutifs que pour les autres EAF faiblement dotées. Parallèlement aux efforts de conciliation des droits légaux et coutumiers et de reconnaissance et de promotion de la mise en valeur des terres dans la gouvernance foncière (ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de la Pêche, 2005), l’absence de politiques de promotion de l’aménagement agricole bénéficiant aux paysans constitue encore une lacune majeure.

Par ailleurs, dans un contexte où l’aménagement de périmètres hydroagricoles de grande taille n’est envisageable qu’avec des financements publics (État et partenaires financiers), la reproductibilité de ce modèle est de fait limitée et incite à nuancer les options de développement selon le profil de l’exploitation agricole. D’après Hazell et al. (2007), pour une zone où la distribution de la terre est de type bimodale, le maintien d’un groupe de petites exploitations ou de ménages de salariés destiné à assurer les travaux agricoles a une valeur sociale. En effet, la réserve de main-d’œuvre est toujours vouée à la hausse avec un potentiel de 300 000 nouveaux jeunes ruraux entrant dans le marché du travail annuellement dans le pays (Bernard et al., 2007). L’amélioration et la stabilisation des moyens de subsistance des ruraux pauvres et des « sans terre » sont ainsi primordiales pour maintenir le potentiel agricole de la zone. L’importance croissante des revenus d’activités secondaires traduit une tendance, déjà bien engagée, de diversification des activités rurales. De nombreuses études auxquelles se rallient notre cas d’étude témoignent de l’existence d’un dynamisme agricole générateur de croissance économique et facteur de réduction de la pauvreté (Byerlee et al., 2009 ; Christiaensen et Demery, 2007 ; Diao et al., 2007).

D’un point de vue méthodologique, la qualité des analyses des transformations agraires via le cadre SRL gagne à mobiliser ce type d’information sur le temps long. En outre, une articulation plus active entre l’analyse microéconomique à l’échelle des exploitations et l’analyse à l’échelle des institutions et du territoire est souhaitable pour mettre en œuvre d’une manière régulière et plus fiable ce cadre SRL pour orienter les politiques.

63L’étude Ruralstruc, conduite dans sept pays de l’Afrique subsaharienne et de l’Amérique latine, initiée par la Banque mondiale, visait à saisir les impacts de la libéralisation dans l’agriculture en mettant en exergue les transformations structurelles et les différenciations en train de s’opérer. Au Sénégal, quatre petites régions ont été sélectionnées pour cette étude : une région supposée gagnante (delta), une région perdante (haute et moyenne Casamance) et deux régions dans une situation intermédiaire (centre-nord et sud-est du bassin arachidier).
64Cette section est essentiellement basée sur une étude menée par l’Union des groupements paysans de Mékhé (UGPM) dans le cadre de l’élaboration de son document d’orientation stratégique.
65Les maisons de commerce françaises s’appuient sur les traitants libano-syriens pour acheter l’arachide des paysans et en retour leur vendre des produits importés. Elles exportent ces produits arachidiers vers la métropole. Le système bénéficie d’une politique favorable et d’infrastructures de support (port de Dakar, construction de chemins de fer et de pistes de production).
66Les spahis étaient des unités de la cavalerie de l’armée coloniale d’Afrique alors que les jaraaf étaient des chefs coutumiers, conseillers du roi.
67Les Libanais assuraient la fonction de collecte de l’arachide auprès des producteurs durant la période de collecte appelée la traite ; d’où leur appellation de « traitants » chargés d’acheter et de transporter l’arachide hors du bassin.
68Voir Faye et al. (2007) pour une vue assez large sur l’évolution des politiques agricoles au Sénégal, de 1950 à 2006.
69Dans les années 1966-1968, un fort mouvement de mécontentement des paysans s’est développé, appuyé par les marabouts. Pour contrer ce mouvement, l’État a initié la radio rurale « Disso » tout en procédant à une répression en douce des leaders.
70 Société industrielle sahélienne de mécanique, de matériel agricole et de représentation.
71Résultats de l’enquête Ruralstruc concernant 253 ménages du CNBA.
72Selon les populations locales, les petits ruminants jouent la fonction de « compte courant », alors que les vaches servent de compte d’épargne et leur fongibilité est plus faible.
73La population sénégalaise s’accroît à un taux de 2,7 % par an. Elle reste caractérisée par sa jeunesse, car plus de 60 % de celle-ci ont moins de 25 ans. La structure démographique connaît une mutation progressive avec une hausse significative de la population active et une diminution importante du coefficient de dépendance qui est passé de 90 % en 2002 à 86 % en 2011. La population rurale continue d’augmenter et se stabilisera à partir des années 2030 ; la cohorte annuelle des jeunes ruraux passera de 153 000 personnes aujourd’hui à 165 000 en 2025 (Ba et al., 2009).
7430 % des produits consommés sont produits localement et 70 % sont importés ; l’autoconsommation varie entre 20 à 35 % en période de récolte et 10 % en période hivernale (UGPM, 2007).
75Faible taux de couverture des besoins alimentaires par le biais de la production agricole. Dans la majorité des cas, les productions de céréales parviennent à peine à couvrir trois mois des besoins des familles. Diverses stratégies sont mises en œuvre pour faire face : dans certains villages, des champs collectifs de céréales existent à l’échelle villageoise et les produits sont réservés aux repas communs préparés durant la période de soudure ; dans d’autres villages, l’organisation est au niveau du lignage (champs et repas collectifs).
76En effet, hormis quelques zones situées à l’extrême sud de ce pays peuplé de 22 millions d’habitants, le principal aliment de base est le riz, consommé à hauteur de 138 kg/habitant par an en milieu rural et 118 kg/habitant par an en milieu urbain (UPDR/FAO, 2000). La population rurale représente plus de 70 % de la population nationale (Instat, 2010).
77Compte tenu de la subdivision administrative du pays en 22 régions, chaque région recense environ 4 à 5 % de la population nationale et à peu près la même proportion d’exploitations agricoles. Les exploitations de la région Alaotra Mangoro produisent ainsi trois fois plus de riz que la moyenne.
78La définition des « grandes exploitations » et des « exploitations modernes » repose sur la taille de l’exploitation ou la taille du cheptel, l’existence ou le nombre de salariés, les équipements disponibles et leurs caractéristiques. Pour les exploitations agricoles, par exemple, le seuil de 10 ha de terrains mis en valeur, de cinq salariés permanents ou de l’existence de « gros matériels, équipements ou installations particulières de pointe » constituent les critères d’affectation dans ce type d’exploitation. À l’échelle du pays, il n’a ainsi été retrouvé que près de 350 exploitations répondant à ces critères.
79Ou données diachroniques : les sujets observés sont « mesurés » plusieurs fois au cours du temps.
80Méthode développée initialement pour l’analyse des séquences d’ADN (Needleman et Wunsch, 1970), elle a largement été reprise par les démographes et d’autres disciplines des sciences sociales plus récemment, notamment pour le suivi de trajectoires d’individus ou de ménages (Abbott et Tsay, 2000).
81À partir de données nationales, Minten et Dorosh (2006) rapportent 19 % de vendeurs nets et 46 % d’acheteurs nets en 2001.
82Où la variable expliquée est l’appartenance au groupe des vendeurs nets qui ne peut prendre que deux modalités, 0 ou 1.
83Le déflateur du PIB national a été utilisé pour calculer les montants constants.
84Les terres agricoles constituent une part importante du capital naturel dans la classification proposée par le DFID (1999). Néanmoins, compte tenu de l’existence d’infrastructures d’irrigation et des différences d’accès entre celles-ci, une autre variable traitant des superficies irriguées a été créée et utilisée dans les analyses.
85L’activité principale déclarée correspond à l’activité qui prend le plus de temps à chaque membre du ménage au cours de la campagne. Elle peut être directement rémunérée (ex. salarié) ou non (agriculteur).