Jean-François Bélières
C’est bien à travers l’organisation familiale des responsabilités et des tâches que s’expriment les liens organiques entre la famille et l’unité de production, principale caractéristique des exploitations agricoles familiales. C’est cette organisation qui fonde l’exploitation familiale par rapport aux autres formes d’organisation de la production et qui lui confère, pour l’essentiel, son originalité en termes de fonctionnement et de comportement par rapport aux marchés et aux autres institutions. Le cœur de cette organisation familiale concerne l’allocation du travail pour la mise en œuvre des activités de production agricole ou non agricole et des activités domestiques, mais elle va bien au-delà et englobe l’ensemble des stratégies de consommation, d’investissement, d’accumulation et de reproduction. L’organisation familiale est l’alchimie qui donne corps au collectif de l’exploitation, qui régit les droits, les devoirs et les comportements individuels au bénéfice du collectif[87]. Une partie plus ou moins importante de cette organisation est alors sous contrôle de la communauté et/ou de la société à travers par exemple l’existence de certaines règles collectives sur le travail, les successions ou la gestion des ressources naturelles. Mais cette organisation n’est pas figée dans le temps, elle évolue au rythme des cycles vie de ses membres, de leur statut au sein de groupe, mais aussi plus largement sous l’effet des changements dans les sociétés, considérées globalement[88].
Cette organisation, parce qu’en liaison avec les communautés rurales et leurs histoires, est une des sources majeures de la diversité et de la complexité des agricultures familiales. Il s’agit bien là d’une caractéristique et même d’un invariant pour toutes les sociétés. Et paradoxalement, c’est peut être une des raisons pour lesquelles il fait désormais assez peu l’objet de travaux de recherche et d’analyses spécifiques. Il faut désormais se référer aux travaux :
de géographes socio-économistes, notamment de l’Orstom dans la deuxième moitié du xxe siècle, ayant le souci d’éclairer et d’analyser le fonctionnement des sociétés rurales et de leurs différentes unités socioéconomiques (Pélissier, 1966 ; Meillassoux, 1975 ; Marchal, 1987 ; Lericollais, 1975 ; Minvielle, 1985 ; Gastellu, 1980 ; etc.) ;
de sociologues qui étudient spécifiquement les rapports domestiques et de production intraménages, notamment par rapport au travail des femmes (Barthez, 1982 ; Guétat-Bernard, 2011) ;
d’organisations internationales sur les questions de genre en milieu rural stimulé par le troisième objectif du millénaire (OMD3) sur l’égalité des sexes (World Bank, 2009, 2011b ; FAO, 2011).
Or, des questionnements récents liés notamment à la place des jeunes et à la transmission intergénérationnelle des exploitations agricoles ou au type de modèle agricole face à l’extension des accaparements fonciers remettent la forme familiale et ses complexités sur le devant de la scène.
Ainsi, décrire, comprendre et analyser la diversité des agricultures familiales de par le monde suggère une description compréhensive de l’organisation familiale de chacune de ces agricultures. En effet, c’est cette mise au service du collectif familial des stratégies individuelles qui confère à ces agricultures une grande partie de leurs capacités d’adaptation et de résilience. Parce qu’il est générique aux exploitations agricoles familiales, ce thème aurait certainement pu être plus développé dans l’ensemble des études de cas. Il est toutefois central dans les deux chapitres de cette partie, où est analysée la contribution des individus au fonctionnement collectif. L’organisation familiale repose sur des relations d’interdépendances et des règles communes qui limitent les stratégies individuelles au profit du collectif de l’exploitation.
Dans le premier chapitre de cette partie, Sébastien Blainville discute de l’évolution des grandes familles de la zone cotonnière du Burkina Faso et de la mesure du capital social. Dans cette zone, « la situation des exploitations familiales est très contrastée et la taille des familles conditionne assez largement les systèmes de production et les revenus ». Jusque dans les années 1980, l’exploitation familiale type reposait sur la « grande famille ». Les jeunes ne quittaient pas la cellule familiale même une fois mariés et la famille pouvait regrouper de 40 à 60 personnes avec un rapport entre le nombre d’actifs et le nombre de dépendants qui demeurait relativement constant. « Un surplus conséquent pouvait donc être constitué au sein de cette grande famille malgré la faible productivité des systèmes de production ». Ceci suppose une organisation efficace mêlant libertés individuelles et respect des contraintes collectives avec comme exemple la « subtile combinaison d’obligations sur les parcelles collectives et d’autonomie sur les parcelles individuelles ». Sébastien Bainville s’interroge sur ce qui assure la durabilité de l’organisation familiale de la production et ce qui au contraire vient la perturber. Le développement du coton, culture commerciale, a bouleversé les systèmes de production, affecté les relations familiales et est présenté comme l’un des facteurs principaux de l’éclatement des familles.
Dans le deuxième chapitre, les auteurs présentent une forme d’agriculture très particulière qui est celle des pasteurs transhumants sahéliens et plus précisément des Peuls transhumants du Niger. Il décrit un système d’élevage fondé sur la mobilité à travers une famille (le groupe familial Oudah d’Ardo Bandé) qui vit sur des territoires à cheval sur trois pays (Niger, Nigeria et Tchad) et qui navigue entre zone sahélienne et zone soudanienne au gré des pâturages, mais surtout selon la force des alliances avec les autorités coutumières et administratives, le plus souvent sédentaires. Et si le système d’élevage est original, c’est bien d’abord « un mode vie […] qui, malgré les multiples contraintes rencontrées, fait encore aujourd’hui preuve d’une grande vitalité ». Et où l’on comprend que la base du système repose largement sur une organisation familiale très particulière : les tâches et les rôles de chacun dans la famille sont bien définis en fonction du sexe et de l’âge, avec un apprentissage des responsabilités, un ascenseur « social » interne à la famille et au groupe qui fonctionne avec l’âge et la reconnaissance au sein des différents groupes suprafamiliaux dans lesquels s’exercent les activités d’élevage (groupe de mobilité, rassemblement, regroupement de fractions). L’organisation familiale assure la formation de chacun de ses membres pour occuper un rôle et assumer des responsabilités à chaque étape de leur vie. L’organisation n’est pas figée et sait s’adapter, la gestion d’un troupeau par une des femmes du chef de famille dans des zones différentes en est un exemple. Mais on comprend bien que l’ensemble du système (à la fois système de vie et système de production) repose sur la contribution de chaque individu au fonctionnement collectif.
Les hiérarchies liées à l’âge, l’organisation familiale au-delà du seul terroir agricole pour des éleveurs mobiles sur de grands espaces imposent des contraintes aux individus. Ces contraintes, en combinaison avec les changements des systèmes de production agricole et notamment des innovations techniques, économiques ou institutionnelles, et les changements de société sont parfois assez fortes pour encourager des scissions, des flux migratoires ou des ruptures qui affectent l’organisation familiale. Mais le groupe familial représente toujours un lieu de repli, une forme d’assurance et un refuge contre les aléas économiques que l’on retrouve au-delà des deux cas de cette partie.
La prise en compte d’un capital social au même titre que le capital financier ou physique au sein du cadre SRL apparaît comme un atout pour apprécier les capacités productives d’une unité famille/exploitation dans un contexte donné. Cependant, on peut s’interroger sur la mesure de ce capital comme le font les auteurs de ces deux chapitres : le premier très clairement remettant en question le recours par exemple à l’appartenance à une organisation de producteurs ; le second de manière implicite en rappelant l’importance des relations sociales pour pouvoir effectuer la transhumance sans donner de critère pour les apprécier. Ainsi, la mesure du capital social apparaît complexe dans son ensemble et plus particulièrement pour appréhender et mesurer la « qualité » de l’organisation familiale au sein de ce capital.
Sébastien Bainville
Entre l’époque précoloniale et la « crise cotonnière » des années 2000, l’agriculture familiale de la zone cotonnière du Burkina Faso a connu de profondes transformations. L’intensification des systèmes de culture a été particulièrement rapide, les familles paysannes passant en quelques années de l’abattis-brûlis à la culture continue ; l’insertion au marché n’a cessé de s’accroître et les systèmes de production ont été successivement spécialisés et diversifiés. Le tout a permis une augmentation tant des rendements que de la productivité du travail (Bainville, 2012), ainsi qu’une amélioration sensible des revenus agricoles (Mathieu, 1998). Mais cette intensification s’est aussi accompagnée d’une différenciation sociale marquée et, aujourd’hui, si certaines familles disposent de plusieurs paires de bœufs, charrues et sarclo-bineurs, d’autres travaillent encore avec un outillage manuel.
Ce chapitre a deux objectifs. Il s’agit en premier lieu de proposer une interprétation de cette différenciation sociale en faisant l’hypothèse qu’elle résulte en grande partie des scissions familiales qui ont touché nombre de grandes familles paysannes traditionnelles au cours des dernières décennies. Mais analyser cette évolution conduit rapidement à s’interroger sur les interactions entre de multiples variables : les organisations de producteurs et l’accès au crédit, le niveau d’équipement, les systèmes de culture et d’élevage et leur répartition sur les terroirs villageois. Le cadre théorique fourni par les approches Sustainable Rural Livelihoods apparaît adapté pour déchiffrer une réalité aussi complexe : elle est centrée sur le ménage rural, et les concepts de capital humain, social, financier, physique et naturel recouvrent les différentes dimensions des transformations abordées ici tout en les liant aux questions d’intensification agricole ou de diversification des revenus. Tester cette théorie, dans le cas de la zone cotonnière du Burkina Faso, constitue le second objectif de ce chapitre. Ses concepts seront donc mobilisés pour présenter les faits historiques ayant marqué l’histoire récente de cette région et ensuite leurs intérêts et limites seront présentés.
Au Burkina Faso, avant la généralisation de la culture du cotonnier dès les années 1960, l’outillage agricole était manuel et les systèmes de production fondés sur les systèmes de culture sur abattis-brûlis étaient peu productifs.
L’organisation familiale permettait néanmoins de dégager des surplus appréciables. L’exploitation familiale type reposait sur la « grande famille ». Les jeunes ne quittaient pas la cellule familiale même une fois mariés. Les différentes générations vivaient ensemble et la famille pouvait regrouper de 40 à 60 personnes. Ainsi, chez les Bwa, la famille qui regroupait les membres du segment de lignage exerçant en commun une activité économique pouvait compter plus de 100 personnes (Tersiguel, 1995).
Contrairement à une famille nucléaire dont les capacités productives varient fortement au cours du cycle de vie familial (Tchayanov, 1990), dans ces grandes familles le rapport entre le nombre d’actifs et le nombre de dépendants demeurait relativement constant. Mais surtout, pour une large part, les travaux agricoles étaient réalisés en commun, de sorte que les jeunes encore peu chargés de famille dégageaient un surplus alimentaire là où leurs aînés ne pouvaient que difficilement nourrir leurs dépendants. Comme cela a pu être mesuré dans d’autres sociétés (Sahlins, 1976), un surplus pouvait donc être constitué au sein de cette grande famille peu équipée, mais riche de son capital humain, malgré la faible productivité des systèmes de production.
Gérer un tel nombre de personnes supposait néanmoins une organisation efficace mêlant libertés individuelles et respect des contraintes collectives. Celle-ci reposait sur le principe de séniorité, la gérontocratie impliquait des rapports de soumission et de subordination aux anciens (Tersiguel, 1995). La résidence était patrilocale (Tersiguel, 1995), l’ensemble des membres de la famille habitant une même concession, séparée de ses voisines par une palissade de tiges de mil ou un mur de glaise. Pourtant, cette communauté de résidence n’était qu’apparente, chaque individu adulte ayant en effet sa propre case. Au fur et à mesure de l’élargissement de la famille, les enfants construisaient leurs cases autour de celle de leur père. La concession se trouvait ainsi divisée en quartiers bien distincts, parfois séparés eux-mêmes par un mur, comme cela pouvait encore s’observer récemment chez les Bisa. Situés en périphérie de concession, les jeunes jouissaient d’une certaine indépendance, mais ne pouvaient entrer ou sortir sans passer par la cour des anciens qui occupait le centre de la concession (Dafinger et Reikat, 1999).
Le chef de maison attribuait les tâches de production et de répartition des biens, notamment du grain à des personnes dont la fonction était reconnue de tous. Ainsi, chez les Bwa, l’organisation des travaux champêtres était confiée au chef des cultivateurs qui dirigeait et contrôlait toutes les activités collectives des travailleurs hommes de la maison, et épisodiquement femmes lors des semis et des récoltes. C’est aussi lui qui s’occupait des quelques bovins éventuels. Ces fonctions étaient généralement remplies par le fils aîné, voué à devenir chef de maison lui-même. Gérant le travail de tous, le chef de concession était aussi responsable de l’alimentation de chacun. La répartition des grains était confiée à un chef des greniers qui décidait des dates d’ouverture et des rations quotidiennes de chacun. C’était en général un homme âgé dégagé des activités de production qui veillait au stockage des grains et procédait éventuellement à la commercialisation des surplus (Tersiguel, 1995). De nombreuses études ont mis en évidence des organisations familiales similaires pour les populations Mossi (Marchal, 1987).
Cette organisation où les pouvoirs étaient concentrés dans les mains des anciens était probablement contraignante pour les jeunes qui devaient obéissance à leurs pères, oncles ou frères aînés. Les velléités d’indépendance étaient sans doute bien réelles. Aussi, au sein de chaque maison, la production agricole reposait sur deux types de champs : les champs collectifs et les champs individuels. Les premiers étaient gérés par le père, l’oncle ou le frère aîné. On y cultivait avant tout le mil et le sorgho, car de ces parcelles dépendait l’essentiel de l’alimentation familiale. Les seconds champs étaient attribués aux jeunes non mariés et aux femmes par le chef de maison. Sur « leurs » parcelles, les jeunes et les femmes jouissaient d’une entière autonomie. La production qu’ils en tiraient, bien insuffisante pour leur permettre de quitter la maison (Tersiguel, 1995), était vendue et leur assurait une certaine autonomie monétaire.
Ces deux types de parcelles n’occupaient pas les mêmes terroirs. Les sols dont disposait une famille étaient généralement des sols ferrugineux tropicaux caractérisés par leur cuirasse ferrugineuse. La profondeur de cette croûte est variable, mais elle affleure généralement sur les parties les plus hautes des interfluves où se sont formés des lithosols de très faible épaisseur. En contrebas, issus du démantèlement de la cuirasse et de l’écoulement des eaux de pluie, un glacis d’érosion s’est constitué. On trouve généralement des sols de texture de plus en plus fine allant de gravillonnaire sur les hauts glacis à limono-argileux sur les bas glacis et franchement argileux dans les bas fonds et plaines alluviales. La profondeur, la capacité de rétention en eau et la fertilité minérale s’améliorent le long de cette toposéquence, mais les caractéristiques physiques sont de moins en moins favorables, les horizons de surface étant de plus en plus compacts (Stoop, 1987). Sur les hauts glacis, la texture sableuse facilitait les désherbages manuels et, à une époque où la pluviométrie était plus clémente, la moindre capacité de rétention en eau s’avérait peu gênante. Dans les bas fonds, la préparation du sol ne pouvait démarrer qu’après plusieurs semaines de pluies et elle supposait de lourds aménagements (confection de casiers, de buttes…) pour limiter les effets des éventuelles crues tardives.
Les parcelles collectives occupaient les hauts glacis, alors que les petites parcelles individuelles étaient bien souvent situées dans les bas fonds (Lavigne Delville, 1998). De cette façon, le travail consacré à leur culture n’empiétait pas trop sur les tâches à effectuer sur les grandes parcelles familiales.
Bien qu’introduite précocement par la puissance coloniale la culture du cotonnier Gossypium hirsutum ne prit véritablement de l’importance qu’au moment de l’accession de la Haute-Volta à la souveraineté nationale en 1960.
Cette culture de rente fût le point de départ d’une profonde transformation des systèmes de production. En 1979, le secteur fut confié à la Société voltaïque des fibres textiles (Sofitex) et bénéficia d’une politique agricole incitative : une caisse de stabilisation permit de réduire les variations de prix, les agriculteurs eurent accès à des semences sélectionnées et des engrais de synthèse à prix subventionnés, ainsi qu’à des crédits destinés à l’acquisition d’animaux de trait et d’équipements attelés. Parallèlement à ces interventions de l’État, les changements techniques ont largement reposé sur la mobilisation du capital social des familles paysannes.
Tout d’abord parce leur dotation initiale en capital financier et physique étant bien faible, c’est le capital social qui constitua la garantie des prêts. On créa les groupements villageois, organisations de producteurs qui prenaient en charge la collecte primaire et la pesée du coton de leurs membres. En échange, les groupements villageois recevaient une ristourne proportionnelle aux volumes traités de la part de la Sofitex. Cette somme servait ensuite de caution solidaire pour l’octroi de crédits individuels (Schwartz, 1993). C’est grâce à ces crédits que les familles allaient acquérir des paires de bœufs, des charrettes, des charrues et des sarclo-bineurs. Labour, semis en lignes et sarclo-binages devinrent les moyens privilégiés de lutte contre les adventices. Mais pour faciliter leur usage, les parcelles se devaient d’être essouchées et il convenait d’éliminer les friches des rotations.
La révolution cotonnière des années 1970 et 1980 a ainsi fondamentalement reposé sur l’association agriculture-élevage et donc sur les relations qu’ont su tisser les agriculteurs sédentaires avec les éleveurs Peuls transhumants. Ne plus recourir aux friches supposait de disposer de nouveaux moyens pour reproduire la fertilité organique des parcelles. Le passage à la traction attelée n’était envisageable qu’à la condition de disposer d’un nombre de bovins suffisant pour que les apports de fumier se substituent aux friches. De ce point de vue, les seuls engrais minéraux étaient insuffisants, non seulement parce que leur efficacité est bien moindre en l’absence de complexe argilo-humique, mais aussi parce que la capacité de rétention en eau des sols est insuffisante pour favoriser une bonne levée et une bonne résistance des cultures aux herbes parasites comme le striga (Striga sp.). Les contacts entre éleveurs et agriculteurs étaient déjà anciens, mais jusque-là les échanges de petits ruminants contre des céréales et les contrats de fumures s’opéraient durant quelques semaines au cours de la saison sèche. À partir des années 1970, les familles peules ont été autorisées à s’installer durablement sur les finages des agriculteurs. Elles ont pu bénéficier du système foncier traditionnel particulièrement accueillant. Le droit d’attribution relevait des chefs des lignages fondateurs qui, arrivés les premiers sur les lieux, disposaient de la propriété éminente de l’ensemble du finage. Ce droit d’attribution était aussi un devoir : ces chefs de terre se devaient d’attribuer une parcelle à quiconque en exprimait le besoin, y compris aux étrangers. C’est dans ce cadre que les Peuls ont pu obtenir des parcelles à la périphérie des villages.
Pour les éleveurs, demeurer toute l’année dans cette région cotonnière méridionale plus arrosée assurait un bon affouragement des troupeaux. De plus, il leur était possible d’envisager la culture du maïs dont les bons rendements, inenvisageables dans le nord sahélien, leur assureraient une plus grande autosuffisance alimentaire. Les agriculteurs quant à eux ne disposaient que de quelques têtes de bétail et les ont volontiers confiées aux Peuls. Non seulement ces cultivateurs ne disposaient pas encore d’un grand savoir-faire en matière d’élevage, mais leurs troupeaux n’étaient pas suffisamment nombreux pour y affecter un ou plusieurs actifs familiaux. Les éleveurs conduisaient ainsi de grands troupeaux constitués de leurs propres animaux, ainsi que de ceux qui leur étaient confiés. En outre, les quelques têtes de bovins dont disposaient les agriculteurs étaient bien insuffisantes pour épandre les quantités de déjections que les nouveaux systèmes de culture supposaient. En parquant les bovins la nuit sur les parcelles en vaine pâture en saison sèche et dans des parcs attenant aux parcelles en hivernage, les agriculteurs bénéficiaient de quantités appréciables de fumure accumulées tout au long de l’année. Avec les charrettes, le transport des déjections des parcs d’hivernage vers les parcelles devenait possible.
L’accueil des familles peules s’est donc effectué dans le cadre des règles coutumières d’hospitalité, mais cela servait aussi les intérêts des agriculteurs de l’époque. Ils leur offraient un accès à une partie de leurs terres, mais bénéficiaient de leur savoir-faire en matière d’élevage. D’une certaine manière, ces nouveaux contrats de fumure relèvent du capital social de ces différentes familles, les agriculteurs échangeant une partie de leur capital foncier contre une partie du capital humain des éleveurs.
Ces changements techniques ont coïncidé avec ce qui pourrait apparaître comme une dégradation du capital naturel. Au Burkina Faso, comme dans toute la bande soudano-sahélienne, un assèchement climatique marqué s’est manifesté dans la seconde moitié du xxe siècle. Pourtant, les agriculteurs ont profondément réorganisé leurs terroirs et n’ont été que peu affectés par cette péjoration climatique. Avec des moyens de transports plus performants et une force de traction plus puissante, ils ont pu mettre en culture les bas glacis. Or, ces terres lourdes qui n’avaient joué qu’un rôle marginal jusque-là sont peu à peu devenues les terroirs les plus intéressants car dotés d’une meilleure capacité de rétention d’eau que les hauts glacis sableux. La baisse des précipitations a même eu de bons côtés car elle a permis aux éleveurs peuls de s’installer durablement dans les villages. Les conditions climatiques des régions sahéliennes où ils séjournaient habituellement en saison des pluies sont devenues plus difficiles et dans le même temps l’assèchement climatique a contribué au recul de la trypanosomiase qui affectait les troupeaux bovins lors de leurs séjours en zone cotonnière.
Contrairement à une idée encore répandue, la traction attelée a certes accru les surfaces annuellement mises en culture par actif, mais elle n’a pas pour autant donné lieu à une déforestation massive, bien au contraire (Bainville, 2012). Disposant d’engrais minéraux et organiques en quantités appréciables et de moyens de lutte contre les herbes adventices plus efficaces, il devint possible de cultiver les parcelles tous les ans, sans période de friche aucune. Les systèmes de cultures continues se sont rapidement généralisés. Or, avec les systèmes de cultures sur abattis-brûlis, la rotation d’une année de cultures avec 15 années de friches impliquait de disposer chaque année de 16 hectares : 1 cultivé et 15 en friche. Mais avec les systèmes de cultures continues, pour cultiver un hectare, un agriculteur n’avait plus besoin que d’un hectare ! La forte intensification sur les parcelles de bas glacis s’est ainsi accompagnée d’une extensification dans l’usage des hauts glacis. Ces derniers ne faisant plus l’objet de défriches régulières, la brousse s’est reconstituée. Ces espaces ont dès lors pu être voués au pâturage collectif et c’est là qu’on installa les Peuls.
Au cours des dernières décennies, on a pu observer une augmentation anormalement élevée de création de nouveaux ménages agricoles résultant des scissions familiales, appelées « éclatement des familles » (Drabo, 2000). Pourtant, les causes de ce phénomène ont peu été analysées, ces transformations étant simplement attribuées aux tendances individualistes actuelles qui accéléreraient la séparation des familles (Haan et Zoomers, 2005) ou à la pression démographique et au difficile accès à la terre qui en résulteraient (Drabo, 2000).
Des divisions familiales s’étaient pourtant déjà produites bien avant ces supposés effets de la modernité ou de la démographie. Ainsi, dès la période coloniale, des divisions familiales ont pu être observées à la suite de l’instauration de l’impôt de capitation (Marchal, 1987). Dans les familles se posa en effet la question de savoir qui devait acquitter cette nouvelle taxe : la famille ou chacun de ses membres. En d’autres termes, devait-on prélever ce tribut sur les parcelles individuelles ou sur les champs collectifs ? Les conflits générationnels qui en ont résulté sont à l’origine des premières divisions au sein des familles. Les précurseurs de cette volonté d’autonomie auraient été les jeunes hommes partis en expatriation, d’abord comme militaires puis comme salariés vers le Ghana et la Côte d’Ivoire (Tersiguel, 1995). Cependant, les scissions familiales se sont multipliées avec l’expansion de la culture du cotonnier. Celle-ci, introduite à la période coloniale, ne s’est généralisée dans les campagnes qu’à partir du milieu des années 1970. Dès le début des années 1990, un tiers seulement des familles regroupaient plus de 15 personnes et pouvaient encore être considérées comme « grandes » (Schwartz, 1991).
Cette organisation du travail familial, fondée sur une combinaison subtile d’obligations sur les parcelles collectives et d’autonomie sur les parcelles individuelles, était fragile. Comme dans les pays voisins (Dey, 1981), tout changement dans les systèmes de production, comme l’introduction d’une nouvelle culture commerciale, pouvait donc affecter les relations familiales.
Les conflits ont d’abord résulté de difficultés nouvelles dans la répartition du travail familial. Avec un cycle plus long que les cultures céréalières traditionnelles, la mise en place du cotonnier dans les champs collectifs a fortement réduit le temps dévolu aux jeunes pour leurs parcelles individuelles (Fok, 2006). Les nouveaux calendriers de travail rendaient difficiles les cultures de bas fond. La confection des buttes d’ignames et de patates douces, le repiquage du taro et le désherbage du riz étaient des opérations coûteuses en travail et qui coïncidaient avec la culture du cotonnier. Les récoltes d’igname et de taro en particulier empiétaient sur la récolte du coton, elle-même très coûteuse en travail, car une fois arrivé à maturité le coton doit être récolté au plus vite pour éviter toute perte de poids par dessèchement. Toute la famille était donc mobilisée en novembre et décembre, période jusque-là dévolue aux cultures individuelles. Dès l’introduction du cotonnier, on enregistra un recul des cultures de bas fond comme l’igname, le manioc ou la patate douce (Manessy, 1960, cité par Tersiguel, 1997). Une certaine concurrence pour l’espace s’est aussi manifestée dans l’allocation des terres familiales. Avec l’extension des surfaces cultivées en cotonnier, le début de saison sèche est devenu critique, car la vaine pâture ne pouvait commencer qu’après cette récolte tardive. La moindre mise en culture des bas fonds et plaines alluviales s’imposait donc pour disposer de nouvelles ressources fourragères à cette période.
Comme cela a pu être analysé dans d’autres contextes (Amanor, 2010), la plus grande monétarisation de l’économie familiale a aussi joué un rôle majeur. Avec le cotonnier, les revenus monétaires se sont en effet trouvés concentrés dans les mains des aînés, les cadets perdant ainsi doublement leur ancienne autonomie monétaire : non seulement l’argent qu’ils tiraient de leurs parcelles se réduisait fortement, mais leurs dépenses reposaient maintenant sur le bon vouloir des aînés. La répartition des rations céréalières, qui ne posait pas de problème jusque-là, s’était muée en division des sommes d’argent issues de la vente du coton, ce qui s’avéra bien plus délicat. Les conflits entre les jeunes et leurs aînés se sont ainsi multipliés au sein des familles.
Enfin, au Burkina Faso comme dans les pays voisins (Chauveau et Richards, 2008), ces tensions intergénérationnelles ont été exploitées par le discours politique de l’époque. Les allégations du pouvoir sankariste contre les leaders traditionnels et la mise en place des comités de défense de la révolution (CDR) ont certainement donné une légitimité nouvelle aux jeunes (Dacher, 2005).
Nombre de jeunes se sont donc émancipés à cette époque. Jusqu’au début des années 2000, la migration dans les plantations de Côte d’Ivoire a pu constituer une alternative intéressante. Mais contrairement aux migrations internationales qui diversifient les revenus des familles d’origine grâce aux transferts internationaux, la motivation de ces jeunes migrants était de retrouver autonomie monétaire et indépendance économique. D’ailleurs, les aînés ont veillé à ce que les revenus issus de la migration soient consacrés par les jeunes eux-mêmes à leurs propres dépenses ostentatoires et n’affectent pas la consommation familiale et la hiérarchie des pouvoirs qui l’accompagnait (Capron et Kohler, 1975). Loin de résoudre les conflits intergénérationnels, cette émigration a précipité les scissions en permettant aux jeunes de s’installer dans des conditions relativement confortables. Mais cette opportunité s’est malheureusement terminée au début des années 2000 avec les persécutions dont les étrangers ont été victimes en Côte d’Ivoire avant que le pays ne sombre dans la guerre civile. Depuis, les conditions d’installation des jeunes ménages sont particulièrement précaires, car au moment de leur séparation du foyer familial ils obtiennent des terres médiocres sur les hauts glacis, et les animaux et l’outillage restent aux mains des doyens.
Depuis la dévaluation du franc CFA en 1994 et la baisse des cours internationaux du coton, la culture du cotonnier a perdu de son intérêt. Dans les grandes familles bien équipées, les surfaces dévolues à cette culture se réduisent. Ce faisant, du temps de travail est libéré en début de saison sèche et il est à nouveau possible de consacrer les bas fond et plaines alluviales au maraîchage de contre-saison dont les prix sont particulièrement intéressants.
Beaucoup d’agriculteurs se sont aussi dotés de troupeaux bovins qui dépassent fréquemment les 20 têtes. La valeur ajoutée annuelle obtenue avec trois vaches mères (environ 150 000 F CFA) est équivalente à celle obtenue avec un hectare soumis à une rotation de cotonnier et de maïs. La force de traction n’est donc plus le seul motif de l’élevage de bovins. Le troupeau familial est aussi suffisant pour fertiliser les parcelles. Le confiage aux éleveurs peuls est moins fréquent, car les animaux sont alors gardés par un actif familial ou un vacher salarié.
Peu à peu, les troupeaux des éleveurs peuls sont devenus des concurrents pour les ressources fourragères. Certes, la moindre présence du cotonnier dans les assolements permet de disposer de davantage de résidus de cultures. Les tiges de cotonnier n’ont aucune valeur fourragère et sont brûlées, alors que les tiges de mil ou de sorgho sont particulièrement appétées. Mais avec la pratique du maraîchage, la présence du bétail est devenue problématique dans les bas fonds et plaines alluviales. Il faut donc constituer des réserves fourragères suffisantes pour la mauvaise saison. Les précieux résidus ne sont plus laissés à la disposition de tous les animaux du village, mais font de plus en plus l’objet d’un ramassage et d’un stockage individuel. Les tiges de mil et de sorgho et la distribution de tourteaux de coton constituent alors l’essentiel de la ration journalière en saison sèche. Cette fin de la vaine pâture permet à son tour d’implanter des vergers. Les plantations arboricoles (anacardiers et manguiers principalement) s’étendent depuis quelques années dans la zone cotonnière. Dans le cœur historique de la culture du cotonnier, le sud-ouest, ces cultures pérennes sont en passe de supplanter les cultures annuelles. En revanche, pour protéger des troupeaux ces cultures présentes toute l’année, les parcelles sont peu à peu encloses de haies vives d’agaves, de neems ou de Jatropha curcas. On comprend que les conflits se multiplient entre éleveurs et agro-éleveurs (Hagberg, 2001). Nombre d’éleveurs peuls sont contraints de repartir en transhumance en saison sèche et il est à craindre que ces déplacements saisonniers imposés ne soient le prélude à une exclusion durable des familles peules des finages.
Les jeunes ménages d’agriculteurs ont aussi été victimes de cette diversification des systèmes de production au sein des grandes familles. La diversification et la remise en question de la vaine pâture qui l’a suivie ont fortement réduit leurs capacités à se constituer un troupeau. Par ailleurs, à la suite de ce moindre intérêt pour la culture du cotonnier, l’accès au crédit est devenu bien plus difficile. Les volumes de coton récoltés étant insuffisants pour couvrir les crédits engagés, il en résulta de sérieuses situations d’impayés dans nombre de groupements villageois (Schwartz, 1997). Par le jeu de la caution solidaire, cet endettement des groupements villageois vis-à-vis de leur créancier se doublait d’endettement entre paysans et les plus gros producteurs se trouvaient ainsi pénalisés. À partir de 1996, la filière cotonnière fut privatisée dans le cadre du plan d’ajustement structurel agricole (Pasa) et de nouvelles organisations ont été constituées : les groupements de producteurs de coton. Le fonctionnement était similaire à celui des groupements villageois, mais le public était bien plus homogène, les membres devant cultiver au moins 6 hectares de cotonnier, condition que bien des jeunes ne peuvent remplir.
L’histoire récente de la zone cotonnière du Burkina Faso montre toute la complexité d’une révolution agricole. Le changement technique n’est pas socialement neutre et les bénéfices tirés de l’intensification ne sont pas forcément partagés par tous, y compris au sein des familles paysannes. Le cadre SRL est utile pour analyser un tel processus, car, élaborée dans le cadre de la lutte contre la pauvreté, il invite l’observateur à la vigilance en tenant compte de toutes les dimensions du phénomène étudié. Cependant, pour comprendre les scissions familiales ou les actuelles tensions entre agriculteurs et éleveurs, un complément utile est apporté par l’approche systémique des agronomes français.
En tentant de synthétiser les apports de l’économie des ménages et des études de genre, les précurseurs du cadre SRL avaient anticipé ce type de conflit. Pour le premier courant, le ménage se caractérise par le partage et, implicitement, la communauté d’intérêts : « co-resident groups of persons, who share most aspects of consumption, drawing on and allocating a common pool of resources (including labour) to ensure their material reproduction » (Schmink, 1984). Le second insiste en revanche sur les divergences qui peuvent exister entre les membres d’un même ménage et tout particulièrement entre hommes et femmes. Aussi, la définition donnée par Chambers et Conway (1991) dans leur texte fondateur tente-t-elle de concilier ces deux points de vue : « it is important to recognize an individual or intrahousehold level, in which the wellbeing and access of some household members, and especially women and children may be inferior to that to others, especially men ; and also the broader levels of the extended family, the social group and the community. These levels are widely significant, but for the sake of brivety and clarity, we will here use the household as the unit of analysis. » Pourtant, rien n’est mentionné sur les raisons pour lesquelles les dissensions pourraient l’emporter sur la communauté d’intérêt.
La présente étude de cas est riche d’enseignements sur cette question. Elle nous invite à ne pas oublier l’une des caractéristiques majeures de l’agriculture familiale, à savoir la non-dissociation entre la famille et l’entreprise. Les rapports sociaux sont ici par nature ambivalents. Dans ces familles, les relations familiales sont aussi des relations de travail et, symétriquement, dans ce type d’entreprises, les relations de travail sont aussi des relations familiales. Comprendre une exploitation familiale suppose donc d’analyser les interactions entre les techniques de production et l’organisation familiale de la production. Au Burkina Faso, les systèmes de culture et d’élevage sont subtilement répartis dans l’espace. Une famille travaille une grande diversité de terroirs, se distinguant tant par leurs caractéristiques pédologiques (sols légers des hauts de pente, sols lourds des bas de pentes et plaines alluviales) que par les droits d’usage dont ils sont l’objet (pâturages collectifs, parcelles familiales ou individuelles, vaine pâture). Cette diversité impose de « désagréger » le concept de capital foncier. De même, ces systèmes de culture et d’élevage sont finement combinés dans le temps, combinaison dont l’analyse des itinéraires techniques, des calendriers de travail et de la répartition des tâches rend mieux compte que le seul concept de capital humain, trop englobant.
Affiner ainsi l’analyse aux pratiques paysannes s’avère indispensable pour éviter toute interprétation erronée. En se limitant à l’évolution de la dotation des familles en capital, l’observateur pourrait être tenté d’interpréter les scissions familiales comme le simple résultat d’une substitution du capital humain par du capital physique, évolution classique pour une entreprise capitaliste, mais beaucoup plus rare dans une exploitation familiale. En zone cotonnière du Burkina Faso, les séparations ont avant tout résulté des bouleversements que la culture du cotonnier a entraîné dans les calendriers de travail, l’organisation des terroirs, l’espace et le temps dévolus à chacun. Il en est de même pour les relations entre les agriculteurs et les éleveurs. Le concept de capital social est trop générique pour analyser les relations entre ces deux populations, mélange d’accueil coutumier, de complémentarité technique et d’intérêts économiques. Certes, les agriculteurs se sont peu à peu dotés de troupeaux et leurs connaissances en matière d’élevage se sont améliorées, mais les conflits actuels résultent bien davantage du moindre intérêt pour la production de coton et du bouleversement des calendriers fourragers qui en découle.
L’intensification agricole peut donc être synonyme d’exclusion sociale. Une approche globale du développement agricole est plus que jamais nécessaire et c’est peut-être à partir de l’association de cadres théoriques complémentaires tels que ceux du cadre SRL et de l’analyse systémique qu’il faudra la construire…
Bernard Bonnet, Ousman Malam Ousseini, Issoufou El Hadj Attoumane
La forme de production traitée ici est pratiquée en zone sahélienne et soudanienne. Elle est centrée sur un mode vie consacré à l’élevage mobile, système d’activités qui, malgré les multiples contraintes rencontrées, fait encore aujourd’hui preuve d’une grande vitalité[89]. Les nombreuses formes de mobilité développées par les sociétés pastorales sahéliennes leur ont permis de s’adapter aux opportunités et contraintes d’accès aux ressources naturelles. C’est un système particulier que nous proposons d’intégrer à cette analyse des agricultures familiales au xxie siècle, avec des exploitations familiales pastorales pratiquant la mobilité dans un vaste territoire à l’est du Niger et au nord du Nigeria. Cette région est caractérisée par une forte pression agricole dans les cantons « saturés » du sud et par la remontée dans les zones pastorales plus au nord d’une agriculture encore plus aléatoire. Malgré cette extension de l’agriculture au détriment des espaces de pâturages, la région continue d’accueillir des flux saisonniers très importants de pasteurs transhumants attirés par ses pâturages de saison des pluies.
Le groupe de pasteurs décrit ici pratique un système de mobilité intégrant deux régions du Niger et deux États du Nigeria. Il valorise successivement les ressources en pâturages sahélo-sahariens au nord, puis les zones agropastorales et agricoles plus au sud. L’organisation familiale de ce mode de vie est particulière par son insertion territoriale centrée sur une très grande amplitude de déplacement articulée à un ancrage foncier très limité. De ce fait, l’organisation familiale joue sur plusieurs niveaux d’organisation et de gestion fortement imbriqués : le ménage, le troupeau, l’unité de mobilité permettant au groupe de se déplacer pour bénéficier de ressources, dont l’accès est relativement sécurisé par les alliances et les négociations.
Ce texte s’appuie sur des données de suivi de la mobilité d’unités pastorales et sur l’animation de la sécurisation du foncier pastoral avec les différents acteurs de la transhumance entre 2005 et 2011 (projet de sécurisation des systèmes pastoraux de la région de Zinder, Djerma et al., 2009), ainsi que sur les résultats d’études sociopastorales réalisées en 1982 (Paris et al., 1982).
La répartition spatiale des communautés dans la région de Zinder a évolué au fil de l’histoire, en particulier à la faveur des rapports de force pour le contrôle des ressources pastorales (Djerma et al., 2009). Chaque groupe développe une forme d’élevage pastoral spécifique à son mode de vie.
Les groupes peuls (avec plusieurs sous-groupes) et particulièrement les agropasteurs sont aujourd’hui présents sur les 55 communes de la région. Les groupes les plus mobiles sont les Woodaabé et les Oudah. Les Woodaabé sont plus présents dans le département de Tanout et le centre-ouest du département de Gouré. Les Oudah au nord du département de Gouré et au sud-ouest du département de Tanout sont arrivés de Madaoua, Guidan Roumdji et Dakoro, fuyant l’avancée du front agricole et les problèmes de cohabitation avec les agriculteurs haoussas.
Les groupes touaregs, dont certains sont très anciens, ont renforcé leur occupation dans les quatre départements à la suite des grandes sécheresses de 1974 et de 1984. Au sud, les groupes touaregs sont plutôt agropasteurs, mais ils se concentrent majoritairement dans les départements de Tanout et Gouré. Ils vivent de manière prépondérante de l’élevage pastoral. Dans les communes du nord, Tanout, Tenhya, Alakoss, jusqu’au sud-ouest de Tesker, le groupe touareg exerce une maîtrise foncière dominante mais non exclusive.
Les groupes toubou (Téda, Dazza, Azza) sont majoritairement implantés dans la commune rurale de Tesker. La plupart d’entre eux sont arrivés du Tchad vers 1850. Ils occupent deux types de milieux :
le nord (massif de Termit) est le plus vaste, mais le moins riche en ressources : les éleveurs (Toubou Téda) de dromadaires le parcourent à la recherche du pâturage rare mais d’excellente qualité dont le zri, Cornulaca monacantha favorisant la production de lait et l’embonpoint des dromadaires ;
le sud et la portion centrale sont les domaines de prédilection des Toubous Dazza et Azza, éleveurs de dromadaires, caprins, ovins et très souvent de bovins. C’est dans cette bande où se regroupent les effectifs humains et animaux les plus importants du fait de l’abondance de la végétation naturelle : l’hivernage en juillet-août permet la reprise annuelle d’un pâturage de graminées dense, pâturé tout au long de l’année. La zone est parsemée d’épineux, complément fourrager indispensable.
Les Toubous s’y trouvent, par endroits, en concurrence avec divers groupes peuls et très souvent arabes. La compétition des troupeaux pour des ressources limitées prend parfois des dimensions conflictuelles, d’autant que ces groupes sont parfois armés, conséquences des rébellions qu’a connues le Niger. La stratégie d’occupation de l’espace des Toubous se fonde sur le marquage foncier par la construction de puits traditionnels.
Les groupes arabes sont aussi présents dans la région. Ils occupent la portion se situant entre les Toubou Téda au nord, Dazza et Azza au centre et au sud. Ces sites étaient anciennement occupés par des Peuls (Blakawa, Kassatia, Falassa…). Ces derniers se sont repliés un peu plus au sud suite aux sécheresses de 1974 et 1984.
Les Arabes Ouled Slimane, Hassaouna et Miyassa seraient arrivés du Tchad dans les décennies 1960-1970. Ils pratiquent principalement l’élevage camelin mobile. Cet élevage est de plus en plus associé à des bovins et petits ruminants non concernés par la transhumance de grande amplitude.
Quant aux Arabes Mohamid, ils sont aussi venus du Tchad et pratiquent l’élevage exclusif et mobile des dromadaires. Ils quittent leur terroir de la commune de Goudoumaria (région de Diffa) juste avant la libération des champs et transhument ouest-sud-ouest pour traverser plusieurs communes de Tesker, Kellé, Gouré… avant d’entrer au nord du Nigeria.
Outre ces quatre premiers grands groupes sociaux, à dominante pastorale, d’autres groupes ont aussi développé des activités d’élevage parmi les groupes d’agriculteurs éleveurs (Haoussa, Kanouri). On assiste à un fort développement de l’élevage chez les agriculteurs, ce phénomène étant observé depuis la grande sécheresse de 1984 (Beidou et al., 1990 ; Habou et al., 1990).
Chaque groupe opère des choix techniques et économiques qui lui sont propres dans la sélection et la priorisation des espèces élevées, avec en commun l’association de petits et gros ruminants et de bêtes de transport (tableau 15.1).
Tableau 15.1. Espèces élevées par groupe de pasteurs.
Groupes sociaux | Espèces élevées par ordre de priorité |
Peul | Bovins, ovins, caprins, asins, équins, camelins |
Touareg | Camelins, ovins, caprins, asins |
Toubou | Camelins, caprins, ovins, asins |
Arabe | Camelins, bovins, ovins, caprins, équins |
Kanouri | Ovins, caprins, bovins, équins, camelins |
Haoussa | Bovins, ovins, caprins |
Le groupe familial d’Ardo Bandé, leader peul Oudah, est régulièrement impliqué dans les travaux de sécurisation des espaces pastoraux de 2006 à 2011. Ardo Bandé est un chef de famille avec le rang de Ardo, ce qui lui donne un rôle essentiel dans la gestion de la mobilité du groupe Oudah, en particulier lors des grands mouvements de transhumance à travers les régions agricoles avec une forte densité de population où les risques de conflits sont importants.
L’élevage pastoral familial constitue une forme très particulière d’exploitation agricole familiale uniquement fondée sur l’élevage transhumant. En milieu pastoral, l’unité de production est complexe et se réduit très rarement au ménage qui caractérise le capital humain de l’exploitation. Le capital physique se limite au seul cheptel sur lequel repose tout le système, mais ce cheptel, outre qu’il associe plusieurs espèces, relève de statuts et de propriétaires multiples. Le capital naturel est aussi fondamental, mais il s’appuie sur les vastes espaces de ressources communes rendus accessibles grâce à la mobilité (ici plus de 300 km d’amplitude annuelle). Cette mobilité est gérée collectivement grâce au développement d’un capital social apte à négocier des droits fragiles et sans cesse renouvelés d’accès aux ressources pastorales qui relèvent d’autres maîtrises foncières prioritaires. Les unités de production, de résidence, de consommation, d’accumulation ne coïncident pas toujours. De nombreux travaux (Maliki, 1982 ; Marty et al., 2009 ; Gastellu, 1980) montrent que les contours du système d’exploitation sont fluides avec les prêts, les dons, les héritages et les échanges indispensables à la survie.
Le système d’élevage pastoral développé par Ardo Bandé correspond à l’ensemble « pasteur-troupeau-terrain de parcours » conceptualisé par Landais et Faye (1986), qui rejoint les trois pôles « territoire-éleveur-troupeau » défini par Lhoste (1984). Il s’agit d’un système piloté par les pasteurs pour élever leur bétail en exploitant essentiellement des ressources naturelles (pâturages et points d’eau). C’est une forme d’élevage extensif en raison de l’étendue des surfaces exploitées et du faible niveau d’intrants. Il doit sa viabilité à la mobilité, soutenue par une organisation sociale bien spécifique pour sécuriser familles et troupeaux dans les mouvements.
L’organisation sociale des éleveurs nomades du Niger fait apparaître jusqu’à cinq niveaux de responsabilités et de gestion imbriqués. Dans le cas des Wodaabe analysés par Bodé (2008), la compréhension de « l’exploitation familiale pastorale » doit intégrer plusieurs niveaux :
le ménage ; l’unité familiale nucléaire ou unité sociale wuro ;
le troupeau ; l’unité de gestion groupée du troupeau dudal, qui réunit plusieurs wuro de proches parents dans la conduite d’un même troupeau.
À ces deux échelons de base constitutifs de l’exploitation familiale sont associés très étroitement des niveaux de décision essentiels à la mobilité du ménage et du troupeau familial :
groupe de mobilité ; l’unité de transhumance tijol qui rassemble wuro et dudal lors des grands mouvements de transhumance ;
rassemblement dans les zones d’insécurité ; l’unité de voisinage fondée sur l’affinité gondal qui rassemble plusieurs groupes différents dans les situations de forte insécurité pouvant engendrer des attaques ou vols de bétail ;
regroupement des fractions ; le rassemblement annuel worso ngaynako, regroupement large des différentes fractions du lignage, au cours duquel se déroulent différentes cérémonies dont les mariages.
Conformément aux observations de Bodé et al. (2012) et Marty et al. (2009), les relations de parenté sont décisives et fonctionnent à des niveaux ou échelles différents : le ménage nucléaire polygame ou non (mari, femme(s), enfants), le lignage, le clan. La famille en question est une famille patriarcale conduite par le patriarche Ardo Bandé Oroji. Il a épousé deux femmes issues de son lignage Oudah et a eu sept enfants de ses deux épouses. Ardo Bandé gère directement un troupeau de bovins de race Oudah assez conséquent. Il a opté cette année pour la division du troupeau et de la famille comme stratégie d’adaptation à l’insécurité au nord du Nigeria.
Sa première épouse est avec lui, avec le grand troupeau, à la frontière tchadienne, tandis que sa plus jeune épouse est restée au Niger avec une partie du troupeau dans le groupe de ses cousins Oudah, bénéficiant ainsi d’un réseau de relations de parenté bien établi. Ce groupe résidant au Niger occupe aujourd’hui la partie intermédiaire entre les zones agropastorale et pastorale, où il y a de grandes mares et les marchés hebdomadaires importants.
Principal instrument de production de ce système d’activité, le troupeau constitue l’essentiel du capital physique, auquel s’ajoute depuis peu le téléphone mobile.
La notion de troupeau, la corde ou l’unité de gestion optimale
La corde (éloua ou garké) est la dimension optimale recherchée pour la gestion du troupeau familial (dudal). Cet optimum serait d’environ 30 bovins chez les Oudah, le troupeau étant toujours associé à des ovins et quelques caprins.
Une unité familiale (wuro) peut gérer deux ou plusieurs garké. Quand le capital bétail devient important, il doit en effet être scindé en plusieurs troupeaux de manière à pouvoir gérer les déplacements, la conduite au pâturage, l’abreuvement. C’est généralement à l’occasion de l’installation d’un enfant adulte marié que s’opère cette division du troupeau.
Pour Ardo Bandé, le troupeau optimal se composerait d’environ trente-cinq têtes dont dix vaches adultes à la traite, cinq vaches adultes gestantes, huit génisses, deux taureaux et dix jeunes bovins pour la relève.
Le troupeau principal est composé de zébus de race Oudah, réputée prolifique et très prisée sur le marché compte tenu de sa conformation et de sa capacité d’adaptation. La race Oudah est très recherchée, très mobile et consomme généralement du fourrage vert (herbacé ou aérien) tout le long du parcours de mobilité.
Le troupeau est mixte, composé de bovins et d’ovins et, dans une moindre mesure, de caprins et des animaux de transport. Le capital bétail de la famille est représenté par les bovins auxquels les pasteurs attribuent le prestige et l’estime. Pour assurer une meilleure gestion du troupeau et de ces produits, les vaches laitières sont séparées des veaux qui restent attachés à la corde à veaux au moment où les mères sont conduites au pâturage. Ils sont ensuite conduits à proximité du campement sous la surveillance des enfants.
Les ovins constituent la caisse de trésorerie des hommes qui les vendent afin d’approvisionner la famille en céréales, en étoffes, habillement et qui s’en servent comme cadeaux ou cola aux autorités administratives et coutumières afin d’accéder aux ressources. Les caprins et la vente des produits laitiers (lait, beurre, fromage…) sont sous le contrôle des femmes. Elles utilisent ces ressources pour acheter les condiments et les produits de beauté.
Les montures et les animaux porteurs peuvent être nombreux dans le troupeau. Ce sont généralement des ânes (mais aussi des bœufs porteurs) et de belles montures : chevaux et de plus en plus souvent des dromadaires. Toute la famille, ses ustensiles, son habitat et les jeunes animaux doivent être transportés au rythme soutenu du troupeau.
Sous la conduite des femmes, l’âne est utilisé pour la corvée de l’eau en saison sèche et pour le transport des tentes et des effets personnels de la famille. Ce sont aussi sur les ânes que voyagent les jeunes enfants et les agneaux trop jeunes pour marcher sous le soleil.
Il n’y a jamais correspondance exacte entre le troupeau exploité et le troupeau effectivement possédé. Maliki (1982) identifie ainsi pas moins de huit catégories de bovins dans le troupeau peul wodaabe : bêtes appartenant au berger lui-même, bêtes allouées à l’épouse lors des cérémonies de mariage, bêtes pré-héritées par les enfants, vaches confiées temporairement (fournissant des veaux et du lait sur une période assez longue), vaches en lactation prêtées pour une courte période, bêtes gardées pour le compte de propriétaires d’autres communautés sédentaires, bêtes appartenant à des parents ou amis gardées temporairement, bête reçue en dot pour le mariage d’une fille.
Le troupeau bovin constitue un patrimoine familial. Celui d’Ardo Bandé regroupe ses animaux, les animaux de la dot de ses deux femmes, les animaux de ses enfants adultes et mineurs. Aussi, quand il s’agit de vendre un bovin, il faut une large concertation de l’ensemble des membres de la famille pour s’accorder sur la bête à vendre et les modalités de sa vente.
Dans le groupe Oudah, l’initiation à la conduite du troupeau se fait au sein du ménage, mais aussi au travers des instances de rassemblement du lignage au cours desquels concourent les meilleurs bergers et où sont jugés ceux qui ont fauté au cours de l’année. Cette transmission du savoir technique de l’élevage Oudah débute dès le plus jeune âge et ouvre à une progression sociale en fonction des capacités reconnues par le groupe :
le gardiennage des veaux et des agneaux non sevrés est confié aux enfants (5 à 6 ans) qui restent sur le lieu de campement pour garder les animaux. Les enfants conduisent également les animaux de transport ;
la conduite des animaux adultes au pâturage. On expérimente le métier de berger à partir de 7 ou 8 ans. On peut généralement le devenir à partir de 10 ans. Il est chargé de conduire les animaux au pâturage sous le contrôle d’un garso et assure également l’abreuvement ;
le repérage des espaces de pâturages et d’abreuvement pour le groupe de mobilité. Les meilleurs bergers sont reconnus, rarement avant l’âge de 25 ans, comme garso, c’est-à-dire éclaireurs pour le groupe de transhumance avec la lourde responsabilité du repérage et de la prospection des espaces. Sur toute l’étendue du parcours de transhumance, il collecte et vérifie les observations essentielles à la préparation des déplacements qu’il ramène et discute avec les chefs de ménages au retour dans le campement ;
la coordination du mouvement de transhumance et la défense des intérêts dans les zones hostiles reviennent au ardo. Dans le cas d’Ardo Bandé, il coordonne près de 300 unités familiales. Il est le responsable du groupe et assure le rôle de centre de décision et de médiateur. Il négocie en permanence les accords sociaux et les droits d’accès temporaires des troupeaux du groupe de mobilité (parfois de plusieurs groupes de mobilité rassemblés en unité de voisinage) avec les autorités coutumières, communales et administratives afin de sécuriser l’accès aux ressources tout le long du parcours de transhumance. C’est à ces occasions que les petits ruminants servent de présents remis aux chefs de villages et responsables de puits. Ces échanges scellent ainsi les accords sociaux avec les groupes qui exercent une maîtrise foncière prioritaire. Ceci permet de sécuriser l’accès aux points d’eau et aux pâturages tout au long de l’itinéraire de transhumance. Ces accords sociaux sont également très utiles pour pouvoir laisser, en toute confiance, les animaux ou les membres de la famille qui n’arrivent pas à suivre le rythme de transhumance.
Alors que l’élevage transhumant et nomade est considéré comme extensif, il est plus productif que les systèmes sédentaires ou semi-sédentaires. La mobilité permet d’accéder tout au long de l’année aux meilleures ressources fourragères pour des races d’herbivores qui sont adaptées à la marche. De fait, les taux de mortalité des jeunes y sont plus faibles, les taux de fécondité plus élevés, les durées de lactation plus longues. La productivité des systèmes d’élevage mobile au Niger est supérieure de 20 % à celle des troupeaux sédentaires (Colin de Verdière, 1995).
Le groupe de pasteurs Oudah d’Ardo Bandé ne dispose pas d’un véritable terroir d’attache qui lui permette de revendiquer un ancrage foncier sécurisé au Niger. Cependant, le groupe séjourne régulièrement dans l’aire de pâturage de Bassori, que l’on peut considérer comme leur ancrage en saison des pluies. Il utilise l’ensemble des points d’eau qu’il trouve sur son parcours : mares, puits et puisards. Quand les pâturages de saison des pluies sont consommés et/ou que les mares s’épuisent, le plus souvent courant novembre, le groupe prépare et entreprend le grand mouvement de transhumance qui le conduira jusqu’à l’ouest de Zinder, puis, de là, vers le sud ou le nord en fonction des ressources de l’année.
Ardo Bandé s’appuie également sur un représentant du groupe fixé à Zinder. Non seulement il peut ainsi recueillir par téléphone les informations nécessaires à son itinéraire habituel, mais aussi acheter et stocker les aliments du bétail en cas de sécheresse. Ce contact se déplace ainsi régulièrement à la Direction régionale de l’élevage de Zinder pour s’informer.
Le groupe quitte l’aire de Bassori après un séjour de 3 mois durant la saison des pluies (juillet à septembre). La traversée de la zone agricole se fait d’est en ouest le long de la route nationale 1. Cet axe permet l’abreuvement sur de grandes mares et aux carrières remplies d’eau. Les étapes de repos coïncident avec les marchés hebdomadaires qui facilitent les échanges commerciaux.
Zinder constitue une étape importante pour traiter des questions administratives ou régler des problèmes de santé. L’organisation est très structurée pour prévenir et gérer les situations conflictuelles au niveau des villages du fait des dégâts possibles aux récoltes qui ne sont pas toujours stockées et du fait des interventions des forces de sécurité, autorités cantonales et communales, qui sont plus répressives que facilitatrices des mouvements de transhumance. Les concertations entre acteurs font évoluer cette approche négative de la mobilité pastorale.
Un point d’étape très important est ensuite systématiquement organisé par la communauté des transhumants dans l’aire de Takiéta en novembre-décembre. Elle bénéficie d’un système de gestion concertée reconnu ; les garso et les ardo se réunissent pour organiser la suite de l’itinéraire.
Le grand groupe Oudah d’Ardo Bandé se répartit alors de manière raisonnée en trois sous-groupes qui empruntent trois itinéraires alternatifs :
un premier groupe de familles poursuit sa descente par le couloir de transhumance international, vers le sud, jusque dans les États nord du Nigeria, puis oriente progressivement son circuit d’ouest en est. Les animaux se nourrissent principalement des résidus de cultures sur les champs qui ont été libérés. Ils rejoignent ensuite par étapes le site d’entrée au Niger, au sud de l’aire de Bassori en début de saison des pluies ;
le deuxième groupe poursuit quant à lui son trajet de transhumance vers l’ouest de Takiéta, toujours en suivant l’axe de la route nationale 1, jusqu’à Aguié, dans la région de Maradi. Parvenu à cette localité, la trajectoire s’infléchit vers le sud pour entrer dans l’État voisin du Nord Nigeria. Le parcours de ce groupe bifurque alors à l’est pour rejoindre le groupe précédent en début de saison des pluies dans la zone de Bassori, au sud du Niger ;
le troisième groupe effectue à partir de Takiéta un itinéraire sahélien en demeurant sur le territoire nigérien. Quittant l’aire de Takiéta, il se dirige vers le nord, bénéficiant alors des résidus agricoles (sorgho, niébé) dans la haute vallée de la Tarka plus humide et plus tardive que le reste de la zone agricole. Les mares sont encore pourvues en eau. Les éclaireurs orientent ensuite progressivement le parcours vers le nord-est, dans une zone bien pourvue en puisards. Le passage dans cette zone bénéficie d’un réseau de relations bien établi avec les sédentaires. Ces relations sont renforcées par l’existence de liens de parentés avec d’autres transhumants ayant un ancrage fort dans la zone (tel Ardo A. Jaja), mais aussi avec des agropasteurs (El hadj Atikou) ou des Haoussas sédentaires (Malam Zéneidou). Ils bénéficient durant tout leur trajet de retour vers l’est de ces liens sociaux forts qui facilitent leur passage dans ces espaces agricoles denses.
Cette stratégie de répartition sur trois circuits vise à limiter les risques, en valorisant au mieux les opportunités de tel ou tel circuit, tout en entretenant sans cesse les trois réseaux sociaux correspondants. Le débit des puits de cette zone ne supporte pas des besoins de troupeaux très importants : la stratégie de division permet d’atténuer cette pression. L’ensemble du groupe de familles ainsi réparties apparaît alors avec un cheptel de taille équivalente avec celui des autres transhumants. Ceci permet ainsi d’amoindrir la concurrence qui existe parfois entre les groupes d’éleveurs pour l’accès à la ressource. La négociation à l’entrée des terroirs villageois est aussi facilitée lorsqu’il s’agit de troupeaux de taille modeste. Le choix de la répartition des familles et de leur troupeau dans un des trois itinéraires se fait de manière volontaire et négociée.
Figure 15.1. Itinéraires du groupe d’Ardo Bandé en 2005 et 2006 (adaptée de Djerma et al., 2009).
Les ressources pastorales ainsi utilisées par le groupe se révèlent de fait d’une grande diversité : mares semi-permanentes (près de 45 mares sont utilisées), puits cimentés, puits traditionnels et puisards, fourrages herbacés verts, pâturages arborés, aires de pâturages et espaces ouverts, forêts classées et aires délimitées, zones agricoles du Nigeria, résidus des cultures irriguées de saison sèche froide comme les tomates et les poivrons, aires de cure salée…
L’organisation sociale de la transhumance est le résultat de pratiques très anciennes, sans cesse adaptées aux nouvelles contraintes. Elle très structurée et savamment entretenue pour collecter les informations sur tous les risques possibles à intégrer dans les prises de décisions tactiques et l’adaptation au fur et à mesure des étapes. L’organisation de la transhumance repose sur la constitution de groupes de familles sous l’autorité d’un leader reconnu. Ces groupes sont relativement conséquents, rassemblant des familles qui peuvent provenir de plusieurs tribus, réunies par les liens lignagers en premier lieu, autour d’un même leader reconnu pour sa capacité à négocier avec les communautés rencontrées et sortir le groupe des embûches nombreuses que réserve l’itinéraire. Les grands groupes se dissocient ensuite en petits groupes de quelques familles ou segment de lignages dans des espaces plus favorables ou quand la période des risques de dégâts aux cultures s’achève, pour parcourir sur les terroirs villageois des itinéraires qui les ramèneront progressivement tout au long de la saison sèche vers leurs lieux de saison des pluies (de l’ouest vers l’est).
En fin de saison des pluies, les groupes de pasteurs se rassemblent pour préparer l’organisation commune et massive de cette transhumance qui leur permettra de traverser les espaces agricoles et rejoindre des terroirs agricoles déjà récoltés, et bénéficier des résidus agricoles et du pâturage aérien, terroirs au sein desquels ils ont aussi des liens sociaux historiques.
Les décisions prises s’appuient sur la reconnaissance faite par les garso, lesquels vont s’informer en permanence, entrer en relation avec les responsables des communautés villageoises, prendre les décisions de départ et d’arrêt du mouvement le long de l’itinéraire, et par le rôle des ardo qui gèrent les mouvements au quotidien.
Les pasteurs transhumants engagent alors leur grand mouvement de mi-novembre à mi-décembre, période où la plupart des champs sont au stade de récolte ou déjà récoltés, où les résidus de culture sont déjà en partie stockés par les agriculteurs et où les mares permettent d’abreuver les troupeaux (accès difficile aux puits).
Il faut régulièrement éviter, ou traverser rapidement, des cantons et communes où la transhumance est difficilement acceptée, voire rejetée par des autorités traditionnelles et administratives reconnues comme « hostiles » pour s’appuyer sur les alliances locales entretenues de longue date créant des espaces de « repos » après des étapes franchies à grande vitesse[90]. La fixation des « dates officielles de libération des champs » par les autorités, généralement fin décembre ou fin janvier suivant les années (Djerma et al., 2009), peut souvent se traduire par un renforcement de situations conflictuelles avec non-respect des droits des pasteurs transhumants et allant jusqu’à des exactions portant atteinte aux personnes.
L’importance du nombre d’animaux pour les déplacements en zones à risque (Bodé et al., 2012)
Les groupes sont toujours organisés en nombre de cordes (10 cordes en moyenne) unis pour la plupart des cas par des liens de mariage autour d’un éclaireur communément appelé garso ou katchalla, porte-parole du groupe. Le nombre de cordes est fonction du nombre d’animaux du groupe et détermine par conséquent la pression sur les ressources lors du mouvement organisé. Le groupe ayant un petit nombre de cordes devient vulnérable dans les zones d’insécurité. C’est pourquoi, dans certaines conditions, obligation est faite de renforcer certains groupes en terme d’effectif de têtes de bétail avant d’amorcer les mouvements. Les groupes bien qu’apparemment dispersés pendant la saison des pluies en zone pastorale se donnent chaque année un lieu précis de rassemblement pour déclencher la mobilité en zone agricole jusqu’au lieu de séjour de saison sèche.
Certains groupes comme les Wodaabe Yamanko’en rencontrés en petit nombre au sud d’Agouzou disent ne descendre en zone agricole qu’après la libération totale des champs, vu leur vulnérabilité face aux sédentaires.
Au même titre que bon nombre des groupes de pasteurs de la région de Zinder, le groupe Oudah doit faire face à de nouveaux facteurs externes qui obligent à adapter les stratégies qui guident leur système d’activités. Aux premiers rangs de ces facteurs figure la pression agricole qui s’intensifie autant en zone pastorale qu’en zone agricole et envahit les espaces jusque-là utilisés comme pâturages ou pour l’accès à l’eau de surface. Le changement climatique se manifeste aussi par une succession plus rapprochée d’événements extrêmes, sécheresses ou périodes de forte inondation. Le capital social des pasteurs est relativement bien organisé pour s’adapter à ces changements de climat, mais c’est moins le cas pour les changements d’ordre politique. La famille et le groupe d’Ardo Bandé sont ainsi largement impactés depuis fin 2012 par l’insécurité politique et militaire qui règne dans sa zone d’ancrage de saison sèche au nord du Nigeria.
La mobilité organisée par Ardo Bandé est une stratégie construite pour s’adapter à la forte inégalité de répartition des ressources pastorales et en eau. Pour valoriser ces ressources naturelles, Ardo Bandé se déplace avec famille et troupeau en s’organisant méticuleusement. Rarement, jusqu’il y a peu, il lui était arrivé de modifier fondamentalement son itinéraire habituel. C’est le cas depuis 2013 où il a dû conduire son groupe de mobilité autour du lac Tchad. En effet, la violence liée au groupe Boko Haram a provoqué la mort de trois leaders d’éleveurs dans son groupe en 2012 au Nigeria. C’est pourquoi le mouvement ne s’est pas réalisé à l’échelle du grand groupe cette année (50 cordes seulement au lieu de 90 à 100 cordes d’ordinaire) et les itinéraires de transhumance sont ainsi modifiés dans une stratégie d’évitement de ces risques.
D’autres logiques d’adaptation et de transformation du système familial sont à l’œuvre. Sans remettre en question le modèle familial construit dans ces cinq niveaux d’organisation et de responsabilités, ces évolutions dénotent d’une volonté des pasteurs de s’approprier des espaces économiques et politiques relativement nouveaux pour les sociétés pastorales.
Des formes relativement nouvelles d’action publique ont mobilisé plusieurs groupes de pasteurs peuls pour faire entendre leurs droits dans la région de Zinder. Cette prise de position a consisté à suspendre toute transaction commerciale sur le marché d’une commune jugée hostile aux pasteurs. Différents groupes des sociétés peules mettent en œuvre solidairement des formes d’affirmation et de revendication du respect de leurs droits par la rupture des rapports économiques et sociaux qui les lient à d’autres groupes non peuls, jusqu’à rétablir leurs droits. Ce fait social nommé daangol pulaaku prend de l’importance. C’est la forme la plus visible, parce qu’elle a des conséquences financières importantes et qu’elle implique des interventions d’acteurs institutionnels et étatiques (autorités, forces de sécurité, associations, ONG…) pour son règlement. De fait, en trois mois et demi de boycott, la commune de Gamou a enregistré une baisse drastique de ses recettes, soit environ huit millions de francs CFA de taxes diverses sur le bétail et les produits d’élevage non recouvrés (Djerma et al., 2009).
C’est là une seconde forme de transformation sociale et politique à laquelle participe le groupe Oudah d’Ardo Bandé. Les grands rassemblements des sociétés pastorales de la région de Zinder prennent une dimension nouvelle sous l’impulsion des leaders. Leur objectif est de plus en plus de communiquer sur la condition pastorale et les problèmes économiques et sociopolitiques du développement pastoral, en invitant les autorités et la société civile. Cette stratégie d’ouverture procède d’une volonté d’une meilleure reconnaissance politique des sociétés pastorales et d’une prise de conscience par les autorités des entraves fortes rencontrées dans différents domaines comme le foncier et le droit. Depuis 2000, plusieurs grands rassemblements organisés par les leaders avec l’appui de leurs associations font date dans la région de Zinder.
Dans le souci d’intégrer les changements sociaux et politiques, les questions d’actualité sont présentées et débattues : textes du Code rural, gestion des points d’eau avec la décentralisation, la mobilité et le développement pastoral dans le contexte de la décentralisation, prévention et gestion des conflits, projet de loi pastorale, stratégies pour la santé animale, défense des droits des éleveurs. À travers de tels rassemblements, la cohésion et les liens sociaux se créent et se renforcent entre groupes et, d’une manière générale, entre tous les acteurs pour la promotion des intérêts des sociétés pastorales à travers l’exercice de la citoyenneté.
Plusieurs groupes de pasteurs souhaitent renforcer leur accès à l’éducation et aux services publics. Certains groupes wodaabe sécurisent un ancrage territorial en fonçant un puits par exemple. Quand ils y parviennent, comme à Ganatcha au pied du massif des Koutous, ils s’engagent dans la reconnaissance du village par les autorités de manière à ce qu’un instituteur y soit affecté. Cette tendance à la « villagisation » n’est pas sans poser de problèmes, puisqu’elle vient en contradiction avec la mobilité des familles et induit une dissociation entre mobilité des troupeaux et sédentarisation d’une partie de la famille. Dans le cas du groupe d’Ardo Bandé, la faiblesse de l’ancrage foncier au Nigeria ne permet pas d’acquérir une reconnaissance foncière suffisante. Ailleurs, on observe que l’agropastoralisme contraint adopté par certains pasteurs suite à des pertes de bétail importantes est bien loin de permettre un nouvel équilibre. Ce système agropastoral s’accompagne en effet d’une marginalisation sociale progressive, faute de pouvoir, d’une part, participer à l’organisation de la transhumance et compte tenu, d’autre part, d’une absence de sécurité foncière sur les terres cultivées sur lesquelles ils ont pu provisoirement s’installer pour compenser la perte du troupeau (Bodé, 2010).
Des femmes sont devenues des leaders pour certains grands groupes lignagers de pasteurs transhumants. On peut citer Aï Makama, femme Oudah, qui conduit environ 70 familles sur de grands itinéraires au Niger, au Nigeria et au Cameroun. Elle a participé à tout le processus de concertation et en particulier aux ateliers départementaux et régionaux, notamment sur les pratiques et droits des acteurs (Arzika et al., 2007).
Aujourd’hui plus qu’hier, face aux enjeux fonciers, ce système d’« exploitation familiale pastorale mobile » ne peut se maintenir que par une puissante construction sociale et politique et par des liens sociaux et des alliances sans cesse renouvelés avec les autres groupes. Elle est donc le champ de mise en œuvre de stratégies différenciées dont l’objectif reste pour toutes les populations pastorales, à travers leur dynamisme et leur organisation sociale, de garantir un avenir aux systèmes pastoraux sur lesquels elles ont fondé leurs sociétés. La caractérisation du système de mobilité entreprise tente de rendre compte de ces stratégies et dynamismes des sociétés pastorales face aux défis contemporains auxquels elles doivent faire face, défis sociaux, économiques et politiques sur fond de changement climatique.
Il n’y a pas de système pastoral familial qui ne s’inscrive dans des rapports entre groupes sociaux de pasteurs et avec les sociétés rurales sédentaires. Il y a au moins deux raisons déterminantes qui induisent des relations et des négociations entre groupes sociaux à grande échelle. C’est d’abord le nécessaire accès à l’eau et aux pâturages en zone pastorale, au moment où l’hivernage offre un excellent potentiel alimentaire pour les herbivores. C’est ensuite l’accès à l’eau, aux produits, sous-produits agricoles et au pâturage aérien des terroirs agricoles pour l’alimentation animale (production) en saison sèche et les nécessaires échanges économiques à la fois pour la vente des animaux sur les marchés, la vente du lait, des produits artisanaux… et l’achat des biens nécessaires aux familles (céréales pour l’alimentation, habillement, biens de consommation…). Par ailleurs, les systèmes pastoraux sont totalement intégrés à l’économie marchande. Les animaux ont une valeur qui se réalise sur les marchés et les marchés sont implantés en des lieux géographiques qui constituent les nœuds vitaux des réseaux de mobilité. Au vu de leur productivité et de la qualité des animaux ainsi élevés, l’activité des marchés à bétail est largement dictée par la présence des transhumants.
Face à l’amplification des changements observés, notamment la pression agricole sur les terres pastorales, ce type d’exploitation familiale est-il définitivement condamné à la sédentarisation ? Pendant plusieurs décennies, c’est bien cette option qui a été soutenue par les politiques voyant à travers la fixation des nomades une possible intensification de l’élevage. Depuis une vingtaine d’années, de nombreux travaux ont montré que le pastoralisme mobile fait preuve d’une exceptionnelle vitalité sociale et économique malgré la montée des contraintes. Le groupe d’Ardo Bandé a réussi l’intégration économique et sociale d’un élevage pastoral familial dénué de capital foncier, mais largement contrebalancé par un exceptionnel capital social. Cette insertion sociale et économique, loin d’être définitivement acquise, est une préoccupation permanente de ses leaders, pour qui les scénarios de paix et de prospérité s’inscrivent nécessairement dans la combinaison d’une mobilité assurée et d’un accès à des services sociaux de qualité.
Les revenus dégagés, au-delà d’entretenir les liens et de sécuriser la transhumance, permettent aussi de reconstituer le capital productif par l’achat de génisses sur certains marchés. Les troupeaux augmentent en effectif, mais il faut partager les animaux entre les enfants. De ce fait, le cheptel global est en augmentation, mais la taille moyenne des troupeaux familiaux diminue.
Atmosphère de paix, intenses échanges entre agriculteurs et éleveurs, économie dynamique tant au plan local que national, sécurisation du foncier pastoral constituent autant de facteurs à préserver pour garantir un développement pastoral adapté aux attentes de ces communautés. Largement conscient du handicap généré par la faible intégration de l’éducation et de l’activité pastorale, le groupe aspire pleinement à un accès à des services sociaux éducatifs de qualité. Tels sont les champs sur lesquels les leaders oudah sont mobilisés aujourd’hui pour développer de nouvelles formes d’actions sociales et politiques.