Élodie Valette
La famille agricole ou paysanne a longtemps été analysée localement comme membre d’une communauté située, ce type d’analyse minorant les migrations de travail opérées de longue date pour équilibrer et compléter l’activité agricole, ainsi que leur place décisive dans les systèmes d’activité des ménages ruraux. Les travaux de Hubscher (1985), Duroux (1985), Corbin (1971) notamment ont mis en évidence à l’échelle des régions françaises ces « cycles pluriactifs » qui « éloignent durablement de la terre tel ou tel membre du groupe familial » (Mayaud, 1999). Depuis une vingtaine d’années, du fait des crises agraires d’une part, de la mondialisation des échanges et des moyens de transport et de communication d’autre part, l’échelle de ces migrations s’est étendue, suscitant une amplification des recherches scientifiques sur la question. Depuis le début des années 1990, nombreux sont les travaux qui s’intéressent au développement des migrations régionales ou internationales de travail et à la multiterritorialisation des systèmes d’activités ruraux, et qui démontrent, loin d’une déconnexion entre les espaces et les temporalités de la migration, leur forte articulation et la contribution essentielle de ceux que Kyle (2000) nomme « paysans transnationaux » au maintien et au développement des agricultures familiales locales. Razy et Baby-Collin (2011) soulignent l’apport du terme de « transnational » qui, « échappant à une vision de la migration conçue en termes dichotomiques sur le plan spatial et temporel (…), privilégie le point de vue des acteurs migrants, non plus ici ou là-bas, mais ici et là-bas, entre deux mondes, voire plus, articulés par différents réseaux. » Ainsi Cortès (1998) souligne-t-elle comment « le migrant, loin de vouloir quitter sa terre, élargit son espace de vie en basant sa logique de subsistance sur la complémentarité des lieux et la diversification des activités. » L’investissement n’est plus seulement non agricole, ce qu’il a pu être historiquement et de manière locale, mais est désormais un facteur d’externalisation d’une partie des capitaux humains, contribuant à la création de réseaux et de capitaux sociaux extraterritoriaux. En retour, ces derniers alimentent des flux de savoir-faire, de capitaux physiques et financiers qui contribuent à transformer les systèmes productifs familiaux.
Les trois chapitres regroupés dans cette partie montrent diversement cette place des migrations dans les systèmes d’activités des familles rurales.
Le premier évoque le devenir des petites exploitations familiales minifundiaires du sud andin de l’Équateur confrontée à la fin du xxe siècle à une crise économique inédite, en particulier en milieu rural, et en conséquence à un processus massif d’émigration vers les États-Unis. Comment se transforment-elles, s’adaptent-elles, selon que les émigrations, réussies, ont un impact positif en termes d’amélioration des conditions de vie et d’accumulation de capital, ou que leur échec dégrade ces conditions et précarise encore davantage les familles restées au pays ? L’auteur décrit ainsi de façon très détaillée les modifications d’occupation de l’espace et de la démographie opérées du fait du mouvement migratoire. Notamment, la raréfaction de la main-d’œuvre et l’augmentation du prix de celle-ci produisent, par effet de substitution, une « importation » de main-d’œuvre en provenance des vallées proches et du Pérou voisin, « illustrant de manière éloquente ce processus de hiérarchisation dynamique des espaces économiques à l’échelle du monde ».
À Palo Grande, au Nicaragua, dans un contexte assez proche de celui de l’Équateur, pour inscrire la famille agricole « dans un champ social et spatial large et aux contours mouvants », la situation des familles transnationales est analysée à partir d’une adaptation du cadre SRL : le système familial multilocalisé a l’ambition de caractériser les logiques sociospatiales et temporelles des configurations familiales ; il déploie ainsi les stratégies migratoires à la fois dans l’espace et dans le temps, à travers l’analyse des cycles de vie des familles sur plusieurs générations.
Au Mozambique, dans l’une des zones rurales appartenant à « l’Afrique des réserves de travail », les migrations de travail s’inscrivent dans des temporalités et des espaces différents : elles font partie des systèmes d’activités depuis plus d’un siècle, depuis l’administration coloniale jusqu’à la nouvelle donne de la fin de la guerre civile au Mozambique (1992) et celle de l’apartheid en Afrique du Sud (1994). L’auteur s’appuie sur des entretiens biographiques pour retracer les trajectoires des familles et la place de la migration dans les cycles de vie et les systèmes d’activités, montrant la forte interdépendance des activités et les évolutions du système au fil des ans. Dans ce cas précis, la part de l’activité agricole dans le système d’activités est faible, et ce de longue date, mais son rôle n’en est pas moins essentiel dans la sécurité alimentaire des familles.
Outre l’apport manifeste de ces trois études de cas à l’étude de la multilocalisation des systèmes d’activités, elles soulignent aussi et surtout l’intérêt des approches diachroniques sur le temps long, dimension absente du cadre SRL, et nous invitent à combiner approche spatiale et temporelle en nous penchant sur les « reconfigurations spatiales de la dispersion inscrites dans le temps des cycles de vie » (Cortès, 2011). La dimension plurigénérationnelle notamment des dispositifs migratoires mis en place est une dimension essentielle pour saisir les transformations des configurations des systèmes d’activités agricoles transnationaux.
Sandrine Fréguin-Gresh, Anaïs Trousselle, Geneviève Cortes
Le Nicaragua a connu de profonds bouleversements au cours des trois dernières décennies : insurrections, conflits armés, succession de gouvernements aux stratégies contradictoires, libéralisation et intégration économique, catastrophes naturelles, etc. sont autant d’événements qui ont reconfiguré les agricultures familiales. Dans leurs processus de transformations, les agricultures familiales ont renforcé deux éléments structurels de leurs fonctionnements : la pluriactivité et la mobilité. Aussi, les manières « classiques » d’étudier les agricultures familiales nicaraguayennes se révèlent désormais insuffisantes et il est indispensable de se doter de nouveaux modèles pour les analyser, pour rénover les approches dominantes qui, pendant longtemps, sont restées centrées sur l’ancrage des sociétés agraires dans un territoire unique et sur le caractère exclusif de l’agriculture dans les logiques productives (Sourisseau et al., 2012).
L’objectif de ce chapitre est de proposer une opérationnalisation d’un modèle original, le système familial multilocalisé (Cortez et al., 2014), à partir d’une étude de cas illustrative de certaines agricultures familiales au Nicaragua. Le modèle repose sur le cadre Sustainable Rural Livelihoods (SRL) et se propose de répondre aux questions suivantes : quelle est la nature des liens assurant le fonctionnement de la famille engagée, entre autres, dans l’agriculture ? Qui, en particulier, est impliqué dans les activités sur l’exploitation ? Pourquoi ? Quelles autres activités sont développées ? Dans quels lieux ? Comment s’opère la prise de décision ? Comment sont alloués les capitaux pour que fonctionne le système familial ? Comment se combinent-ils et circulent-ils ?
Nous présentons tout d’abord l’étude de cas, l’agriculture familiale de Palo Grande au Nicaragua et le contexte sociohistorique ayant influencé ses dynamiques agraires. Nous présentons ensuite la démarche, puis exposons les résultats de son application et concluons enfin sur quelques réflexions et perspectives.
La vallée du fleuve Noir se situe entre les plaines du Pacifique et les flancs de montagnes traversant du nord au sud le Nicaragua. Dans sa partie aval se trouve Somotillo, une commune frontalière avec le Honduras. À son extrémité ouest, la communauté de Palo Grande y est renommée pour ses activités agricoles diversifiées : production de maïs, sésame, pastèque, élevage bovin.
Palo Grande est caractérisée par la forte variabilité de sa pluviométrie (entre 1 000 et 3 100 mm de pluies par an, saison sèche marquée de décembre à avril), d’autant que la zone est souvent affectée par des phénomènes climatiques particuliers (ouragans, El Niño).
À Palo Grande, l’espace s’organise autour de quatre zones agro-écologiques : (1) les plaines alluviales de l’ancien lit asséché depuis le passage de l’ouragan Mitch, en 1998, dotées de sols d’excellente qualité agronomique, cultivées toute l’année et pâturées après récoltes ; (2) le lit actuel et ses bourrelets de berge (sols superficiels et fragiles mais fertiles) cultivables en décrue en saison sèche ; (3) la zone d’interfluve de faible altitude (jusqu’à 20-50 m), où les conditions pédologiques sont peu favorables, dont les légères dépressions peuvent être cultivées en saison pluvieuse ; (4) la zone d’embouchure de l’estuaire, inondée en saison des pluies et exploitée comme parcours communs pendant la saison sèche. Les producteurs, selon les types d’agriculture qu’ils pratiquent, ont accès à une ou plusieurs de ces zones.
L’histoire du Nicaragua a marqué l’évolution des recompositions des formes de production à Palo Grande, comme dans le reste du pays (Maldidier et Marchetti, 1996). À la fin du xixe siècle, la région a été progressivement peuplée par des familles pauvres du Honduras. À l’époque, l’exploitation du milieu se faisait par la défriche brûlis pour la culture de vivres (maïs, haricot et sorgho) pour l’autoconsommation (Levard et al., 2000 ; Bernard et Bigourdan, 2001). Les terres ne sont pas appropriées et l’attribution de parcelles se gère communautairement. Dans les années 1910-1920, la population et l’économie croissent grâce au commerce transfrontalier ; des vagues migratoires honduriennes affluent, la monnaie fait son apparition, les terres sont appropriées et l’élevage bovin est introduit (Bernard et Bigourdan, 2001). Une partie des immigrants s’accapare de grandes superficies. Une différenciation s’opère entre deux formes de production : des formes familiales centrées sur la production vivrière qui se maintiennent et des formes capitalistes ou patronales (latifundia aux mains de propriétaires urbains absentéistes, travail sous la forme de colonat) où se combinent élevage bovin et vivres. La stratégie d’accumulation (capital physique et naturel) s’opère depuis les vivres, vers l’élevage, puis vers les acquisitions foncières. Dans les années 1950, comme le montre la figure 5.1, le changement de stratégie politique, inspirée d’un modèle favorisant l’agro-industrie, facilite l’émergence d’une agriculture pour l’exportation (Le Coq et al., 2013). Ceci se traduit par l’introduction de cultures de rente (sésame et coton) et l’accroissement de la superficie cultivée, ce qui consolide la différenciation existante : les latifundia (par ex. l’hacienda Los Lacayos[31] compte plus de 20 000 ha et 7 000 bovins) qui capitalisent rapidement grâce à l’introduction des cultures de rente et les formes familiales qui se marginalisent. Au début des années 1970, 57 % des exploitations familiales occupent moins de 2 % de la superficie cultivée, alors que 0,7 % de latifundia en occupe 44 % (Levard et al., 2000).
La fin des années 1970 et le début des années 1980 marquent une rupture (figure 5.1). Le triomphe de la révolution sandiniste (juillet 1979), après des années d’insurrection, constitue un virage inédit dans le référentiel des politiques. Le gouvernement affiche alors une volonté de créer une nouvelle structure économique et sociale et impose une stratégie centrée sur la « question agraire ». Est créé un ministère du Développement agricole et de la Réforme agraire qui administre le secteur agricole bouleversé par la mise en place de programmes sectoriels et une réforme fondée sur la création de fermes d’État, de coopératives de production (Coopératives agricoles sandinistes, CAS) et de coopératives de crédit et services (CCS) (Merlet, 2002). À Palo Grande, la réforme agraire se traduit par le démantèlement des latifundia et la redistribution de terres à des familles des zones les plus en altitude de la municipalité et à d’anciens ouvriers agricoles des latifundia. Ces bénéficiaires sont organisés en coopératives. Plus d’une quarantaine d’entre elles sont créées sur près de 50 % de la superficie de Palo Grande, fondées sur une forme collective de production (CAS). L’appartenance à des CAS permet d’accéder à des avantages (assistance technique, crédit, projets de coopération), d’introduire des cultures de rente et d’acquérir du bétail. En résulte une autre différenciation : alors qu’émerge cette forme collective, subsistent des formes familiales qui ne réussissent pas à rentrer dans une dynamique d’accumulation économique du fait de superficies réduites, sans accès possible aux meilleures terres. Dès le milieu des années 1980, la situation se dégrade avec l’installation d’une guerre civile menée par les « Contras » qui bénéficient du soutien des États-Unis (1984-1988) et d’un blocus engendrant des tensions et des difficultés importantes. Palo Grande est, de plus, affectée par les conflits : pertes d’hommes et de femmes, déplacements de villages et des populations, vols de bétails et destruction de récoltes.
Au début des années 1990, un processus de réconciliation nationale et le retour des libéraux au pouvoir provoquent des changements. L’État se retire progressivement et l’économie est libéralisée, notamment dans le secteur agricole. Ainsi, les fermes d’État sont privatisées en faveur des anciens combattants des deux bords, d’anciens propriétaires de latifundia et d’acheteurs privés ; les coopératives sont abandonnées à leur sort, alors qu’une contre-réforme se profile (Merlet, 2002). À Palo Grande, ceci se traduit par un climat d´instabilité et d’insécurité. Les coopératives s’effondrent et le foncier, officiellement en tenure collective, se parcellise. Certains préfèrent vendre leur lopin et se retrouvent sans terre. Ne subsistent que des formes familiales de production qui se différencient par la combinaison de leurs systèmes de production. Alors que les moins bien lotis sont cultivateurs de vivres, les anciens bénéficiaires combinent vivres, élevage bovin et cultures de rente. Toutefois, l’agriculture familiale ne suffit plus. Des catastrophes naturelles affectent la région : l’ouragan Mitch en 1998 détourne le fleuve Noir de son lit, réduisant l’espace cultivable ; l’ouragan Félix en 2007 dévaste les cultures ; des sécheresses et des inondations ont lieu à la fin des années 2000. Les départs s’accélèrent vers le Honduras, le Salvador, le Guatemala, le Costa Rica, les États-Unis et l’Espagne. Aujourd’hui, plus de 70 % des familles ont au moins un membre en mobilité (Trousselle, 2012). Les migrations permettent aux familles de se maintenir à Palo Grande en se diversifiant dans la pluriactivité et la multilocalisation.
Figure 5.1. Politiques rurales nationales et dynamiques agraires de la région d’étude.
Dans la suite du chapitre, nous avons choisi d’étudier la forme familiale de production agricole la plus fréquemment rencontrée à Palo Grande, correspondant aux exploitations des familles d’anciens bénéficiaires de la réforme agraire, aujourd’hui pluriactives et multilocalisées, toujours centrées sur l’agriculture.
Selon Sourisseau et al. (2012) : « Le cadre SRL semble adapté à la caractérisation des formes familiales de production agricole, car il se fonde sur la prise en compte des systèmes d’activités agricoles et non agricoles [ce qui constitue aujourd’hui la grande majorité des situations rencontrées au Nicaragua]. Il permet aussi la prise en compte des dimensions marchandes et non marchandes […] et se fonde sur la mise en œuvre de plusieurs types de capitaux dont l’importance dépend des relations sociales, institutions et organisations au sein desquelles les familles structurent leurs stratégies. » Le système familial multilocalisé (SFM) est un modèle issu de ce cadre qui permet de le confronter au terrain.
Pour ce faire, nous nous appuyons sur des travaux récents (Trousselle, 2012 ; 2013 ; Fréguin-Gresh et al., 2012). Les données ont été collectées avec différents outils[32] et systématiquement confrontées à la littérature conceptuelle et contextuelle. Les données récoltées sont qualitatives, parfois chiffrées, mais ne sont pas statistiquement représentatives. Elles sont toutefois illustratives de la réalité telle que se la représentent les personnes enquêtées. En effet, nous avons privilégié une approche en termes de représentations sociales, c’est-à-dire les « systèmes d’interprétation régissant [leur] relation au monde et aux autres [... qui les] guident dans la façon de nommer et définir ensemble les différents aspects de notre réalité de tous les jours, dans la façon de les interpréter, statuer sur eux et, le cas échéant, prendre une position à leur égard et les défendre » (Jodelet, 1989), pour éviter le biais de nos propres représentations et obtenir des informations robustes.
Nous avons mobilisé le cadre SRL pour mettre en évidence la diversité de capitaux nécessaires au fonctionnement du SFM. Les indicateurs permettant de les caractériser peuvent se répartir en cinq catégories définies par Sourisseau et al. (2012) : « Le capital physique comprend les infrastructures et équipements utilisés pour la production de biens ou de services. Le capital financier comprend les actifs monétaires ou physiques mais facilement convertibles, ainsi que l’accès au crédit. […] le capital naturel [renvoie aux] stocks (eau, arbres, qualités des sols, foncier, etc.). Le capital humain renvoie aux caractéristiques de la main-d’œuvre familiale (âge, capacités productives, santé, éducation), auxquelles nous choisissons d’inclure les salariés permanents. Le capital social est ici « [...] l’ensemble des ressources [...] liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance [...]. »
Toutefois, des questions se posent au moment d’opérationnaliser les concepts et de les traduire en données à recueillir et variables à construire. (1) En choisissant de travailler au niveau du SFM se pose la question de l’identification de l’échelle pertinente pour identifier et qualifier la dotation en capitaux. L’individu ? Le sous-groupe familial ? Le groupe élargi ? (2) Comment assurer le passage entre ces échelles ? (3) Comment différencier la dotation en capitaux proprement dite de l’accès permis par l’appartenance à la famille ? (4) Comment scorer les indicateurs permettant de caractériser un type de capital donné et comment les combiner pour attribuer un score à un type de capital ? (5) Comment caractériser les capitaux pour le SFM, alors que certains de ces capitaux sont spécifiques à certaines activités de certains membres ou de certains sous-collectifs ?
Pour répondre à ces questions, nous avons développé une démarche constructiviste, qui se résume en trois étapes comme le montre la figure 5.2.
Figure 5.2. La démarche méthodologique.
Parler de la famille agricole et de son fonctionnement autour d’un SFM appelle des précisions sur la manière dont on appréhende les contours familiaux. En effet, le concept de famille est complexe, multifacette, de facto contextualisé et renvoie à une unité en constante évolution (Lenoir, 2003). D’abord, il s’agit de caractériser la sphère familiale et son fonctionnement (composition et rôles des individus), sa logique sociale (liens et circulations), économique (activités des membres) et spatiale (lieux de réalisation des activités et direction des flux). Il s’agit aussi de comprendre les niveaux de décisions conduisant à la mise en œuvre du SFM. Il faut donc caractériser chaque activité à l’origine et en mobilité (pour des raisons méthodologiques évidentes dues à l’absence des membres qui les mettent en œuvre, les activités en mobilité doivent être traitées à part). Cette caractérisation permet de comprendre la combinaison des activités qui peut être représentée en termes de contribution au revenu total, de temps de travail, d’investissements, ce qui permet d’appréhender différents angles d’analyse. Nous avons choisi d’analyser les décisions par les choix individuels et collectifs « d’être et d’agir » (Sen, 1999) qui s’opèrent en termes de mobilisation des capitaux.
La deuxième étape consiste à identifier et combiner les capitaux nécessaires au SFM. Pour ce faire, il faut identifier des indicateurs qui renvoient à chaque type de capitaux. Nous avons choisi de collecter les informations activité par activité, par individu ou par collectif qui les met en œuvre. Le recours aux représentations sociales nous a permis d’estimer des scores pour certains indicateurs chiffrés (sur une échelle de 1 à 10) et des coefficients de pondération pour chaque indicateur (pour refléter son importance dans la réalisation d’une activité donnée). Nous avons respecté le fait que toutes les activités n’impliquent pas les mêmes individus ou collectifs.
Dans une ultime étape, il faut comprendre la reproduction sociale de la famille pour appréhender les dynamiques de son évolution, en particulier en termes de transmissions de patrimoine et donc, de capitaux. Ce travail est, de loin, le plus compliqué. Pour maintenir dans la durée le SFM, la famille doit s’adapter aux contraintes et opportunités sociales qui se présentent, tout en prenant en compte les libertés individuelles (nouvelles activités multilocalisées) qui elles-mêmes modifient la dotation en capitaux. Les liens qui garantissent la cohésion sociale évoluent aussi, ce qui se traduit par le fait qu’un sous-groupe ne « pèse » pas le même poids dans sa contribution au groupe élargi qui, de plus, est plus que la somme des individus et sous-groupes qui la composent. Ces dynamiques se traduisent en stratégies de reproduction sociale qui dépendent du cycle de vie, d’autant que la recomposition familiale est en perpétuelle évolution (certains meurent, naissent, se marient, se déplacent). Pour résoudre ce défi méthodologique, nous avons sélectionné un cœur d’indicateurs (ayant les coefficients de pondération les plus élevés pour chaque capital) pour lesquels nous avons adopté une approche diachronique des événements clés de l’évolution de la famille (changements du contexte, décès, mariages, naissances, départs en migration, changements de modalités de travail ou d’activité, etc.) et des modalités de transmission de patrimoine dans sa configuration actuelle.
Au Nicaragua, la structure familiale résulte d’une combinaison de l’héritage colonial espagnol et de traditions indigènes (Fernandez Poncela, 1999) : la famille s’organise autour de la figure du patriarche qui exerce autorité et domination sur le reste des membres, prenant les décisions et attribuant les rôles à chacun, et celle de son épouse, son bras droit, qui joue un rôle unificateur, car c’est vers elle que convergent les liens sociaux. La figure 5.3 montre une illustration d’une structure familiale à Palo Grande, avec au centre le couple « patriarche et son épouse » correspondant à la première génération (G1) autour de laquelle gravitent les liens unissant la famille. La famille renvoie alors à un ensemble large de personnes (ou groupe élargi) impliquant trois générations (G1, G2 et G3), parfois quatre (G4) selon l’âge des fondateurs du groupe et la précocité de la reproduction des descendants. Les liens qui font que la famille fait « système » sont multiples et renvoient à des dimensions matérielles (argent – prêts ou remises –, foncier, travail) et immatérielles (décisions, responsabilités, patrimoine, expériences, solidarités, affection, etc.). Nos antécédents de recherche montrent qu’il est possible de subdiviser le groupe élargi en sous-groupes familiaux. En effet, plusieurs sous-unités peuvent vivre sous un même toit et constituer un foyer (incluant plusieurs générations). Le SFM se définit aussi par sa dispersion spatiale : sur des distances variables, plus ou moins longtemps, les membres mobilisent individuellement ou collectivement plusieurs lieux où ils développent différentes activités (figure 5.4). L’hypothèse est que la cohésion familiale est assurée par les liens et circulations qui articulent la famille au sein d’un espace socio-spatial qu’il faut définir. La sphère familiale, composée de plusieurs groupes (qui correspondraient à des unités nucléaires) à géométrie variable dont les membres sont dispersés, est donc l’unité d’observation qui fait sens pour notre étude. Nous en délimitons les contours sur quatre générations, car c’est à cette échelle que fonctionne l’exploitation agricole.
Figure 5.3. Les contours d’une sphère familiale illustrative des SFM à Palo Grande, formée de groupes familiaux multilocalisés, dont certains membres sont impliqués dans l’agriculture.
Les niveaux de gris représentent les générations d’individus présentes dans chaque groupe familial.
Au sein de la famille, les rôles sont identifiés selon l’âge, le genre, le statut marital et, dans certains cas, le rang de naissance de chaque membre. Seuls certains participent à l’activité agricole : les hommes adultes mariés (G1, G2) prennent les décisions[33] (G1 pour l’élevage, G2 pour les cultures) et gèrent avec le travail familial (rémunéré ou non) la production et la vente ; les épouses (G1, G2) aident aux travaux des champs, à la traite, à la fabrication du fromage, en plus des tâches domestiques et d’une activité indépendante (vente de détail, fabrication et vente de pain) dont elles sont responsables ; les jeunes fils (les aînés de la G3 et G4 ayant fini le secondaire) aident aux champs et gardent les troupeaux : ils sont responsables de la traite et de la vente du lait ; les jeunes filles et les petits (G3, G4) aident aux tâches ménagères et aux champs lors des pics de travail.
Figure 5.4. Les liens entre membres au sein de la sphère familiale.
Un niveau de proximité sociale faible signifie des liens existants faibles et une quasi absence de circulations ; un niveau moyen veut dire qu’il existe des liens, une circulation et des échanges réguliers. Un niveau fort indique une diversité des liens et des circulations et une forte intensité des échanges réguliers.
Les activités s’organisent dans des collectifs aux contours complexes : en effet, pour l’élevage bovin, les troupeaux sont regroupés pour leur conduite au niveau de la sphère familiale, alors que l’accumulation en têtes ou la vente des animaux et du lait s’opère au niveau d’un groupe ou de certains individus (impliquant le plus souvent le patriarche) ; pour les cultures, les activités sont exclusivement réalisées par sous-groupe voire individuellement par certains membres (les pères de famille), mais il arrive qu’il y ait des circulations de foncier au sein de la sphère ; enfin, les activités non agricoles (activités indépendantes et en mobilité) ne concernent que certains individus, de manière individuelle, mais leurs conséquences (en termes de circulations de remises et de transferts de décisions, de responsabilités, d’expériences, etc.) sont à raisonner au niveau de la sphère familiale. C’est donc à ces différentes échelles, interdépendantes, évolutives, qu’il faut travailler et raisonner les capitaux. Ceci permet d’identifier les différents niveaux de fonctionnement de la famille qui reflètent l’existence de « capabilités » collectives (Ibrahim, 2006). À Palo Grande, un individu ou un sous-groupe peut accéder à des capitaux qu’il ne détient pas au sein du groupe élargi : capitaux physiques (foncier), naturels (autres zones agro-écologiques), sociaux (entraide et échanges de travail), humains (connaissances techniques et expériences) ou financiers (prêts à des taux préférentiels) permettent alors de maximiser le bien-être personnel et celui du collectif.
À Palo Grande, l’agriculture familiale peut ainsi être envisagée comme une « forme d’organisation de la production agricole regroupant des exploitations caractérisées par des liens organiques entre la famille et l’unité de production et par la mobilisation du travail familial excluant le salariat permanent. Ces liens se matérialisent par l’inclusion du capital productif dans le patrimoine familial et par la combinaison de logiques domestiques et d’exploitation, marchandes et non marchandes, dans les processus d’allocation du travail familial et de sa rémunération, ainsi que dans les choix de répartition des produits entre consommations finales, consommations intermédiaires, investissements et accumulation » (Bélières et al., 2013). L’existence de liens étroits entre la sphère sociale et la sphère productive régit les logiques familiales. Notons toutefois que les familles sont insérées dans une communauté où il existe des circulations (dont de travail avec compensations) qui permettent une redistribution dans un contexte de pauvreté, avec présence de populations « sans terre ».
La forme d’agriculture familiale étudiée met en œuvre un système de production agricole fondé sur : (1) des systèmes vivriers essentiellement destinés à l’autoconsommation familiale (maïs) et d’autres systèmes de culture pour la vente (sésame, pastèque) ; les cultures sont pluviales, toutes pratiquées sur les plaines alluviales et le lit majeur ; (2) des systèmes d’élevage bovin extensifs en terre et peu performants d’un point de vue technique, dont les produits (caillé, lait) sont vendus localement et autoconsommés. S’ajoutent à cela d’autres activités hors exploitation : salariat agricole, auto-emploi (vente de détail), salariat (activités diverses en mobilité qui dépendent du type et de la forme de mobilité). La figure 5.5 représente la combinaison d’activités multilocalisées d’une famille illustrative de la réalité agraire de Palo Grande.
Figure 5.5. Les activités multilocalisées de la sphère familiale, combinées en pourcentage de contribution au revenu total.
La distribution des activités en termes de génération de revenu et d’occupation en temps de travail a été estimée par les enquêtés lors d´un focus group. Ces résultats ont été confrontés à ceux obtenus dans les entretiens semi-directifs au niveau d’une sphère familiale donnée.
Pour mettre en œuvre le SFM, les capitaux suivants sont nécessaires.
Le capital humain renvoie à la main-d’œuvre familiale à la base du système de pluriactivités multilocalisées. Nous l’avons décliné en quatre indicateurs principaux :
la composition du sous-groupe familial (2 à 4 générations, composé de 1 à 6 hommes adultes, 1 à 6 femmes adultes, 1 à 3 adolescents de 16 à 19 ans, 1 à 10 enfants de moins de 15 ans et 1 à 3 enfants de moins de 3 ans). Notons que le ratio d’activité à Palo Grande est élevé, 1,64, en raison de la présence de nombreux enfants et handicape le capital humain familial ;
le niveau de formation (école, connaissances techniques) : dans notre échantillon, le niveau d’éducation scolaire est faible pour la G2 (peu éduqué – école primaire – ou pas alphabétisé), s’améliore pour la G3 (les adolescents sont enrôlés jusqu’en secondaire ; toutefois, les adultes de la G2, grâce à leur participation à des coopératives, ont bénéficié de formations techniques, indispensables à la réalisation de certaines activités pour lesquelles un niveau de technicité est requis, comme pour les cultures de rente) ;
l’expérience acquise pour une activité donnée, qu’elle reflète un apprentissage (au cours d’une expérience migratoire ou par la transmission de connaissances au sein de la famille) ;
leurs aptitudes particulières qui jouent un rôle dans la mise en œuvre de l’activité (capacités de gestion, d’épargne) qui peut résulter de leurs traits de caractères comme des expériences passées. Notons que tous les membres mentionnés lors les entretiens sont inclus dans le capital humain de la famille, y compris les absents (en mobilité).
Le capital social se réfère aux relations sociales entre les individus et les sous-groupes et à celles entretenues à des niveaux suprafamiliaux (réseaux, organisations professionnelles, etc.). Nous avons retenu les indicateurs suivants pour le caractériser :
l’existence d’échanges de travail avec compensation financière au sein et en dehors du clan ;
sans compensation financière ;
la force des liens familiaux entre individus au sein d’un groupe familial donné et au sein du clan ou du moins entre les sous-groupes. Il s´agit d´évaluer des situations de rupture ou de proximité relationnelle au sein de la famille ;
la participation à une coopérative de certains membres de la famille.
Le capital naturel renvoie aux terres de l’exploitation, selon leurs conditions agro-écologiques (cf. section « La région de l’étude ») :
la superficie en plaines alluviales en propriété (0 à 14 ha/sous-groupe) ;
la superficie au niveau du lit majeur et des bourrelets de berge en propriété (0 à 10 ha/sous-groupe) ;
la superficie dans la zone d’interfluve en propriété (0 à 14 ha/sous-groupe) ;
le droit d’accès aux parcours communs de l’embouchure ;
la distance entre les pâturages de la zone d’interfluve et un point d’eau pour l’abreuvement du troupeau (0 à 3 km).
Le capital physique renvoie aux indicateurs suivants :
la superficie cultivée totale, sur les trois cycles de culture (moins de 3 ha/sous-groupe) ;
la taille du troupeau en nombre de vaches (0 à 20), de taureaux (0 à 2), de bœufs (0 à 2), de génisses et de veaux (0 à 20) ;
la détention d’une source d’eau individuelle ;
la détention d’infrastructure ou de matériels spécifiques (0 à 2 corrals, 0 à 1 pulvérisateur, 0 à 1 charrette, 0 à 1 araire pour le labour).
Le capital financier, qui se compose des actifs monétaires ou capitalisés par la famille, a été appréhendé de la manière suivante :
la capacité d’autofinancement, estimée par un indice[34] qui rend compte de la capacité à assumer les coûts d´une activité grâce aux revenus générés par le SFM (1 à 15) ;
l’accès à des crédits ou prêts dans le groupe élargi ;
le niveau de diversification, estimé par l’index de Herfindahl Hirshmann[35] (0,5 à 0,9).
La figure 5.6 montre que les combinaisons de capitaux des groupes d’une sphère familiale mettant en œuvre un SFM « type » varient fortement, tout comme les activités développées au sein de ces unités. La distance d’une combinaison de capitaux d’un groupe donné à la sphère illustre la force des liens qui unissent le groupe au reste de la famille et sa contribution dans la pondération des capitaux[36] au niveau de la sphère familiale. Les drapeaux renvoient à la mobilité et aux lieux de résidence des individus. Les groupes ont généralement une activité en mobilité, ce qui confirme nos antécédents montrant son importance et le fait qu’elle n’entraîne pas de rupture au sein de la famille : ce n’est pas parce que les membres d’un groupe sont plus dispersés spatialement que ceux d’un autre que sa contribution socio-économique à la famille (capitaux humains, sociaux, financiers) est moindre. Au contraire.
Figure 5.6. Combinaison de capitaux à plusieurs niveaux (sous-groupes et groupe élargi).
Comme déjà rappelé, la combinaison au niveau du groupe élargi (au centre de la figure 5.6) est plus que la somme pondérée des capitaux de chaque sous-groupe : elle reflète la mise à disposition pour le collectif, incluant les circulations au sein de la sphère familiale et les capacités des individus organisés en collectif à tirer parti d’un capital physique limité (scoré à 4,5 pour le groupe élargi, à cause de la moindre disponibilité en terres disponibles, même lorsqu’elles sont mises en commun au niveau des pâturages de la zone d’interfluve et de la taille limitée des troupeaux aux faibles performances), de ressources naturelles fragiles et sous fortes contraintes agroclimatiques (capital naturel relativement faible, scoré à 4,1) et à valoriser un capital humain élevé (scoré à 6,4, toutefois limité par le faible niveau d’éducation et le ratio de dépendance élevé) et un capital social important (scoré à 8) qui est le reflet de la forte cohésion au sein de la famille. Le capital financier (scoré à 6,5) quant à lui renvoie aussi à la cohésion familiale (prêts), à l’histoire agraire (coopératives) et à une capacité d’autofinancement permise par la mise en œuvre de certaines activités rentables (élevage bovin, cultures de rentes, salariat en migration). Notons que si le capital financier ne repose pas sur les circulations associées à la migration, ces dernières assurent une stabilité (difficilement chiffrable) qui permet de cultiver toute l’année, donc de diversifier les activités de l’exploitation agricole et ainsi réduire sa vulnérabilité.
La démarche et les analyses présentées dans ce chapitre reposent sur une mise à l’épreuve par le terrain du cadre SLR opérationnalisé par un modèle en termes de SFM. Selon nous, cette approche nous permet d’appréhender de manière systémique la complexité du fonctionnement de la famille agricole au Nicaragua qui, au-delà de l’exploitation familiale, le pilier du SFM, se déploie dans l’espace et diversifie ses activités hors exploitation et hors agriculture.
Les analyses offrent un constat : la nécessité de désancrer la famille agricole de son territoire et d’incorporer d’autres activités au système de production agricole pour l’inscrire dans un champ social et spatial large et aux contours mouvants. Toutefois, ils montrent aussi qu’il est difficile de discuter les transformations du caractère familial de la forme d’agriculture retenue. En effet, si nos résultats confirment le caractère familial du système d’activités (dont agricoles) multilocalisé, la prise en compte des dynamiques est complexe et la démarche ne l’a que partiellement appréhendé. En effet, l’analyse ne permet pas de discuter le caractère contraignant de l’agriculture familiale pour les générations 3 et 4 (autonomie financière, prise de décision, responsabilités confiées, etc.), ainsi que de capter les changements possibles dans les relations intergénérationnelles que génère la multilocalisation (transmission de patrimoine, héritage, etc.). Élargir l’analyse à la pluriactivité et à la multilocalisation nous invite à reconsidérer le fonctionnement de l’unité d’observation sociale et économique, dans le temps et l’espace, ce qui renvoie à de vrais défis méthodologiques.
Nos résultats ne nous permettent pas d’estimer les performances économiques du SFM étudié. Toutefois, notre démarche nous a permis d’estimer grossièrement les revenus que peut générer un sous-groupe familial au sein du SFM étudié. Avec moins de 800 USD annuels par personne et près de 70 % de ce revenu provenant de l’exploitation agricole (Trousselle, 2013), le système permet à peine de dépasser le seuil de pauvreté relative de 2 USD par personne et par jour. Toutefois, les familles de Palo Grande recherchent des solutions pour améliorer leurs conditions de vie, qui continuent de se dégrader. La création d’emplois en milieu rural est insuffisante (Grigsby Vado et Perez, 2007) et les migrations sont risquées et incertaines, d’autant que la crise favorise le chômage et la précarisation des conditions de travail. La multilocalisation n’est pas non plus sans risque pour la cohésion sociale. Toutefois, les perspectives dans l’agriculture, même dures, sont les options les plus sûres à l’épreuve des expériences passées. Aujourd’hui, les familles souhaiteraient s’unir autour de projets fédérateurs. Il est question de lancer un élevage de crevettes dans l’estuaire. Pour le développer, la seule voie d’avenir pour les familles de Palo Grande est la « coopérative familiale » : « Pourquoi travailler avec d’autres quand on connaît déjà ses parents, ses frères, ses sœurs, ses fils et ses neveux ? » nous dit un producteur. La tendance est à la consolidation des liens et au développement de formes de production collectives, toujours centrées sur la famille, qui reste la meilleure garantie pour faire un peu à partir de pas grand-chose.
Michel Vaillant
Exploitation minifundiaire des Andes australes de l’Équateur… À l’énoncé de cette forme familiale de production agricole n’a-t-on pas tôt fait d’imaginer des paysans indiens, vêtus du poncho traditionnel, arc-boutés sur un araire ouvrant des billons serrés à flanc de montagne pour en extirper des tubercules aux formes, aux couleurs et aux saveurs diverses et variées ? À moins que ne surgisse d’abord l’image de ces femmes qui, portant mante épaisse à fond uni (wallkarina) sur leurs épaules et jupe finement taillée (pollera) jusqu’aux chevilles, mènent, sur des sentiers étroits et escarpés, un petit troupeau ovin jusqu’aux froides pelouses d’altitude régulièrement plongées dans les brumes ?
On aurait peine à imaginer que la petite agriculture familiale, telle qu’elle est pratiquée de nos jours dans cette région du monde, repose pourtant sur des « moyens d’existence » (livelihoods) qui mettent en jeu des lieux, des métiers, des ressources, des valeurs, des institutions, etc., débordant très largement la seule sphère agricole et l’espace physique qui serait circonscrit à la seule communauté d’origine. Car cette forme familiale de production agricole tient aussi de la figure du paysan (sans signes d’indianité apparents) maniant la truelle sur un édifice en construction, dans un quartier florissant de la ville états-unienne de New York ; et peut parfois renvoyer à la scène dramatique d’un garde-côte centraméricain remontant à la gaffe, sur le ponton du patrouilleur, le corps inerte d’un paysan parti chercher un emploi aux États-Unis d’Amérique…
À la fin du xxe siècle, les événements se nouent et se renforcent mutuellement (phénomène El Niño, propagation de la crise « asiatique » au sein du système financier équatorien libéralisé, faillite du système bancaire national), plongeant l’Équateur dans la plus grave crise de son histoire républicaine : poussée du chômage, appauvrissement de la population (en particulier rurale), creusement des inégalités de revenu, perte de souveraineté monétaire (dollarisation de l’économie), forte instabilité politique et, corollaire, un mouvement migratoire sans précédent vers l’étranger. Que devient alors la petite exploitation familiale minifundiaire du sud andin de l’Équateur dans ce moment de crise – moment que nous dénommerons iony, du sigle du groupe de mots « I ♥ New York » inscrit sur les autocollants des pare-chocs de voiture (Kyle, 2000), renvoyant de la sorte à l’un des lieux privilégiés de destination des émigrés équatoriens : les États-Unis d’Amérique ? Comment se transforme-t-elle selon que le processus migratoire vire à l’échec (expulsion du pays de destination, noyade en haute mer…), tourne à la réussite (amélioration des conditions matérielles d’existence, accumulation de capital…) ou que cette opportunité ne peut tout simplement être saisie ? Les changements qui s’opèrent au sein des livelihoods sont-ils de taille à modifier en profondeur le sens et les finalités de l’activité agricole, les rapports entretenus avec le milieu et le développement de la région d’origine ? Gray (2008) aborde ces questions dans l’extrême sud andin de l’Équateur, en partant d’un cadre SRL « classique » (Scoones, 1998 ; Ellis, 2000). Cette manière d’observer la réalité le conduit à défendre la thèse selon laquelle, malgré d’intenses mouvements migratoires et des flux importants d’argent en provenance de l’étranger, l’agriculture familiale de cette région ne souffrirait pas de changements drastiques. Le concept de système d’activité – qui partage certains points communs avec le cadre SRL revisité (cf. introduction de l’ouvrage) – est ici mobilisé pour traiter les mêmes questions, mais dans le cas de la haute vallée du Cañar : un « pays » (Lizet et de Ravignan, 1987) éminemment agricole, abritant une population majoritairement indienne et pauvre (~ 95 % en milieu rural) parmi les plus affectées par l’émigration (Herrera et al., 2012). Sans négliger les conditions socio-économiques et bioclimatiques propres à chaque région, nous partons de l’hypothèse (qui prend le contre-pied de la thèse de Gray) qu’au sein d’une paysannerie rapidement allégée d’une part substantielle de ses effectifs, il n’est pas déraisonnable de penser que la petite exploitation minifundiaire connaisse de profonds changements, car historiquement fondée sur un usage intensif de main-d’œuvre (Golte, 1987). Mieux, ces changements, de par la pluralité et la diversité des liens qui s’enchevêtrent de manière inextricable et à différentes échelles, s’accompagneraient d’une recomposition rapide et conséquente des espaces agraire, social et économique de la haute vallée du Cañar.
Située juste sous l’équateur, la haute vallée du Cañar présente un profil de pentes et de replats chahutés par la tectonique. Influencée par l’altitude (2 350-4 450 m), la diversité des conditions géomorphologiques et édaphiques est à l’origine de l’étagement de trois écosystèmes distincts, diversement mis en valeur :
des terrasses superposées en escalier (formant le bas-pays, écosystème intensément cultivé), majoritairement recouvertes d’une végétation herbacée comprenant une grande variété de plantes, au premier rang desquelles figurent des graminées irriguées (destinée à l’alimentation de bovins laitiers) et des céréales cultivées en « pur » (blé, orge) ou associées (maïs) au haricot et à des cucurbitacées dans des champs emblavés et parfois contigus à des parcelles de tubercules et de légumineuses (pois) ;
une corniche disséquée, à rupture de pente différentielle, constituant une unité de paysage dominée par de larges mosaïques de prairies et de petits champs de tubercules avec, par endroits, une lande récente suggérant l’enfrichement. Cette corniche s’intercale entre le bas-pays et ;
des plateaux d’altitude sculptés par les glaces et recouverts d’une végétation à graminées, basse, dense et typique des Andes septentrionales : les páramos. Ils sont percés d’un chapelet de lagunes alimentant un réseau hydrographique organisé autour du Cañar, torrent qui entaille profondément, et avec une très grande netteté, la cordillère occidentale pour aller se jeter dans l’océan Pacifique.
Le souci de privilégier la mise en évidence et la caractérisation des multiples relations qui lient l’événement migratoire et les transformations récentes de l’exploitation minifundiaire invite à mobiliser le concept de système d’activité, entendu comme un « ensemble dynamique et structuré d’activités en interaction mises en œuvre par une entité sociale donnée en mobilisant des ressources disponibles dans un environnement écologique et social donné » (Gasselin et al., 2012). Ce concept s’applique ici à un ensemble de familles nucléaires qui disposent d’une même gamme de capitaux et pratiquent une combinaison similaire d’activités. Il permet d’appréhender l’organisation au sein de la famille comme une combinaison spécifique d’au moins deux activités, dont l’une d’entre elles correspond à une production, animale ou végétale, considérée dans son acte de production initial. Ceci étant, l’intérêt porte moins sur les activités constitutives du système que sur les interactions qui s’établissent entre elles, la manière dont elles sont conduites et les conditions socio-économiques dans lesquelles elles sont mises en œuvre. Le concept partage avec le cadre SRL revisité le soin apporté à : (i) inventorier les capitaux/ressources et saisir leurs modalités d’accès et (ii) décrire les diverses activités économiques (« extérieures » à l’exploitation agricole, créatrices de biens et de services susceptibles d’être échangés sur un marché ou non) pratiquées par les familles, afin de saisir leurs logiques de reproduction et d’accumulation. Il s’en distingue par le souci : (i) d’analyser l’activité par l’examen des pratiques (ibid.), (ii) de s’enfoncer dans l’histoire pour en repérer les discontinuités majeures et (iii) de garder à l’esprit la dynamique d’emboîtement des échelles spatiales, dans la mesure où « ce qui se passe à un niveau donné dépend en effet du fonctionnement de niveaux plus englobants, et retentit de la même façon sur les niveaux d’ordre inférieur » (Milleville, 2007).
Accordant la primauté au terrain, la méthode employée compte une série d’étapes où les observations in situ du chercheur, la conduite et l’interprétation de dialogues noués avec les familles paysannes nourrissent une succession de modélisations. La première tient du zonage du paysage, un exercice de modélisation par l’observation destiné à caractériser les divers modes d’exploitation et de mise en valeur des écosystèmes étagés constitutifs de la haute vallée du Cañar. L’observation porte aussi sur la description des dimensions matérielles et organisationnelles de l’espace (aménagement physique, distribution et type d’habitat, rapports sociaux et institutionnels…). En convoquant la mémoire des anciens, le dialogue avec des scientifiques contemporains (historiens, archéologues, anthropologues) et la consultation de la littérature, la seconde modélisation séquence l’histoire pour rendre intelligible l’enchaînement des faits majeurs à l’origine de l’exploitation minifundiaire indienne du haut-Cañar d’aujourd’hui. La troisième consiste en la modélisation du fonctionnement technico-économique du système d’activité mis en œuvre par les familles à la tête de cette forme contemporaine de production agricole, en fonction du rapport qu’elles entretiennent avec le fait migratoire :
les jeunes ménages qui sont restés au pays, faute d’avoir pu réunir les conditions du départ ou d’avoir réussi dans leur tentative, bien plus rarement par choix (existence d’alternatives locales) ;
les familles transnationales (Cortes, 2011) au commencement, dont le chef a récemment émigré (˂ 2 ans) ;
les familles dites monoparentales, au sein desquelles l’émigration a viré à l’échec (veuvage, divorce, incarcération à l’étranger…) sans accumulation préalable de capital ou d’agrandissement de l’exploitation agricole, la femme se retrouvant dès lors seule au pays à devoir subvenir aux besoins de sa famille ;
les familles transnationales dites « iony stabilisées » au sein desquelles le mari émigré, absent depuis plusieurs années (˃ 5 ans), procède à des transferts réguliers d’argent.
Directement reliées aux processus techniques, les performances économiques des systèmes d’activité mis en œuvre par ces quatre catégories de familles ont été évaluées. Pour ce faire, nous avons conduit, entre janvier et octobre 2008, 44 entretiens compréhensifs conçus autour d’axes thématiques préalablement établis qui incluaient tout particulièrement le rapport au fait migratoire, la nature des activités pratiquées et le temps de travail qui leur est consacré, ainsi que les dotations différenciées en capitaux (Ellis, 2000). Celles-ci, pondérées à dire d’expert, ont fait l’objet d’une modélisation utile pour représenter, puis comparer, le poids de chacun des cinq types de capitaux (naturel, humain, social, physique et financier) mobilisés par les familles dans la conduite de leur exploitation agricole minifundiaire d’une part et dans les activités « extérieures » d’autre part.
À l’époque précolombienne, la puissante ethnie cañari installée dans la haute vallée édifia des constructions sociales complexes et des institutions efficaces afin de valoriser la grande diversité des conditions bioclimatiques résultant de l’étagement altitudinal (Oberem, 1981). La fine organisation du chevauchement de cycles agricoles pratiqués sur des étages distincts permit la diversification des productions végétales, l’échelonnement des périodes de travail tout au long de l’année (usage optimal de la force de travail disponible) et la minimisation du risque de récoltes nulles ou faibles (Golte, 1987). C’est ainsi que les terrasses « naturelles » du bas-pays devinrent très tôt terroir du maïs (cultivé au sein de complexes systèmes de culture associant légumineuses et cucurbitacées), tandis que la corniche et les hauts reliefs tabulaires servirent de réserves de chasse, de pêche, de bois de chauffage et de construction, d’herbes médicinales, etc. Les Espagnols (après une courte présence inca) déstructurèrent l’organisation précolombienne pour mettre en œuvre un type d’agriculture se rapprochant de celui à jachère et à culture attelée légère de l’Europe méditerranéenne de l’époque : peu exigeant en travail, ce type d’agriculture spécialisée associait des élevages (bovins et équins) pastoraux en corniche et sur les páramos à la culture pluviale du blé au bas-pays. Les Indiens, estourbis de corvées et d’impôts, cantonnés sur un espace tout juste suffisant pour – en principe – satisfaire leurs besoins essentiels, s’efforcèrent de maintenir une agriculture vivrière diversifiée associant des espèces animales et végétales d’origine locale à des espèces importées par les Espagnols. Ce système agraire, dual, résolument ouvert, s’est maintenu sans modifications substantielles jusqu’au milieu du xxe siècle, les élites créoles se substituant à l’administration coloniale après l’Indépendance (1822). De cette histoire coloniale et républicaine naît une forme familiale emblématique de production agricole : l’exploitation familiale indienne minifundiaire.
Jusque-là, la haute vallée du Cañar, riche de ses potentialités agro-écologiques et de sa position relativement privilégiée dans l’espace national, constitua une petite région très convoitée et un important carrefour d’échanges (facilités par le remarquable axe de circulation que constitue le torrent Cañar). Mais avec les politiques mises en œuvre à partir des années 1960 (celles d’industrialisation par substitution d’importations puis néolibérales), elle perdit beaucoup d’un coup, notamment sa fonction de grenier à blé (avec la concurrence nord-américaine) et sa place, dans l’espace national, en tant que point de passage entre le littoral et Cuenca (avec la fin du rail et l’essor de tracés routiers concurrents). Ces politiques, contraires aux intérêts d’une paysannerie pourtant délivrée du carcan de l’hacienda (Barsky, 1984), mirent à nu la faible productivité du travail agricole dans une montagne du « tiers-monde » mise en concurrence avec d’autres régions de la planète autrement plus productives. Ces politiques ne mirent pas non plus fin au minifundisme, du fait de réformes agraires timides (Cueva, 2003) et d’un accroissement démographique soutenu. Quelques familles mieux dotées en capitaux (social notamment) parvinrent bien à tirer parti de ces réformes : elles accrurent la taille de leur exploitation, formant ensemble un front fourrager avançant sur la corniche dans le but de produire du lait, une orientation agricole prise plus tôt par les grands domaines fonciers en cours de démantèlement. Mais pour les familles indiennes minifundistes, il s’agit d’ajuster leurs pratiques agricoles aux exigences du marché. Pour réduire le temps passé sur l’exploitation – dont le revenu souffrait d’une baisse tendancielle des prix agricoles réels (García Pascual, 2006) et de la permanence d’un outillage manuel – et l’affecter à des activités « extérieures » rémunérant davantage le travail, ils simplifièrent leur système de polyculture-élevage diversifié : réorganisation des successions culturales par un processus de sélection des espèces (abandon de celles trop exigeantes en travail, à croissance lente ou sans débouché commercial au profit d’espèces valorisant davantage les espaces libérés), affranchissement des obligations collectives (fin de l’assolement réglé, attribution d’usufruits individuels permanents), adoption de nouvelles pratiques agricoles faisant moins de cas des processus biologiques (raccourcissement de la durée de la friche herbeuse, emploi croissant d’intrants de synthèse, substitution du capital au travail). C’était le temps des migrations circulatoires (Cortes, 2008) organisées entre la haute vallée du Cañar et les bassins d’emploi de l’Équateur (vastes bananeraies et complexes sucriers du littoral pacifique, chantiers de construction des villes en pleine expansion).
Puis survint le moment iony. Sans ressources minières à exploiter ni d’industries autres que l’industrie laitière, éloignée des grands centres de consommation nationaux et internationaux, la haute vallée du Cañar franchit un nouveau palier dans son intégration à la mondialisation (Dollfus, 2007) : elle poursuivit sa spécialisation dans les productions pour lesquelles elle disposait d’avantages comparatifs, à savoir la production laitière (destinée au marché intérieur, protégé de la concurrence étrangère par des barrières douanières), d’une part, et la main-d’œuvre abondante et à bas coût qu’elle exportait dorénavant à l’étranger, d’autre part. Des centaines de paysans partirent chercher un emploi, pour bon nombre d’entre eux aux États-Unis, empruntant pour ce faire le réseau migratoire édifié trente ans plus tôt par la bourgeoisie chapelière de Cuenca (berceau de l’émigration équatorienne) sur les ruines du circuit commercial du chapeau de paille toquilla, le si mal nommé chapeau panamá (Palomeque, 1990 ; Kyle, 2000).
Lorsqu’advient le moment iony, les jeunes ménages, qui sont (le plus souvent) contraints de rester au pays, mettent en œuvre, au sein de leur exploitation minifundiaire, des systèmes de polyculture-élevage diversifiés, organisés de manière à ce qu’ils procurent la majorité des denrées nécessaires à la satisfaction de leurs besoins essentiels : sur la corniche, deux cycles de tubercules andins précèdent un pâtis exploité par un petit troupeau bovin/ovin à finalités mixtes ; aux abords des habitations, une basse-cour (quelques cobayes et poules pondeuses, un porc d’engraissement) et sur les terrasses du bas-pays, une chacra andina qui fournit céréales (maïs, orge, blé), légumineuses (pois, haricot associé au maïs, fève) et cucurbitacées (courge de Siam, courge musquée, concombre grimpant).
Cette unité de production agricole tire son existence du complexe tramage de rapports sociaux légués par l’Histoire. Ne disposant pas de terre en propre, l’accès à cette dernière dépend de la situation des exploitations mères auxquelles ces unités restent étroitement liées et, bien souvent, de leur appartenance à la communauté pour exploiter un lopin en usufruit sur les communaux. Ils travaillent en métayage les champs de leurs parents et beaux-parents, d’affins et/ou de voisins, et dépendent de ces derniers pour l’affouragement de leur petit troupeau mixte. Ils sont presque systématiquement chargés de la conduite du troupeau de leurs aînés et participent très régulièrement aux tâches jalonnant le calendrier agricole de la ou des exploitations mères. Ils le font en échange de l’accès au capital naturel (ressources fourragères, terre, eau…) et d’une rémunération en nature (une portion de la récolte – ración – estimée par les propriétaires selon la quantité de travail apportée). Ceci étant, la précarité foncière est de mise car les soles de leur exploitation minifundiaire ne sont figées ni dans le temps, ni contenues dans l’espace : elles peuvent ne pas être les mêmes d’une année à l’autre, en fonction des choix de cultures et des rotations pratiquées par les propriétaires fonciers. Les jeunes ménages au pays se trouvent dès lors contraints d’activer leur capital social (liens de parenté et d’affinité, adhésion à la communauté) de façon à reconstituer, même temporairement, une unité de production de taille suffisante pour assurer leur sécurité alimentaire. Cette sécurité, qui ne se raisonne pas à la seule échelle de l’exploitation agricole, implique de pouvoir compter sur le soutien de ses proches en cas de coup dur et, plus généralement, de disposer d’un collectif suffisamment large et immédiatement disponible pour ajuster, le cas échéant, leur calendrier de travail. Si subsistent encore de nos jours des modalités d’organisation de la production héritées du passé (usufruit d’un lopin individuel sur les communaux, entraide, al partir entre générations, mise en commun des moyens de production), c’est d’abord parce qu’en dépit des contraintes qu’elles génèrent, elles constituent des formes de protection collectives – efficaces au regard des conditions socio-économiques dans lesquelles ces familles minifundistes opèrent – qui permettent de « tenir ensemble ».
Ceci étant, la satisfaction de leurs besoins résulte de la combinaison de la polyculture-élevage avec des activités exercées à temps partiel procédant bien souvent, ici aussi, de capitaux dont disposent leurs ascendants (savoirs et savoir-faire, réseau social, équipements que l’on emprunte, etc.) ou de l’épargne des migrants : couture, première transformation de produits agricoles (jus d’agave, sauce de graine de courge), négoce de détail pratiqué certaines fins de semaine, emploi d’apprenti-maçon sur les chantiers de la haute vallée pour la construction des habitations des migrants, participation rémunérée aux travaux collectifs pour le compte de familles membres de la communauté, bref toutes activités rendant manifeste la recherche d’optimisation de l’emploi de la main-d’œuvre sur l’année (figure 6.1).
Figure 6.1. Diversité des activités pratiquées et part de la main-d’œuvre affectée à chacune d’entre elles (%), selon les familles.
a. Jeunes ménages au pays ; b. Familles monoparentales ; c. Familles transnationales au commencement ; d. Familles transnationales (iony stabilisées).
Au bout du compte, les jeunes ménages au pays consacrent moins d’un tiers de leur temps à l’agriculture, dont la part dans le revenu familial total se révèle inférieure à 40 % (tableau 6.1). Les résultats sont tout autres pour les familles transnationales au commencement : à peine plus de 30 % du temps de travail est affecté à l’agriculture, le revenu correspondant contribuant pour moins de 10 % à la formation du revenu total. Si les premiers parviennent tout juste à satisfaire leurs besoins fondamentaux et consomment la totalité de leurs revenus (pas d’épargne, ni d’accumulation), les seconds – en dépit du remboursement de l’emprunt lié au passage et du niveau de vie moyen plus élevé – dégagent un revenu presque cinq fois supérieur. C’est dire si l’émigration peut apparaître, aux yeux de nombreux minifundistes, comme une voie rapide de sortie de la pauvreté. Néanmoins, force est de constater que l’émigration dissout d’un coup le schéma des jeunes ménages au pays. La structure familiale « vole en éclats » : bipolarisation spatiale, déphasage accru des pôles de décision, de gestion et d’accumulation, réintégration de la jeune épouse au foyer parental dans certains cas, franche division du travail, dispersion des lieux et écarts de revenu entre les sexes. Faute de main-d’œuvre très probablement (division par deux du volume de travail disponible au sein de la famille), les familles transnationales au commencement opèrent une reconversion rapide, mais partielle, de leur unité de production agricole vers l’élevage bovin laitier (réduction des deux tiers de la chacra andina par rapport à celle exploitée par les jeunes ménages). Les transferts d’argent servent en priorité à satisfaire les besoins de première nécessité au premier rang desquels figure l’alimentation. Celle-ci provient pour une part de la haute vallée (aliments typifiés comme le cobaye, l’orge, le maïs ou la pomme de terre), pour une autre part, croissante semble-t-il, de régions autres (blé et légumineuses alimentaires issues de régions voisines plus « compétitives », biens industriels importés…).
Tableau 6.1. Affectation du temps de travail et contribution des différentes activités à la formation du revenu total, selon les catégories de familles.
Jeunes ménages au pays | Familles transnat. (au début) | Familles monoparent. | Familles transnat. (iony stab.) | |
Surface agricole utile (ha) | 2,0 | 2,1 | 2,1 | 5,0 |
Émigration | Non | Oui | Échec | Oui |
Revenu annuel total (USD 2007) | 3 268,5 | 19 424,7 | 2 691,4 | 23 403,5 |
Agriculture | 1 243,2 | 1 123,1 | 858,8 | 1 791,9 |
Activités « extérieures » indépendantes | 405,3 | 0,0 | 0,0 | 111,5 |
Activités salariales | 1 270,0 | 20 960,0 | 1 482,7 | 21 500,0 |
Redistributions sociales | 350,0 | –2 658,3 | 350,0 | 0,0 |
Revenu jour./actif fam. (USD 2007) | 2,4 | 10,9 | 2,5 | 12,3 |
Seuil de survie (USD 2007/jour) | 2,6 | 6,5 | 2,6 | 6,5 |
Affectation de la main-d'œuvre | ||||
Temps consacré à l'agriculture (%) | 34,7 | 31,3 | 45,4 | 56,5 |
Temps consacré aux autres activités (%) | 65,3 | 68,7 | 54,6 | 43,5 |
Part de l'agriculture dans le revenu (%) | 38,0 | 5,8 | 31,9 | 7,7 |
Cette forme familiale de production agricole, qui naît du départ de l’un de ses membres (occupé dans des activités salariées peu qualifiées), modifie la structure de ses capitaux, en les transférant de la sphère agricole à la sphère non agricole : capital naturel analogue, capital financier en phase d’accumulation à l’étranger (emprunt pour financer le passage, épargne). Quant au capital social, s’il est difficile d’estimer l’évolution de son volume (densité et diversité des réseaux et des organisations d’appartenance), il est plus aisé de relever la transformation de sa nature. Car nombre de ces familles transnationales au commencement se délient progressivement du collectif (« mise en dormance » du métayage agricole, recours limité à l’entraide), se retirant peu à peu de la communauté pour « placer » leur capital social dans le réseau migratoire (diaspora mobilisée pour trouver un emploi, se loger, passer les dimanches au parc ; secteur financier formel via les agences de transfert d’argent liant ici et là-bas). Pour autant, la crise états-unienne des subprimes leur rappela avec force l’importance du collectif, de la famille élargie. Ainsi a-t-on vu, à cette occasion, les épouses restées au pays accroître leur charge de travail, qu’elles avaient précédemment réduite en raison des envois d’argent. Avec la baisse de ces derniers, le temps était en effet à la réactivation de capitaux et d’activités jusque-là « mis en dormance ». Quand elles ne tentaient pas d’émigrer à leur tour, des femmes remirent l’ouvrage sur le métier, au sens littéral du terme : la machine à coudre fut en effet ressortie du local où elle avait été remisée avec la réception des premiers mandats. Pour d’autres, ce fut le commerce de détail – celui des fins de semaine – qui fut relancé. Mais il fallut surtout s’affairer à « réactiver » son réseau dans le but de reprendre des terrains en métayage (avec parents et voisins), de travailler pour la ración et d’autoproduire de nouveau les aliments qu’elles se procuraient jusque-là sur le marché grâce aux envois d’argent. En fait, toute activité susceptible d’atténuer l’effondrement des mandats était réamorcée, selon les capitaux (notamment social et humain) dont disposaient les familles.
Avec le temps, une émigration « réussie » (emploi régulier de l’époux à l’étranger et transferts d’argent systématiques depuis au moins cinq ans) permet aux familles transnationales « iony stabilisées » d’accumuler du capital (figure 6.2) : naturel (achat de terrains à fortes potentialités productives), physique (équipements et outillages agricoles) et financier (épargne à investir au pays). La conjonction de ces capitaux dessine les contours d’une forme de production agricole qui glisse du caractère familial au caractère patronal : des journaliers sont embauchés pour mener à bien de nouveaux ateliers de production d’aliments à forte valeur ajoutée (fruits et légumes). On peut en revanche se demander ce qu’il en est du capital humain quand le migrant tend à se spécialiser dans des emplois salariés autrement mieux rémunérés à l’étranger mais peu qualifiés, et que son épouse au pays délaisse nombre d’activités (« extérieures ») autrefois pratiquées au long de l’année ? N’assisterait-on pas à une forme de prolétarisation quand la perte de savoirs et de savoir-faire altère le capital humain des parents, en dépit du fait que celui-ci peut être relevé par l’investissement dans l’éducation des enfants (voie assurément escarpée et tortueuse, mais considérée par beaucoup de parents comme une alternative à l’émigration et à un avenir agricole jugé bien sombre[38]) ? Quant au capital social de ces familles, il tend à se réinvestir localement : proximité avec les initiatives de développement rendue possible par les capacités financières permettant de répondre aux exigences de ces dernières, adhésion au groupement de producteurs agro-écologiques pour écouler leur production sur le marché de Cuenca, prestige social, prise de responsabilité (en accord avec l’époux) au sein des instances communautaires, etc.
Il en est tout autre lorsque l’émigration tourne à l’échec, laissant derrière elle des familles monoparentales. Pour celles-ci, l’agriculture, qui occupe les deux-tiers de leur main-d’œuvre et contribue, pour plus de 70 %, à la formation de leur revenu total, occupe une place centrale dans leurs livelihoods. Malgré des performances économiques plus ou moins comparables à celles des jeunes ménages au pays (tableau 6.1), les combinaisons d’activités pratiquées par les familles monoparentales sont fragilisées par la difficulté qu’elles ont à rester dans le jeu des échanges : quand le principal capital (la main-d’œuvre) vient à manquer, il devient en effet extrêmement difficile d’accéder, par l’échange, aux ressources détenues par d’autres familles. La moindre productivité journalière du travail agricole expliquerait également pourquoi ces familles monoparentales passent moins de temps à produire des biens alimentaires pour leur propre usage et ne pratiquent pas, ou très peu, d’activités indépendantes (artisanat, commerce). Elles se consacrent à la vente de leur force de travail, en recherchant la rémunération la plus élevée possible, dans le but de dégager les revenus nécessaires pour se procurer les denrées qu’elles ne produisent plus elles-mêmes. Ceci étant, ces activités salariées sont exercées localement (vachère, cuisinière, employée domestique), le plus souvent à temps partiel, de façon irrégulière pour certaines d’entre elles, hachant de la sorte les journées et laissant, en conséquence, des plages de travail inoccupées. Il en résulte une structure d’emploi « extérieur » manifestement très précaire, à l’origine de contraintes de travail parfois fort complexes. L’allocation publique de solidarité (13 % du revenu total) devient alors une nécessité absolue tout comme, pour certaines d’entre elles, l’occupation par voie de fait de terrains prétendument abandonnés qu’elles exploitent pour nourrir leur petit troupeau.
Figure 6.2. Mobilisation des capitaux selon le secteur économique et les catégories de familles.
a. Capitaux mobilisés dans l’agriculture ; b. Capitaux mobilisés hors agriculture.
En résumé, si les formes d’agriculture pratiquées par les différentes familles minifundistes combinent des ateliers similaires de production agricole (chacra andina, basse-cour, système « tubercules andins/élevage bovin et ovin »), elles se distinguent par leur intensité en capitaux physique et financier, par l’épaisseur et la nature du capital social mobilisé ainsi que par le capital humain disponible (figure 6.2). Le processus de différenciation se donne à voir avec d’autant plus de netteté encore dans la nature des activités « extérieures », dans les capitaux (mobilisés hors agriculture) nécessaires à leur exercice et dans les performances économiques des différents systèmes d’activité mis en œuvre. L’accumulation des différents types de capitaux observée chez les familles transnationales « iony stabilisées » irait ainsi dans le sens (politique) d’un encouragement à l’émigration. Pour autant, n’y aurait-il pas un risque, en négligeant les « externalités négatives » de cette dernière (précarité des conditions de vie du clandestin à l’étranger, modification – parfois violente – des rapports familiaux et intergénérationnels, transformation des codes sociaux et symboliques, etc.), de sous-estimer les coûts qu’elle engendre et de surestimer les éventuels bénéfices résultant de la décision de partir ? De plus, si l’émigration profite directement à certaines familles transnationales, est-elle pour autant conforme à l’intérêt de la paysannerie indienne ? Il n’est en effet pas certain que l’amputation de ses forces vives serve, à terme, l’amélioration de ses conditions de vie matérielle d’existence ainsi que le développement d’une haute vallée du Cañar où sont à l’œuvre aujourd’hui des transformations pour le moins significatives.
Les interactions, multiples et diverses qui lient la société de la haute vallée du Cañar à sa diaspora (transferts d’argent, échanges téléphoniques, prises de décision, passages…) modifient substantiellement la démographie et l’occupation de l’espace (déprise rurale, urbanisation et concentration de l’habitat le long des principales voies de desserte) tout en interrogeant les rapports des familles transnationales à l’agriculture. La résidence en ville (choix partagé par un nombre grandissant de familles transnationales), au plus près des services publics et des commerces, a peu de choses à voir avec celle en campagne, loin des voies de communication mais au plus près des champs et des élevages. Car habiter en campagne permet une observation fine du développement des cultures, du comportement des animaux, des phénomènes climatiques, en résumé des interrelations dynamiques entre les différents êtres vivants. Cette observation, que l’on partage au sein de la famille et de la communauté, contribue à l’expérimentation in situ, à l’accumulation de savoirs et à l’adaptation de savoir-faire, à l’élaboration graduelle de réponses appropriées aux évolutions des rapports entre l’homme et son milieu. Les résidents en ville, pour leur part, ne manquent jamais, avant de gagner leur exploitation, de se renseigner auprès des producteurs du coin sur le climat, l’état des plantes, la disponibilité en eau agricole, la présence d’éventuels bio-agresseurs, les tâches à entreprendre en priorité, etc. Cette distance mise avec le champ ou le troupeau n’est probablement pas sans conséquence sur les représentations que les jeunes se font de l’activité agricole, à l’instar des migrants de retour après une expérience à l’étranger ou des femmes de migrants plus occupées à d’autres activités que l’agriculture. Beau sujet de raillerie d’ailleurs que ces paysannes qui, au dire des anciens, n’en auraient plus que le nom… Il semble donc que la haute vallée du Cañar se restructure rapidement autour de la ville, avec pour effet de bouleverser en profondeur les rapports qu’entretiennent les différentes catégories de la société agraire à l’espace.
L’espace agraire, lui, se différencie selon les potentialités productives de ses différentes sections. L’essor de l’élevage bovin laitier, le développement des techniques agricoles (stimulé par la hausse du pouvoir d’achat des familles transnationales) comme le tracteur, la spécialisation progressive de la région selon ses avantages comparatifs, la substitution du capital au travail marquent le paysage agraire d’une empreinte paradoxale : alors que les sections de moindre aptitude agricole sont progressivement abandonnées (enfrichement et retour partiel du milieu à la nature), d’autres sections pourtant plus éloignées des habitations sont mises en culture (avancée du front fourrager dans l’écosystème paraméen), ce qui n’est d’ailleurs pas sans menacer un écosystème réputé aussi fragile qu’il est riche en biodiversité. Ce paradoxe témoigne d’hétérogénéités provenant de variations agro-écologiques mais aussi d’inégalités socio-économiques entre unités de production. Il est probable que l’émigration clandestine contribue d’ailleurs à accentuer ces inégalités. Tel est le cas de l’inégalité d’accès à la terre, ce capital qui demeure à la fois la base économique de bien des familles (terre comme moyen de production), un poids symbolique de la propriété privée après des siècles de domination de l’oligarchie foncière (terre comme valeur patrimoniale), une sécurité en cas de perte d’emploi extérieur ou de retour forcé au pays (terre comme « valeur refuge »), un objet de spéculation et d’investissement (terre comme garantie pour payer le passage par exemple), bref un « espace aux vocations multiples » (Mendras, 1992). L’engouement pour le foncier manifesté par les familles transnationales fait en effet flamber le prix de la terre (17 fois plus élevé, à prix constants, qu’il y a quarante ans ; 4 fois plus élevé que sur le piémont andin), ne laissant bien souvent d’autre option que d’émigrer à ceux qui souhaiteraient en acquérir. L’accès au foncier passe dès lors par un séjour plus ou moins long à l’étranger, soulevant ce faisant la question de savoir si les inégalités déjà sévères d’accès au foncier (indice de Gini2000 ≥ 0,64) ne se creuseraient pas davantage encore avec l’émigration.
Relevons enfin qu’avec celle-ci, la main-d’œuvre locale se raréfie et son prix augmente. Pour y faire face, les exploitations patronales (dont celles conduites par les familles transnationales « iony stabilisées ») embauchent des saisonnières agricoles provenant des moyennes vallées voisines. Les derniers grands domaines (héritages rémanents des haciendas) emploient des salariés permanents formés au métier d’administrateur dans les grandes exploitations laitières des alentours de Quito et de Cuenca. Dans le secteur du bâtiment, les entrepreneurs recrutent des ouvriers péruviens – plus « compétitifs » depuis l’adoption par l’Équateur du dollar américain en 2000 et la libre circulation des personnes au sein de la communauté andine des Nations – acceptant de moindres niveaux de rémunération salariale pour travailler sur les chantiers en plein essor des bourgs de la haute vallée. Pour qui veut comprendre les effets de la mondialisation sur le « local », celle-ci a assurément tout du cas emblématique : en « exportant » une frange croissante de sa population économiquement active tout en « important » (en substitution) celle d’un pays voisin, elle illustre en effet de manière éloquente ce processus de hiérarchisation dynamique des espaces économiques à l’échelle du monde.
Entre celles qui ne peuvent envisager un départ, celles qui ont échoué avec lui, celles qui l’initient à peine ou l’ont entrepris (avec réussite), il y a plusieurs années déjà, le rapport que les familles minifundistes entretiennent au fait migratoire nous dit beaucoup de la façon dont elles modifient leurs livelihoods et, partant, leur exploitation agricole, pour tirer parti ou bien faire face à un événement exceptionnel tel que le moment iony. Si les familles transnationales « iony stabilisées » agrandissent, équipent et spécialisent progressivement leurs exploitations aujourd’hui de type patronal (grâce notamment aux revenus issus de l’émigration), les familles moins bien dotées en capitaux (jeunes ménages au pays et familles monoparentales) s’efforcent de pratiquer une agriculture de polyculture-élevage diversifié qui traduit la priorité accordée à la sécurité alimentaire. C’est sur ce point précis que nous rejoignons la thèse de Gray, pour s’en éloigner aussitôt après avoir resitué cette forme de production agricole dans son histoire. Car si celle-ci peut apparaître comme une constante anthropologique – non sans avoir toutefois connu un certain nombre de changements dans la façon de produire les animaux et les végétaux qui seront pour une large part autoconsommés (Vaillant, 2013) – elle est partie intégrante de livelihoods qui, eux, ont subi de profondes transformations depuis le temps des réformes agraires voici soixante ans.
L’abaissement successif des barrières (économiques, juridiques) et la baisse consécutive des prix réels de nombre de produits (agricoles et artisanaux en particulier) ont eu pour effet d’appauvrir une part croissante des familles indiennes de la haute vallée. Moins bien équipées, moins performantes, moins bien dotées par la nature et par l’histoire (minifundium comme construction sociale), celles-ci se sont dès lors trouvées sans autre alternative que les emplois précaires distribués de plus en plus loin de leur pays, la dimension internationale de la migration contemporaine illustrant ce faisant une nouvelle phase de leur intégration dans la mondialisation. Le fait d’« encastrer » (pour reprendre un mot de Polanyi, 1983) les livelihoods dans le temps long de l’histoire et d’engager le débat sur la mondialisation, ce que peinerait à faire le cadre SRL (Scoones, 2009), pourrait expliquer la divergence d’interprétation que nous avons avec Gray sur les transformations de l’agriculture familiale du sud andin de l’Équateur : une divergence pointant l’enjeu (et l’urgence) de la reconnaissance de la diversité des manières d’appréhender les livelihoods et de l’exploitation familiale en leur sein (cf. conclusion de l’ouvrage).
Sara Mercandalli
Ce chapitre illustre une forme d’agriculture familiale propre à de nombreuses zones rurales d’Afrique australe, anciennement appelées « l’Afrique des réserves de travail »[39], dont la problématique se caractérise à la fois par des conditions agro-écologiques contraignantes et une histoire fortement marquée par les migrations de travail, liées aux politiques coloniales d’exploitation des ressources minières des xixe et xxe siècles (Wolpe, 1972). La région se caractérise par des taux élevés de mobilités sud-sud (Black et al., 2006) et les études passées et récentes au Zimbabwe (Maphosa, 2010), au Lesotho (Murray, 1981) ou au Mozambique (Van den Berg, 1987 ; Covane, 2001 ; Mercandalli, 2013) attestent de l’importance des activités de migration dans les stratégies des familles rurales et de leur poids en Afrique australe où elles peuvent représenter 80 à 90 % des revenus des ménages (Baber, 1996 ; Black et al., 2004).
Cette étude de cas détaille une forme d’agriculture familiale de la région sud du Mozambique, pour laquelle les revenus de l’unité familiale proviennent majoritairement d’activités extra-agricoles avec un rôle essentiel des migrations dans l’évolution de ces formes de production. Il s’agit ainsi de faire ressortir les liens particuliers entre la migration et les différents capitaux et modes familiaux d’organisation et la place sous-jacente minoritaire et statique de l’agriculture dans ces systèmes.
En un siècle, les familles rurales du sud du Mozambique ont dû adapter leurs stratégies à un système d’exportation massive de main-d’œuvre entre l’administration coloniale portugaise et le régime sud-africain pour l’exploitation du secteur minier (1895-1975), puis au contexte de l’indépendance mozambicaine en 1975, avec une guerre civile (1977-1992) qui a déplacé une part importante de la population. Enfin, le contexte politique s’est trouvé renouvelé par la fin de la guerre (1992) d’une part et par la fin de l’apartheid en Afrique du Sud (1994) d’autre part.
Ces derniers événements ont été accompagnés par des migrations économiques peu étudiées, en particulier depuis la fin de l’apartheid en République sud-africaine (RSA). Pour nombre d’individus, des trajectoires plus complexes, issues de la combinaison de contraintes institutionnelles et des aspirations des migrants, façonnent les stratégies des familles. La recherche repose sur des enquêtes biographiques recueillant les trajectoires migratoires, professionnelles et familiales (Antoine et al., 2009) des membres des familles ainsi que l’évolution de leurs systèmes d’activités. Un échantillon stratifié par quotas, comptant 97 familles, a permis une analyse diachronique couvrant une période de 80 ans de 1930 à 2010, tout en captant la diversité des stratégies des familles.
La localité de Leonzoane, située dans la province d’Inhambane et le district de Massinga, appartient à la vaste plaine côtière sud-est du Mozambique. Cette région semi-aride présente de fortes variations climatiques liées au système de mousson et des conditions agro-écologiques moins favorables que les autres régions du pays. Leonzoane comporte une gamme de sols à cheval entre deux zones. D’une part la zone réduite de la façade côtière, avec des sols sablonneux et argilo-sablonneux, plus fertile et d’autre part la zone plus vaste de l’intérieur (Urongas) avec des sols rouges, caractérisée par une fertilité modérée à faible (Almeida, 1959). Dans ce contexte contraignant, la base de l’agriculture, typique de l’agriculture et de l’élevage extensifs du sud du pays, est constituée d’un système pluvial de cultures vivrières, que l’on retrouve dans toute la province selon un zonage est-ouest : maïs, haricot noir, arachide, manioc, noix de coco et cajou.
Avant la période coloniale, la société paysanne de Leonzoane reposait sur une organisation hiérarchisée, patrilinéaire, polygame (Feliciano, 1998) et structurée en regedorias[40] dirigées par un chef de terre (regulo et cabo). Cette organisation socioculturelle reposait sur différents niveaux de décision et correspondait à des formes de lignage précapitalistes et de tenure coutumière qui, nous le verrons, perdurent encore aujourd’hui dans de nombreux aspects de la vie socio-économique de la famille et du groupe familial.
En ce temps, l’activité principale des familles était l’agriculture, caractérisée par l’élevage extensif et par les cultures dominantes du millet et du sorgho, les mieux adaptées au climat. Le maïs, en partie introduit par les ethnies zulu lors des guerres tribales (1820), était marginal. En plus de leurs activités de chasse et de migration ponctuelles vers les plantations ou les mines en Afrique du Sud, les hommes avaient un rôle important dans l’agriculture. Ils étaient présents durant les périodes de pic de travail, et la défriche de nouvelles terres ainsi que la préparation du sol étaient de leur responsabilité. D’autres tâches leur étaient aussi attribuées comme la récolte du sorgho et l’élevage (Harries, 1976).
L’avènement du régime colonial portugais (1895) pour l’exploitation de la main-d’œuvre et des richesses agricoles a ensuite fortement façonné les formes d’organisation et les systèmes d’activités des familles de Leonzoane à travers deux mesures : le travail forcé (indigenato) à partir de 1899 et le système bilatéral d’exportation de main-d’œuvre minière entre le sud du Mozambique et le régime sud-africain (convention de 1913).
Le régime du travail forcé s’appliquait à tous les natifs, sauf s’ils exerçaient une fonction reconnue par l’administration portugaise (Newitt, 1995). Il en existait deux formes, le Xibalo (dockers, éboueurs, ouvriers ferroviaires ou agricoles, etc.) et la culture forcée, notamment du coton (décret de 1940) (O’Laughlin, 2001). Celle-ci a été appliquée à Leonzoane entre 1950 et 1962 par une compagnie concessionnaire et consistait à cultiver un hectare par famille. Quelle que soit sa forme, le travail forcé concurrençait fortement la main-d’œuvre familiale disponible pour les cultures vivrières, sans aucune contrepartie.
Malgré ces mesures, les concessions de coton comme les colons fermiers portugais étaient désavantagés dans la concurrence pour la main-d’œuvre face aux capitaux du secteur minier sud-africain. Avec la convention de 1913, la province d’Inhambane était le principal pourvoyeur de travailleurs migrants, avec presque un tiers de la population active masculine recrutée par l’agence WNELA[41] dans les années 1940 et 1950 (First et al., 1998). Le travail salarié dans les mines ou la migration vers la ville étaient les seules alternatives pour échapper au Xibalo. Selon les enquêtes biographiques menées à Leonzoane, 80 % des hommes étaient employés dans le secteur minier pour leur premier emploi. Ainsi, à cette période, les migrations de travail sont devenues un élément central des systèmes d’activités et de la reproduction socio-économique des familles. Cela s’est traduit par l’assignation de 50 % ou plus du temps de travail des hommes au cours de leur vie active hors de l’exploitation.
Ces migrations de travail, liées à des contrats miniers d’un à deux ans avec un retour de quelques mois entre deux contrats, ont créé une très forte division du travail homme-femme. L’absence de la main-d’œuvre masculine a eu de fortes conséquences sur l’agriculture paysanne. Les cultures traditionnelles, adaptées au climat (millet et sorgho) ont été remplacées par le maïs, moins intensif en travail. Vers 1930, le maïs, introduit par les migrants, était la culture dominante. Il avait l’avantage de rendements plus élevés par heure de travail, avec peu de pics de main-d’œuvre, et la récolte pouvait être plus étalée. Cependant, la pluviométrie n’était suffisante qu’une année sur cinq pour une bonne récolte de maïs (de Carvalho, 1969). L’adoption du maïs ne compensait pas le retrait de la main-d’œuvre masculine. L’agriculture étant devenue un travail de femmes, celles-ci étaient autorisées à utiliser le bétail, et la charrue a pu entrer dans l’agriculture paysanne pour accroître la productivité. Ces évolutions ont impliqué un fort niveau de dépendance de l’agriculture paysanne aux salaires. Seules les années avec des pluies suffisantes et régulières, les rendements étaient assez élevés pour nourrir la famille. Les autres années, des denrées supplémentaires et des semences devaient être achetées. Le cycle de production agricole est ainsi devenu dépendant d’apports monétaires extérieurs, nécessaires à la location de charrue, de main-d’œuvre ou l’achat de semences.
Dans ce contexte, selon les enquêtes, 70 % des familles combinaient un système d’agriculture vivrière et une activité extra-agricole de migration. La forme dominante d’agriculture familiale de la période coloniale était ainsi incarnée par la figure du « paysan-mineur ».
La viabilité de cette forme de production était fondée sur des règles liées à l’utilisation des bénéfices de la migration, contrôlée par le chef de famille et le lignage. En effet, l’essentiel des revenus miniers était transféré au mineur à son retour à Leonzoane par un système de paiement différé obligatoire (convention de 1928). Seule source de revenu monétaire, la migration servait alors au paiement de la dot (lobolo) et à des présents aux autorités traditionnelles, comme condition d’accès à la terre et aux ressources du lignage, puis à la reproduction du système vivrier. Ces pratiques formaient des règles intégrées au fonctionnement du groupe familial, permettant la reproduction à l’identique du système d’activités. La combinaison du niveau réduit des salaires miniers, de leur contrôle via le système de paiement différé et des règles de redistribution des ressources au niveau familial et communautaire ne permettaient quasiment pas d’accumulation. L’empreinte des 80 ans du système d’exportation de main-d’œuvre et les liens organiques historiquement structurés entre la production agricole familiale et l’emploi extra-agricole, en particulier les migrations de travail, ont façonné l’accumulation et la différenciation rurale (Hermele, 1988 ; Wuyts, 2001) et sont encore prégnants aujourd’hui dans les stratégies des familles.
La période socialiste et de guerre civile (1978-1992) qui a suivi brutalement l’indépendance de 1975, avec la fin du Xibalo[42] et la rupture des accords coloniaux, a été marquée par l’effondrement de l’économie rurale et une réduction de 72 % des contrats miniers vers l’Afrique du Sud en 1976 (First, 1983), et des mobilités en général[43]. La guerre de déstabilisation socio-économique de la Renamo a déplacé environ 30 % de la population (réfugiés) et détruit ou contraint toutes activités agricoles. La production agricole s’est effondrée et le surplus commercialisé a chuté de 75 % ; environ la moitié de la population est devenue dépendante de l’aide alimentaire (Abrahamson et Nilsson, 1995). À Leonzoane, les familles ont perdu leur élevage et étaient au mieux contraintes de cultiver de microparcelles (maïs seul parfois avec haricot ou arachide) dans les zones sécurisées (caserne de Massinga et Barrane) ou de faire des allers-retours dans la journée pour ceux n’ayant pas abandonné leur terre. Cela s’est accompagné de l’abandon de nombreuses pratiques culturales et de gestion de la fertilité par cette génération. On a alors assisté au déploiement de stratégies de diversification des familles au cours des 14 années de guerre. Les mieux lotis restaient salariés dans le secteur minier (avec des revenus désormais avantageux) ou entraient dans la nouvelle administration ; les autres survivaient au gré d’activités informelles de l’économie de troc dominante (vente de charbon, d’aliments…).
Dans ce contexte, les individus restés à Leonzoane et les migrants ont gardé des liens interpersonnels qui les rattachaient à d’autres membres de la famille ou des connaissances. Le fait d’être de la même famille ou ethnie, ou simplement d’avoir des compromis moraux avec des connaissances communes, impliquait une incitation tacite de solidarité. Cette solidarité, matérielle ou sociale (alimentation, hébergement, transport, informations, contacts, prêt d’argent) dépendait de la propre situation matérielle et financière de chacun et de la proximité et de la force des liens interpersonnels, ainsi que des possibilités de réciprocité directe ou indirecte espérées. Ainsi, en fonction des dotations initiales en capital naturel de chaque famille, de son positionnement au sein des relations lignagères et de sa trajectoire migratoire pendant la guerre – réfugiés locaux près de Leonzoane ou migrations longues en ville sans retour au village – les possibilités et arbitrages des familles de Leonzoane différaient quant à l’accès à la migration et son rôle dans leur mode d’organisation. Cela s’est accompagné d’une part d’un élargissement des familles via des mariages hors communauté et hors lignage, et d’autre part d’un bouleversement des règles familiales antérieures qui régissaient la migration. L’émergence des réseaux sociaux au sein et en dehors du lignage, pour la gestion des ressources matérielles et sociales et du patrimoine familial, est apparue comme un élément nouveau fondamental (Mercandalli, 2013 ; Gallego et Mendolaz, 2011).
La fin de la guerre au Mozambique (1992) et de l’apartheid en Afrique du Sud (1994), ainsi que le processus d’ouverture et de libéralisation économique avec l’adhésion au FMI (1984)[44] ouvrent une nouvelle période pour le pays, marquée par plusieurs dynamiques influant sur les stratégies des familles. D’une part, on observe le début d’une forte crise de l’emploi liée à la restructuration des secteurs primaires en RSA et accompagnée d’une dégradation des conditions de travail acquises les quinze dernières années (Burger et Woolard, 2005). D’autre part, l’ouverture du secteur agricole mozambicain à la concurrence internationale s’accompagne de la poursuite des différenciations régionales au sein du pays. Cela se traduit par un environnement institutionnel peu favorable et un appui déficient dans le sud (infrastructure, accès au crédit et aux marchés…) faisant de l’agriculture une activité toujours plus risquée. Enfin, la liberté de mouvements retrouvée sur le territoire national et le relâchement des lois de contrôle des migrations par le régime d’apartheid donnent lieu à une résurgence de migrations économiques et une hausse des migrations illégales vers la RSA (Wa-Kabwe Segatti, 2008).
Ce nouveau contexte a des conséquences sur l’évolution des formes sociales d’organisation de l’agriculture. Les enquêtes réalisées mettent à jour la diversité des modes d’organisation et systèmes d’activités des familles, en partie liées aux activités de migration.
La forme de production familiale analysée ici se caractérise par une diversification extra-agricole locale et un système d’agriculture vivrière relativement stable. Cette forme repose sur le capital social et familial, ainsi que des transferts monétaires et de connaissances à partir des activités de migration. La logique donne la priorité au travail indépendant local, tout en assurant le système vivrier pour la sécurité alimentaire. Ce dernier est constitué des cultures de base (maïs, haricot, arachide) associées ou non à de l’arboriculture fruitière (agrume, coco) et des ateliers de petit élevage (volaille, caprin). Le niveau de production n’évolue pas ou peu et cherche à assurer la consommation de la famille et une vente marginale en cas de surplus. En parallèle, une activité de migration et la diversification extra-agricole locale des activités permettent le fonctionnement du système agricole (location de main-d’œuvre et traction, petit matériel) et un processus d’accumulation. En effet, dans le contexte d’économie de marché, l’allocation de la main-d’œuvre familiale à des activités de production pour l’accumulation est désormais possible, en partie grâce à une demande locale de biens et services, notamment des familles de migrants les plus solvables. L’intérêt de cette forme de production familiale, caractérisée par une certaine inertie du système de production agricole et une évolution de combinaisons d’activités extra-agricoles, renvoie à plusieurs enjeux. D’une part son poids non négligeable au sein de la dernière génération (21 % de l’échantillon) ; d’autre part, dans une zone où le mécanisme principal tend vers une dépendance de l’économie locale aux revenus de la migration, elle illustre des stratégies dans lesquelles la migration et les liens rural-urbain qu’elle sous-tend sont une ressource permettant une accumulation.
On observe aussi d’autres formes de production à Leonzoane. L’activité agricole est à nouveau praticable et l’essentiel des réfugiés sont revenus occuper leurs terres abandonnées. Cela se traduit par le retour à des formes d’agriculture familiale locales, mais faiblement insérées au marché au regard de l’environnement de la production et des contraintes climatiques (30 % de l’échantillon). Par ailleurs, pour une part, on observe des stratégies fondées sur des « systèmes transnationaux » multirésidentiels (11 %), qui sortent pour partie de l’agriculture familiale, mais en restant reliées à leur zone rurale d’origine et dépendant pour la plupart d’une micro-activité familiale indépendante en RSA. Pour d’autres, les trajectoires montrent la complexification des combinaisons d’activités au sein des systèmes familiaux, liée aux conditions d’emploi précaires. Ces familles alternent agriculture de subsistance et salariat instable (dans la construction ou les mines) et sont prises dans des trappes à pauvreté : l’activité de migration ne permet pas l’épargne et fragilise le système agricole (21 %) ; enfin, on constate aussi la reproduction de formes renouvelées de la figure coloniale du paysan-mineur (17 %). Les différents types de migrations post-apartheid sont ainsi une source importante de différenciation des formes d’organisation familiales de Leonzoane.
L’analyse des systèmes d’activités sur le temps long, pour comprendre les transformations des formes de production familiales, pose des contraintes pour la définition des unités sociales d’observation. Les activités de migration font ici partie d’une stratégie de systèmes d’activités multilocalisés, et l’unité d’analyse est le système d’activités conçu comme l’ensemble des actifs, capacités et activités des familles, tant au niveau local qu’en dehors de la communauté. Pour mettre en œuvre cette unité d’observation, nous avons adopté une conception de la notion de ménage défini comme « l’unité qui regroupe un ensemble de personnes engagées les unes envers les autres, par choix ou habitude, à agir comme une unité » (Preston, 1994). Cette définition recouvre ainsi les relations économiques entre les membres de l’unité et les relations de parenté et résidentielles. Sa mise en œuvre dans une perspective dynamique pose une difficulté méthodologique de collecte des données. En effet, il est complexe de reconstituer les unités familiales et les systèmes d’activités multilocalisés pour les périodes passées. Concernant les périodes antérieures à 2008, pour caractériser les trajectoires de mobilités et les systèmes d’activités formant le système d’activité familial, notre unité sociale d’observation est le ménage au sens restreint, c’est-à-dire le chef de famille et son ou ses conjoint(s) et enfants pour qui nous avons pu retracer les trajectoires migratoires et professionnelles, tout en ayant des informations qualitatives pour le reste de la famille. Ce niveau d’information, bien qu’incomplet, a permis de dégager des différences significatives dans la structuration des modes d’organisation familiaux. Pour la période 2009-2010, les données recueillies concernent l’unité familiale d’observation au sens large. Les analyses qui suivent portent sur la période 1994 à 2010.
Par ailleurs, le cadre SRL est adapté à la caractérisation des formes familiales contemporaines, « car il se fonde sur la mise en œuvre de plusieurs types de capitaux dont l’importance dépend des relations sociales, institutions et organisations au sein desquelles les familles structurent leurs stratégies » (Sourisseau et al., 2012). Dans cette perspective, la migration peut être vue comme « une transaction intertemporelle complexe entre le migrant et sa famille qui correspond à un ensemble de conventions, règles, normes, systèmes de valeurs » (Guilmoto et Sandron, 1999) servant la famille. Cela permet d’observer les formes de circulation mises en œuvre – c’est-à-dire les flux et règles qui se créent ou se rompent entre les individus et les actifs et ressources agricoles et non agricoles de la famille, au lieu d’origine et ailleurs (Cortes et Faret, 2009), éclairant les liens particuliers entre la migration et les différents capitaux et modes familiaux d’organisation. Caractéristique importante de la forme familiale analysée, l’implication dans différents types de réseaux sociaux liés à la mobilité rend compte de capacités d’adaptation face à des modifications rapides de l’environnement post-apartheid (condition d’emploi, recomposition de la parenté).
Cette partie analyse l’évolution de la forme familiale de production choisie au regard de la combinaison des capitaux et rythmée par les deux premières phases de cycle de vie.
La forme de production familiale et les systèmes d’activités ont été identifiés à partir de différentes variables discriminantes, indicateurs du niveau des différents capitaux au cours de la période. Par ailleurs, trois phases dans le cycle de vie ont été établies à partir de la variable « durée de vie active » des individus de l’échantillon :
première phase de vie active (1re–10e année) : elle permet d’observer les stratégies et situations initiales d’insertion dans la vie professionnelle, ainsi que les actifs associés pour chaque personne (réseaux familiaux, information…) ;
deuxième phase de vie active (11e–30e année) : la durée moyenne de vie active du groupe le plus âgé est de 50 années de travail. Ainsi, nous avons décidé de définir cette phase intermédiaire comme allant jusqu’à la 30e année de vie active. Elle correspond aux années où les stratégies et investissements réalisés pendant la phase antérieure peuvent porter leurs fruits et où l’âge n’est pas une contrainte pour la recherche d’emploi ;
troisième phase de vie active (31e–dernière année de vie active) : phase où le potentiel de travail commence à décliner et qui répond à des réorganisations des systèmes d’activités.
La dynamique est ainsi captée à l’aune d’un cycle de vie d’un ménage.
La forme de production étudiée a émergé après 1994 et se retrouve essentiellement chez des familles du groupe des 20-40 ans et chez les 40-50 ans, situées dans la première ou seconde phase de leur cycle de vie. Ces familles ont débuté leur vie active peu avant ou aux alentours de la fin de la guerre et de l’apartheid, à partir d’une forme de production duale, similaire à la figure coloniale du paysan-mineur, fondée sur une activité de migration et une activité agricole de subsistance à Leonzoane.
La taille des unités familiales analysées ici est variable. Ces familles sont plus ou moins étendues selon leur statut monogame ou polygame, le fait qu’il s’agisse de réfugiés de guerre du district voisin de Funhalouro ou de familles originaires de Leonzoane, et que leurs parents, qui ont vécu la guerre, soient encore vivants ou non. Cela peut aller d’une famille de type nucléaire avec deux à trois adultes et quatre enfants à une famille plus large incluant les parents et le sous-groupe d’un ou plusieurs frères ou proches, résidant localement ou en dehors de Leonzoane, comptant alors jusqu’à huit adultes et dix enfants. La majorité des individus de ces familles ont vécu leur enfance et jeunesse en ville avec leurs parents pendant la période de guerre et ont pu bénéficier d’un niveau d’études primaires voire secondaires.
Malgré les bouleversements introduits par la période de guerre, à Leonzoane l’accès au capital physique et naturel au sein de la famille (terre et ressources collectives), via le mariage et la dot versée au père, perdure pour certaines familles, mais il se modifie pour d’autres. Selon la règle, tant que le père est vivant, il a un droit de regard absolu sur la nature et l’organisation des activités agricoles faites sur les terres qu’il a cédées à son fils après le mariage. Cela implique également l’impossibilité de céder ou vendre les terres.
Pendant et après la guerre, les situations se multiplient où le père est décédé ou n’est pas revenu, sans avoir émis de décision sur la transmission de ses terres. La règle est alors que la propriété revient au fils aîné qui en prend le contrôle, et les terres sont utilisées par les frères présents. Or, cette situation peut être défavorable pour les cadets : en cas de tension liée à la pression foncière (manque d’espace pour les familles polygames et/ou terres de mauvaise qualité), ils voient leur autonomie de décision limitée et doivent se plier aux décisions de l’aîné. Cela incite certains à occuper ou acheter des terres, suite au processus de réforme agraire initié en 1997 et à l’émergence d’un marché foncier informel au début des années 2000. Dans d’autres cas, les frères peuvent s’entendre pour se partager la propriété de façon concertée et trouver des arrangements entre résidents et migrants. Cependant, il peut y avoir des contraintes d’accès ou d’utilisation du foncier liées à l’absence d’un ou plusieurs membres du groupe familial en migration, ce qui peut bloquer les stratégies agricoles et d’investissement. Les modalités d’accès au foncier des familles de la forme étudiée s’inscrivent dans ce processus d’affaiblissement des règles de transmission par le lignage, et présentent diverses modalités d’accès à la terre.
L’essentiel des familles de cette forme familiale se situe dans la zone de la façade côtière, relativement plus favorable, mais dont le foncier est aussi davantage fractionné du fait de sa situation plus proche du chef-lieu de district, Massinga.
Les dotations initiales en terres des familles varient de 2 à 12 ha. Les mieux dotées ont hérité après leur mariage, voire ont occupé des terres adjacentes disponibles. Les autres sont des familles de réfugiés installées à Leonzoane pendant la guerre, qui se différencient par un accès limité à la terre, par occupation sur des terres disponibles ou prêtées, ou par achat.
Pour tous, les superficies cultivées sont en moyenne de 2 ha par sous-groupe familial et sont dédiées à un système pluvial de subsistance pour la sécurité alimentaire. Selon les cas, ce système est fondé sur des systèmes de cultures menés sur deux parcelles (association maïs-arachide/maïs-haricot sur l’une, et maïs ou haricot seul sur l’autre) ou sur des systèmes avec des associations de cultures plus diversifiés qui incluent du manioc, parfois du sorgho[45].
Cela varie en fonction de la taille de l’unité familiale, mais aussi de l’âge et de la trajectoire des individus. En effet, pendant la guerre, ces familles (ou leurs parents) étaient soit des réfugiés venus de Funhalouro à Leonzoane ayant quitté leur terre, soit des réfugiés à Massinga, parfois dans une autre ville. Les pratiques culturales ont été réduites ou non transmises (par ex. la double culture annuelle du maïs et les rotations nécessaires à la culture sur brûlis pour le repos des sols). Pour ces familles, la première et unique culture se fait en novembre-décembre au cœur de la saison des pluies. Le travail est organisé par chicuelas (10 m 50 m) qui permet de déterminer les objectifs de production et les besoins de main-d’œuvre. Pour compléter ces cultures, certains ont aussi hérité d’un verger de noix de coco et/ou d’agrumes, également utilisé pour la consommation familiale et la fabrication de boisson fermentée utilisée pendant les travaux de labour-semis. De plus, les femmes gèrent parfois un petit système d’élevage pour la consommation de la famille (poules et caprins).
En année de pluie normale, le système de production assure donc l’alimentation de la famille avec un petit stock pour l’année suivante. Il n’y a pas d’objectif de vente. Pour réaliser cela, ces familles recourent avant tout à la main-d’œuvre familiale pour les opérations culturales, en premier lieu des femmes et des enfants, mais aussi l’homme lorsqu’il est présent.
Grâce à un réseau social local actif, dès que nécessaire, cette main-d’œuvre familiale est appuyée par de la main-d’œuvre extérieure via la location de bœufs et de charrue, et de un à deux travailleurs temporaires. L’acquisition de bœufs est rare chez ces familles et elles ont au mieux une parfois deux bêtes (via les parents) qu’elles gèrent collectivement. Le point crucial du système de production et de la sécurité alimentaire des familles réside dans la contrainte du niveau de pluviométrie aux moments du semis et de la floraison du maïs. L’irrégularité des pluies exerce une très forte contrainte en matière d’organisation, car il faut alors semer très rapidement, ce qui provoque un pic de travail local. La forte proportion de migrants à Leonzoane et la traction encore limitée créent une forte pression sur la main-d’œuvre locale à ce moment crucial. Pour optimiser les opérations de labour-semis, ces familles ont donc recours à des pratiques d’entraide, telles que l’échange de main-d’œuvre au sein de la famille étendue (nzima) ou le recours à de la main-d’œuvre extérieure contre une partie de la récolte ou contre rémunération, entre voisins ou connaissances (mafupe). Ces réseaux d’entraide garantissent la main-d’œuvre nécessaire et minimisent les dépenses monétaires liées à l’activité agricole.
Le fonctionnement de ce réseau social et la participation à des mécanismes de coopération à Leonzoane sont en partie facilités grâce aux ressources des migrations de travail du mari. Ainsi, pour ces familles, les liens tissés par la migration et les revenus stables à travers les transferts augmentent leur engagement autour d’arrangements de coopération au sein de la localité d’origine et participent à la reproduction du système de production. Par exemple, il est courant de rémunérer la main-d’œuvre agricole ou de confier la surveillance de ses terres à la famille plus ou moins proche, ou à des voisins grâce aux revenus de la migration ou des biens difficiles à trouver localement. « Aujourd’hui, il y a une forme d’échange de services entre les personnes de la communauté et ceux qui travaillent dehors : on l’appelle le kuvunana… Quand une personne revient, elle peut proposer des produits ou de l’argent en échange de différents services… Elle demande de l’aide pour différentes activités : surveiller et entretenir sa maison, cultiver ses parcelles, de la construction… » (entretien de l’auteur, Leonzoane, 2009).
Les restructurations du marché du travail sud-africain concernent les migrants économiques des zones rurales mozambicaines dans la mesure où ils répondent aux mêmes segments au sein du marché du travail que la majorité des travailleurs sud-africains sans emplois ou engagés dans le secteur informel. Le contexte de crise économique et de l’emploi, tant en Afrique du Sud qu’au Mozambique, a ainsi accru la sélectivité des migrations de travail. Ces familles ont acquis un réseau social extérieur pendant la guerre qui donne accès à un emploi stable au mari ou lui permet d’enchaîner plusieurs activités de migrations dès le début de sa vie active. Ces réseaux extérieurs sont très importants dans les décisions de départ des migrants. Ils sont également stratégiques sur le lieu d’arrivée pour loger chez des parents ou des proches en période d’inactivité et ainsi éviter le coût d’un retour à Leonzoane. Les trois quarts des migrants de cette forme familiale ont reçu un appui d’un membre de leur famille ou d’un proche pour le choix du lieu de destination et de leur employeur quand ils ont quitté Leonzoane pour la première fois.
On peut parler de « ressource circulatoire » associée à la mobilité pour gérer l’instabilité des conditions sociales et d’emploi (réduction des coûts d’hébergement, lien social, accès à l’emploi salarié, incertitude des revenus, de retour…) et ensuite pour permettre un processus d’épargne puis d’accumulation à Leonzoane. On est en présence d’un ensemble de dispositifs qui facilitent aussi bien le succès des migrations que le maintien des liens avec la zone d’origine. Cette ressource circulatoire va de pair avec la forme multilocalisée du système familial entre deux ou plusieurs lieux de l’espace national ou international. Par exemple, on observe des systèmes de complémentarité de résidence principale entre frères. « Je confie mes bœufs à mon frère qui est ici à Leonzoane, comme ça, je peux continuer à travailler en Afrique du Sud » (entretien de l’auteur, Leonzoane, 2010). En échange, les bovins sont prêtés pour les travaux agricoles.
Ainsi, en parallèle du système de production agricole géré principalement par les femmes, l’époux est engagé dans une activité de migration nationale ou internationale. Ces activités sont plus ou moins régulières, selon un statut salarié ou indépendant, et dans différents secteurs des services ou de la construction (petit commerce d’alimentation ou de produits de première nécessité, ouvriers des métiers du bâtiment…).
Leurs trajectoires de mobilité sont autant nationales qu’internationales, vers une ou plusieurs villes. Le facteur commun est la fréquence de leurs migrations : trois ou quatre au cours de la période étudiée avec des retours intermédiaires à Leonzoane. C’est dans cette forme familiale que l’on observe le plus d’interactions entre les bénéfices des activités de migration et les ressources au sein du système d’activités. En plus de transferts matériels importants (tôle, ciment, parpaings, produits manufacturés et alimentaires…), les transferts monétaires vers Leonzoane, bien que relativement réduits (environ 10 % du revenu), sont réguliers et constituent un apport essentiel au fonctionnement et à la reproduction du système agricole local (complément de main-d’œuvre). De plus, en année de sécheresse, et de récolte nulle ou insuffisante, les revenus extérieurs permettent l’achat de céréales pour la soudure et de semences pour réinitier le cycle. Au cours des premières années, ces transferts permettent l’installation de la famille et couvrent ses besoins élémentaires. Puis, la stabilité des revenus permet d’entrer dans un processus d’épargne. Pour une partie, cela se fait via le système bancaire : les revenus de la migration permettent l’accès à un compte et plus rarement au crédit, facilitant les transferts[46].
Dans cette phase, la migration est la source quasi exclusive de revenus. Néanmoins, en période d’inactivité du mari, les femmes s’engagent dans de petites activités leur apportant les revenus nécessaires (salariée agricole, petite vente de fruits ou boisson…).
Dans la deuxième phase du cycle de vie, selon le niveau d’épargne atteint et les connaissances acquises à travers les expériences professionnelles de migration, le mari décide de revenir résider principalement à Leonzoane. Cette transition entre la première et la seconde phase du cycle de vie n’est pas toujours tranchée. On observe aussi des trajectoires alternant périodes de migration et de retour au village du mari, avec un début de diversification, et ce jusqu’à parvenir à consolider les activités locales avant de rester au village.
La permanence des liens avec Leonzoane durant la première période et la décision de retour, au-delà de facteurs culturels et de proximité sociale, est liée à l’importance de la terre et de l’agriculture vivrière, unique réelle sécurité pour les familles rurales dans un environnement marqué par l’instabilité des sources de revenu et l’absence de système de retraite. Le maintien de l’agriculture vivrière, combinée à des activités extra-agricoles via les bénéfices de la migration, va permettre de minimiser les risques d’instabilité des revenus tout en assurant la sécurité alimentaire.
Dans cette seconde étape, la migration joue encore un rôle décisif par le transfert du capital épargné et parfois le transfert de compétences (maçonnerie, charpenterie, couture, gestion de fonds de commerce…) pour développer une ou plusieurs activités localement. Le capital financier a été constitué au cours de la phase antérieure, à travers l’épargne des revenus ou un accès au crédit soit par le système bancaire, soit par la participation à des fonds rotatifs (xitique).
L’épargne accumulée est ainsi investie dans l’acquisition de capital physique non agricole (matériel ou stock de marchandise pour initier un fonds de commerce, machine à coudre, investissement en terre urbaine à Massinga pour location à des particuliers…) pour initier une diversification. Cela peut aller de un à cinq emplois salariés ou indépendants, selon la nature et la complémentarité des activités, plus ou moins régulières ou saisonnières (fabrication locale de parpaings, menuisier, contremaître, photographe, épicerie…).
Du fait de la présence plus pérenne de l’homme, la division du travail au sein de l’unité familiale est alors beaucoup moins marquée entre hommes et femmes. Celles-ci contribuent aussi aux revenus et à la diversification en participant aux activités non agricoles (aide à la vente du petit commerce…). Cela reflète les changements de rapports de pouvoir et de domination chez les 20-40 ans. En effet, du fait de leur scolarisation et de trajectoires souvent urbaines, ces femmes sont insérées sur le marché du travail via des activités salariées ou indépendantes (agricole ou non agricole).
Durant cette période, le capital naturel n’est pas beaucoup plus exploité et le système de production est toujours maintenu au niveau nécessaire à la sécurité alimentaire de la famille. Les superficies cultivées peuvent augmenter jusqu’à 3,5 ha – selon la croissance de l’unité familiale – et 80 % d’entre eux consolident leur système de production avec un verger. Toutefois, la priorité est donnée à la mobilisation du capital humain pour stabiliser des activités extra-agricoles au détriment d’activités agricoles comme l’élevage qui supposerait de mobiliser du capital naturel et social (accès aux parcours), humain (main-d’œuvre) et financier (achat d’aliments) (figure 7.2). De ce fait, les revenus non agricoles permettent de couvrir les coûts de la location de bovins et des salariés agricoles temporaires si nécessaire.
Dans quelques cas, vers la fin de la deuxième phase de vie active, une fois la scolarisation des enfants achevée, les différentes activités permettent d’investir dans une diversification agricole locale, dans du petit bétail (caprins, porcs) ou l’extension du verger pour de la transformation et de la vente (fabrication de boissons…). Ces activités, sous la responsabilité des femmes, complètent directement la sécurité alimentaire (production) et diversifient les sources de revenus monétaires.
Les conditions de vie de ces familles restent modestes (maison en zinc-bois et citerne à eau pour certaines ou en projet), mais leurs revenus se situent au-dessus du salaire minimum national (1 700 MT/mois), avec 3 000 à 6 000 MT/mois ou 6 000 à 15 000 MT/mois selon le type et le nombre d’activités locales et s’il y a ou non un revenu de migration.
En résumé, la trajectoire de ces systèmes d’activités se déroule en deux temps, qui coïncident plus ou moins avec la première et seconde phase de leur cycle de vie. Après des activités successives dans différents emplois hors de Leonzoane, l’homme revient et, grâce à l’acquisition de compétences et d’un petit capital, il développe avec sa famille restée au village une ou plusieurs activités indépendantes extra-agricoles, en maintenant et consolidant le système de production agricole pour l’alimentation de la famille. Dans tous les cas, la production agricole reste marginale par rapport aux autres activités en termes d’allocation de main-d’œuvre et de revenus, mais elle est une composante cruciale de la sécurité alimentaire de la famille.
Cette forme de production se définit ainsi par des combinaisons relativement peu intensives en travail pour l’agriculture et en capital physique et naturel, et dont l’accumulation repose sur le capital social et humain hors agriculture (figure 7.1) faisant appel à des coordinations non marchandes en lien avec la migration.
Figure 7.1. Capitaux mobilisés (2010) dans l’agriculture et hors agriculture.
Figure 7.2. Évolution de la forme de production familiale.
Depuis le milieu des années 1990, le fonctionnement social de Leonzoane se base sur des modes de relations et d’échanges plus larges résultant d’un relatif affranchissement des règles lignagères. La forme de production familiale étudiée repose sur une pluralité d’arrangements, intra et interfamiliaux, pour gérer l’ensemble des ressources familiales et notamment l’usage des ressources tirées de la migration. Cette multiplicité des arrangements, tant pour l’accès à la migration que pour son usage dans la gestion des ressources, autour du foncier, du système de production et de la sécurité alimentaire, ou de la sphère extra-agricole (investissement), varie selon la phase du cycle de vie et les liens intergénérationnels des individus. Ces observations attestent d’un processus de redéfinition des règles de la migration avec une gamme de situations et une hybridation entre règles anciennes et nouvelles. On observe ainsi la coexistence de règles concernant les ressources du lignage et de règles en formation, concernant plutôt les ressources liées aux ajustements des systèmes d’activités, et dont l’orientation à venir sera un facteur important de la transformation de l’économie locale.
Cette étude de cas décrit une forme d’agriculture familiale émergente du contexte post-guerre et post-apartheid de la région sud du Mozambique, et étroitement liée à l’histoire de cette zone qui a radicalement influencé ses systèmes agraires. La spécificité de cette forme familiale est la place minoritaire qu’occupe l’agriculture dans le système d’activités par rapport aux activités extra-agricoles, en termes d’allocation du facteur travail et de revenus générés, tout en en étant le support indispensable et crucial pour la famille, en termes de sécurité alimentaire et pour la reproduction du système. Cette spécificité en apparence « paradoxale » vient enrichir la diversité de situations que recouvre la définition de l’agriculture familiale.
L’analyse menée ici à partir du cadre SRL révisé a apporté un éclairage supplémentaire spécifique sur l’importance de prendre en compte les interactions entre les migrations de travail et l’évolution des capitaux de la famille. Cela renvoie au besoin de porter plus d’attention aux pratiques et aux types de migrations, à la fois sur les zones rurales et urbaines, en termes de développement et de systèmes d’activités durables (de Haan, 2002).
En effet, au-delà de la région sud du Mozambique, la migration interne ou internationale est une stratégie d’une importance décisive pour des milliers de familles rurales en Afrique australe, mais cette réalité est rarement reconnue par les politiques de réduction de la pauvreté et des inégalités (Black et al., 2006). Dans ce sens, le caractère répandu des formes d’agricultures familiales en partie fondées sur la pluriactivité et multilocalisées, en Afrique australe et dans différentes régions du monde (cf. Fréguin-Gresh et al. dans cet ouvrage), souligne l’importance sous-estimée des liens rural-urbain comme un champ à explorer pour les politiques publiques (Tacoli, 2002 ; Ellis et Harris, 2004). La forme de production familiale présentée ici pourrait constituer un groupe d’intérêt pour la formulation de mesures ciblées favorisant les effets d’entraînements sur l’économie locale, participant au développement du marché du travail local non agricole, en complémentarité avec les autres formes d’agriculture familiale de Leonzoane. La durabilité de cette forme semble dépendre à la fois de l’intégration progressive de leurs activités au secteur formel (structuration des secteurs clés et amélioration des conditions d’entrée) et de la stabilité d’une demande locale liée aux formes familiales davantage fondées sur l’agriculture locale.